L’histoire de la cyberdissidence en Tunisie et la lutte contre la dictature n’a pas été encore écrite et beaucoup de travail nous attend pour se ressaisir, respirer…et entamer enfin un travail de mémoire. Hier, le 13 mars, jour de décès de Zouheir Yahyaoui (en 2005), père de la cyberdissidence en Tunisie, est devenu journée nationale pour la liberté sur internet. Cependant, il y a des histoires de lutte, de courage, de souffrance et surtout d’amour qui ont jalonné ces années de braise sous le régime autoritaire de Ben Ali. Grâce à cet entretien, avec Sophie, la fiancée de Zouheir, on pourra peut-être retrouver une partie de sa mémoire qui devrait sans doute être transmise à ceux qui n’auront plus jamais le message « Error 404 not found » en ouvrant une page internet…

Nawaat: Beaucoup de Tunisiens ne connaissent pas Zouheir Ettounsi, car avant le 14 janvier 2011, la censure était implacable et ce depuis 1998, pourtant, les vétérans de la cyberdissidence et de la blogosphère le considèrent comme étant le père de la e-Révolution en Tunisie. Pouvez-vous nous parler un peu de lui de votre vécu commun et de votre travail dans le forum Tunezine ?

Sophie : Il est très difficile de répondre à cette question mais je vais faire de mon mieux.
J’ai connu le site TUNeZINE et par la suite Zouhair (alias ettounsi) en faisant des recherches sur la Tunisie sur internet. J’ai commencé à participer aux discussions et nous avons rapidement sympathisé.

Je n’étais pas présente aux débuts de Tunezine, et suis arrivée en décembre 2001. M’étant documentée sur la Tunisie, je connaissais les risques que Zouhair prenait et j’étais très admirative de son courage, en plus d’être séduite par sa vivacité d’esprit et son sens de l’humour inébranlable. Le site était divisé en deux parties : l’e-mag que Zouhair mettait en page en incluant des communiqués, infos et les meilleures contributions du forum, et le forum lui-même où nous échangions directement.

Un jour, il y a eu une attaque de spam sur le forum et Zouhair était débordé pour supprimer les messages qui ne cessaient d’arriver. Il m’a alors téléphoné brièvement et m’a donné le mot de passe d’administration du forum pour que je puisse l’aider. C’est ce jour-là que je suis passée “de l’autre côté”. Cependant, tout le temps où il était là, il gérait seul l’intégralité de Tunezine, décidait seul des contenus qu’il voulait publier et je n’étais qu’une participante parmi d’autres même si notre amitié s’était beaucoup raffermie, jusqu’au jour que j’ai décidé d’aller à Tunis pour le rencontrer “en vrai”.

Une petite anecdote tout de même : je lui avais offert le nom de domaine tunezine.com et pour me remercier il m’avait fait cadeau pour la saint Valentin (avant notre rencontre) de la page d’accueil qui était à mon effigie.

Ce que je peux dire, c’est que les participants au forum étaient “addict” et ne passaient pas une seule journée sans se connecter. Ettounsi était très tolérant et très ouvert à toutes les opinions et il laissait volontiers tous ceux qui le souhaitaient s’exprimer à leur gré. De plus sa bonne humeur était communicative et il donnait beaucoup d’espoir aux gens qui le lisaient, car il arrivait à les faire rire de leur propre malheur. Rire d’une dictature kafkaïenne donne des forces …

Nawaat : La police politique vous pourchassait… comment s’est passé son arrestation et son emprisonnement ? ( … comment vous l’avez appris ? )

Sophie : J’ai appris son arrestation le 4 juin 2002 par un e-mail d’un de ses amis qui me disait “au secours, notre ami a été arrêté, il faut faire quelque chose”. Avec les quelques amis virtuels – anonymes ou non – de Zouhair, nous ne savions pas trop comment réagir jusqu’à ce que son oncle Mokhtar Yahyaoui diffuse un appel à la solidarité durant la nuit qui a suivi. Là nous avons tout de suite décidé de monter un comité pour le défendre. Nous sommes restés sans nouvelles de lui pendant une semaine puis son premier procès a eu lieu, puis un second en appel où il a été condamné à deux ans de prison.

Il a passé un peu de temps à la prison du 9 avril à Tunis, puis il a été transféré à la prison de Borj El Amri où il a effectué la quasi-totalité de sa peine. Il a été libéré le 18 novembre 2003.

Il a lui-même raconté son arrestation dans un texte paru dans l’édition papier d’un rapport de RSF. On peut le trouver sur ce lien :
Un autre texte, de Monia Jaafar, fait état de ce qu’il lui a raconté de ses conditions de détention : Cliquez ici

Un comité international de soutien a été mis en place et nous n’avons cessé de faire tout ce que nous pouvions pour qu’il soit libéré. Chaque jeudi, jour de la visite, je téléphonais à sa famille pour avoir des nouvelles, et s’il le fallait, je faisais un communiqué que je diffusais très largement.

Nawaat : Dans la lutte contre la dictature, il arrive des moments où l’on croit qu’on ne pourra jamais la vaincre… mais pourtant vous avez continué … Il y a des jeunes, des femmes et des hommes qui perdent espoir et qui croient qu’on ne pourra jamais vaincre l’oppression et l’injustice, notamment en Corée du Nord, en Iran, en Arabie Saoudite et ailleurs. Quelles convictions avaient Zouheir, de quoi vous parlait-t-il ?

Sophie : Zouhair me parlait peu de ses convictions – qui étaient simples à résumer, liberté, justice, droits de l’Homme, démocratie – il les mettait en pratique tous les jours par son action en écrivant et en publiant des informations sur son site. On ne discutait pas forcément de ces sujets là car nous étions d’accord, c’est d’ailleurs pour cela qu’on s’était trouvés. Le seul petit sujet de discorde portait peut-être sur la modération du forum. J’avais bien entendu ma vision issue d’un vécu dans un pays démocratique et où la liberté d’expression était normale, alors j’avais tendance à considérer que tout n’était pas forcément bon à écrire. Lui il voulait laisser à ses forumiers une liberté d’expression totale, je crois qu’il comprenait qu’il y avait aussi un grand besoin de défoulement.

Dès lors que Zouhair avait décidé de vivre comme il l’entendait, c’est que la dictature n’avait plus de prise sur lui, ni la dictature, ni la peur, ni rien. Il s’en voulait de le faire anonymement et se qualifiait souvent de lâche mais au fond de lui, il savait que c’était bien plus prudent comme ça.

Dans ces circonstances, en fait, on est dans un combat où on n’attend pas d’avoir vaincu la dictature pour vivre sa liberté, on fait ce qu’on peut pour essayer de la vivre sans attendre et on essaye de convaincre les autres qu’en prenant des précautions, c’est possible. Mais la peur qui vous arrache les tripes est souvent plus forte que tout. Je crois qu’il n’y a pas de “recette-miracle”, on pourrait dire que c’est l’union qui fait la force, et qu’une dictature est partiellement vaincue dès lors qu’un petit groupe d’amis anonymes est capable de surmonter sa peur pour insulter le dictateur dans des écrits. Cependant, les gens réagissent différemment suivant les contextes et les cultures, et garder espoir n’est pas si simple.

Neanmoins, je pense que les appuis extérieurs – venant de pays dits libres – sont fondamentaux. Ce sont ces appuis qui permettent de prendre des contacts, d’informer, d’essayer de faire bouger les choses sans trop de crainte.

Nawaat : Pouvez-vous nous parler de la libération conditionnelle de Zouheir jusqu’au 13 mars 2005. Comment la vivait-t-il ?

Sophie : Il a mis beaucoup de temps à “sortir de prison”, et j’ai mis du temps à l’apprivoiser de nouveau. Même si son sens de l’humour était intact [Le jour de sa libération, alors qu’il pesait 37 kgs, qu’il souffrait de terribles abcès dentaires, ses premiers mots au téléphone furent :” tout est bien qui finit bien“], quelque chose en lui avait changé. Il était devenu plus sombre, plus sérieux. Il repensait beaucoup à tous ceux qu’ils avaient laissés derrière lui dans l’enfer carcéral et ne cessait de vouloir encore se battre. Cette fois-ci, il le faisait avec moins de rires, et beaucoup plus sérieusement. Il lui arrivait même de se mettre en colère ce qui était extrêmement rare auparavant. Avec le temps, il s’est un peu apaisé, et il a repris son activité sur Tunezine comme auparavant, même si le site avait changé de “look” en son absence.

Je crois qu’il vivait mal cette idée de “conditionnelle”, mais ça n’a duré que six mois. Il a pu ensuite avoir un passeport, et voyager. En quelque sorte, il était devenu “protégé” par sa médiatisation mais il l’avait payé dans sa chair, et sa famille n’a cessé de le payer ensuite – impossible par exemple pour ses frères d’obtenir un emploi sans que les futurs employeurs ne soient aussitôt menacés de représailles – Zouhair s’en voulait beaucoup d’avoir fait souffrir sa famille, c’était son seul regret.

Nawaat : Votre rôle a été crucial pour la survie de Tunezine après le 13 mars 2005 et vous avez sauvé les archives du forum qui sont aujourd’hui une référence nationale pour la lutte contre le régime Ben Ali. Comment vous vous êtes pris et quels défis vous avez dû affronter ?

Sophie : En fait, mon rôle a été “crucial” pour reprendre votre terme dès son arrestation le 4 juin 2002. Le site avait été supprimé et le mot de passe d’administration du forum changé. J’ai pris quelques jours de congés, et en même temps qu’on montait un comité pour la défense de Zouhair, j’ai remis les archives du site en ligne (je les avais) et par chance j’ai pu récupérer le mot de passe du forum.

Pour moi, faire cela était comme envoyer un message clair à la dictature : vous l’avez arrêté mais ça n’a servi à rien, tout continuera comme avant.

J’ai appris à faire les pages de l’e-mag comme il les faisait, et j’ai continué à publier régulièrement des numéros, à sa manière. Il n’était pas là mais je voulais montrer que son arrestation avait été vaine, qu’ils avaient été stupides de l’arrêter.

Le dernier numéro qu’il avait mis en ligne était celui-ci.

Ensuite, j’en ai publié un, très sobre, puis Omar Khayyâm a osé écrire un texte qui résumait notre pensée. A cette période, nous étions dans l’attente, dans l’angoisse, mais nous avons voulu avancer coûte que coûte.

Le forum a continué de fonctionner, et nous l’utilisions presque comme une source d’infos instantanée. A l’époque, il n’y avait pas de facebook, ni de twitter et le forum était ouvert 24/24 sans contrôle a priori. Tout le monde pouvait poster et avoir les infos les plus récentes. Nous avons eu des débats formidables, c’était parfois la foire d’empoigne, mais c’était surtout vivant.

Il serait très long de raconter en détails ce que j’ai dû affronter mais je vais essayer de résumer. Je faisais campagne pour sa libération (avec tout ce que ça comporte, déplacements, envois de communiqués, coups de fils) et en même temps, je continuais de faire vivre le site. J’ai été convoquée une fois par la police à la suite d’une plainte pour un post qui allait à l’encontre de la loi française. Par chance, les policiers avaient été très compréhensifs mais mes ennuis ne se sont pas arrêtés là. J’ai été attaquée en justice par une mystérieuse “association des usagers des médias d’Europe” chargée des basses oeuvres de Ben Ali à l’extérieur de la Tunisie. J’ai dû pour cela prendre une avocate, préparer tout un dossier, c’était très éprouvant. J’ai gagné ce procès et l’association a renoncé au deuxième procès qu’elle m’avait intenté ensuite.

Parallèlement, je suis allée une fois jusqu’à la prison avec la famille de Zouhair. Je n’ai pas pu le voir bien sûr, j’ai simplement attendu, interrogée par un flic visiblement plein d’humour puisqu’il m’a dit “ce que j’aime chez vous en France, c’est la liberté et la démocratie”, tout ça devant une immense photo de Ben Ali.

Une autre fois, à l’occasion de la première année de sa détention, j’avais réussi à obtenir un rendez-vous avec l’ambassadeur de France en Tunisie, mais on m’a refoulée à la douane à Tunis. J’ai passé la nuit sur les bancs devant les douanes et le policier chargée de mon cas m’a mise dans le premier avion du retour. Il m’a accompagnée jusque dans l’avion avant de me rendre mon passeport et mon billet d’avion.

J’avais l’impression d’être sur plusieurs fronts en même temps, et malgré toute l’aide que j’avais, je n’arrêtais pas. J’ai même failli perdre mon travail.

Lorsque Zouhair est sorti de prison en novembre 2003, j’ai pu souffler un peu et il a peu à peu repris le site à son compte. Tout s’est écroulé lorsqu’il est mort, et là j’ai continué seule pendant un an à faire vivre le site. Finalement c’était devenu trop lourd, trop dur, et j’ai fini par lâcher prise. Les archives des e-mags sont encore visibles et si je trouve un pro du langage php, on pourra peut-être remettre les archives du forum en ligne. En ce qui me concerne, je n’ai plus du tout la possibilité de m’en occuper. Pourtant, je pense que, pour la mémoire de Zouhair, pour son histoire et une partie de l’histoire de la Tunisie, pour tous ceux qui voudraient en savoir plus, ce serait une bonne chose que le forum redevienne disponible à la lecture.

Nawaat : Cette journée qu’est le 13 mars, jour de son décès… a été dédiée à Zouheir et à la liberté sur internet en Tunisie, pourtant, vous êtes la femme et sa compagne qui l’a aimée de tout son coeur et vous n’avez pas été invitée. Comment expliquez-vous cela ?

Sophie : Il est exact que je n’ai pas été invitée “officiellement”. Sa soeur Layla Yahyaoui m’a bien sûr demandé de venir, mais j’ai décliné parce que j’étais très angoissée. Par ailleurs je n’étais pas au courant qu’un évènement aurait lieu à Carthage.

Lorsque je l’ai su, je me suis sentie très blessée. Pas dans mon ego, mais parce qu’une telle invitation m’aurait peut-être aidée à “franchir le pas”. Il y a aussi le fait que la reconnaissance – au sens large – peut aider à panser ses plaies. Ce n’est pas parce que je n’étais pas en Tunisie que je n’aurais pas souhaité y être, avec sa famille et ses amis. Leur reconnaissance à eux, je sais bien que je l’ai, elle a une valeur inestimable mais à un niveau plus officiel, ça a un sens différent.

Quant à savoir comment j’explique cet oubli, je suppose que c’est une question de circonstances, il faut dire que je suis restée très discrète ces dernières années. Et puis je n’ai pas tous les éléments de réponses. *