Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Heureusement, parmi ce qui nous caractérise comme tunisiens est un certain sens de l’humour … très tunisien. Nos blagues sont souvent un indicateur de l’humeur collective et une traduction de notre état d’esprit. Avant la chute de Ben Ali, la créativité humoristique en Tunisie était à son comble. N’annonçait-elle pas déjà la chute imminente du régime ? Je laisserai les sociologues et les préhistoriens se pencher sur cette question.

Pour ma part, je vais entamer ce sérieux article par une blague tunisienne que je trouve tout simplement géniale. Elle date d’il y’a quelques années. Malheureusement, la crise que traverse le secteur humoristique en Tunisie depuis un bon moment, bloqué par les sit-in et les tergiversations d’une pseudo-élite-pas-drôle-du-tout, ne me permet pas de trouver de blagues plus récentes pour illustrer mon propos.

Donc, revenons à cette fameuse blague – c’est à partir de là que ça devient sérieux : c’est l’histoire de trois chercheurs botanistes, un Tunisien, un Allemand et un Américain, qui mènent des travaux de terrain dans les forêts amazoniennes. Je fais remarquer là que vous pouvez remplacer les collègues de notre cher compatriote par un Français et un Qatari, si vous voulez accentuer nos divisions entre tendance France24 et Al-Jazira. Gardons notre trio d’origine pour ne pas lancer une énième polémique, qui va me donner encore la nausée. Manque de bol, notre trio est capturé par une tribu cannibale. Le chef vient les voir et leur annonce leur sort : « nous allons vous sacrifier et fabriquer trois pirogues avec vos peaux pour mes promenades». Il a omis de dire qu’ils allaient les manger aussi, preuve de sa sensibilité et son souci pour le bien être d’autrui …

Malheureusement, nous manquons de si grandes âmes de nos jours : le monde n’est plus ce qu’il était. Le chef de la tribu poursuit : « … Mais comme vous êtes venus de très loin et nous sommes honorés de votre visite, je vous laisse l’opportunité d’obtenir quelque chose qui vous ferait plaisir avant de mourir ». L’américain est le premier à y passer. Il demande un magnifique hamburger, que le chef envoie chercher au loin. Il mange son hamburger avec délice avant d’être tué et transformé en pirogue, sous l’œil médusé de ses collègues. L’Allemand demande une bonne bière, qu’il boit avec régal avant de devenir une autre pirogue pour les promenades de la famille régnante. Après, vient le tour du Tunisien. Le chef lui demande avec un ton provocateur : « … et vous Monsieur le révolutionnaire, que voulez-vous avoir avant d’y passer ? ». Le Tunisien répond : « Je veux une fourchette ». Le chef le regarde interloqué, ne croyant pas ses oreilles, mais le tunisien réitère et confirme : il veut une fourchette !! Le chef n’insiste pas plus et fait venir une fourchette de la hutte la plus proche. Le Tunisien la prend et commence à répéter « voici ta pirogue … voici ta pirogue … voici ta pirogue …» tout s’enfonçant la fourchette un peu partout dans son corps…

A part le rajout « … et vous Monsieur le révolutionnaire » (la blague date d’il y’a quelques années), cette histoire est complètement authentique et traduit à merveille l’esprit qui règne en Tunisie depuis le 14 Janvier 2011, jour du départ de Ben Ali.

En effet, depuis, nous enchainons quelques moments grandioses (tels que le soulèvement populaire pacifique couronné par la chute de Ben Ali, la solidarité locale partout dans le pays les jours qui ont suivi face aux éléments agitateurs de l’ancien régime, des élections exemplaires, …) séparés par des longues périodes ‘fourchette’ !
En particulier depuis les élections d’Octobre 2011 nous nous délectons dans un long épisode d’autodestruction collective. Le moral des tunisiens est –encore une fois- au plus bas, dans la continuité de son yo-yo depuis Janvier 2011.

Même si les sit-in, les grèves anarchiques, les blocages des routes, les revendications locales de telle ou telle catégorie se sont multipliés, cette situation n’est à l’évidence pas à reprocher à la population. D’ailleurs tous les moments grandioses sont la résultante d’initiatives populaires spontanées – je dis bien TOUTES – qui ont convergé pour donner des leçons de lucidité collective à une pseudo-élite déconnectée des préoccupations des tunisiens.

Néanmoins, si cette situation de blocage économique, social et politique du pays exaspère de plus en plus les tunisiens et accroit leur appréhension sur l’avenir, plusieurs catégories sont entrainées dans ce mouvement d’auto-sabotage collectif. Les cas d’entreprises finissant par cesser leur activité suite à des mois d’interminables grèves et de blocages, renvoyant ainsi des milliers de chômeurs supplémentaires chez eux, sont devenus des illustrations quasi-quotidiennes.

Les grèves ont souvent des revendications légitimes et sont la résultante d’années d’injustice : les conditions exécrables de ceux qui ont un emploi et l’exclusion de myriades de laissés-pour-compte. Mais à cette échelle, cette étendue et cette fréquence ca devient un naufrage collectif.

Egalement, il est évident que l’étendue, la fréquence et la synchronisation de ces actions à l’échelle nationale ne peut être que sciemment orchestrée.

Par qui ?? Il faudra peut être demander au Chef de la tribu amazonienne : selon l’histoire, il serait un fin analyste du tissu socio-économico-politique tissé pendant la dernière cinquantaine d’année, entre le RCD, les syndicalistes de l’UGTT, les baronnies locales, etc. Les mauvaises langues disent que c’est à force d’avoir compris les entrailles de ce tissu que le chef de la tribu amazonienne a fini par devenir un cannibale ! Quelles mauvaises langues !

Ultérieurement, je reviendrai sur le cirque des salafistes dans tout ca, mais je réserve ça pour un prochain article, car il y’a beaucoup à raconter. Je ferai même des non-révélations ahurissantes !!!

Revenons à nos moutons (à y penser, parler des moutons après avoir parlé de cannibales et évoqué les salafistes me parait après-coup assez … déplacé) : donc, nous disions que le tunisien moyen n’est pas coupable, mais il est certainement entrainé dans ce mouvement, sous différentes formes, ce qui finit par amplifier le fourchettage national, dans lequel nous nous délectons presque plus que manger un bon couscous !!!

Mais qui sont alors les coupables ??? Je vous rassure, nous n’allons pas en faire des pirogues … quoique !
Avant d’élucider ce mystère, je vous invite à une minute de silence pour écouter ce qui se dit en Tunisie depuis des mois et occupe l’agitation politique et médiatique environnante: à 99,999% on entend les uns qui accusent les autres. Scientifiquement, c’est ce qui s’appelle le vide parfait.

Cette occupation principale de notre pseudo-élite à 2 mellimes, qu’elle soit de droite, gauche, centre, islamiste, laïque, martienne, lunatique … pourrait être drôle, si des millions de tunisiens ne se retrouvaient pas dans une galère grandissante jour après-jour.

L’élection de l’assemblée constituante devait réveiller tous les partis qui n’ont jamais mis les préoccupations des tunisiens et l’avenir du pays dans leurs priorités. Malgré la baffe ils ne semblent toujours pas tirer les enseignements nécessaires et continuent une sorte de masturbation politique à ciel ouvert (vous m’excuserez pour ce langage, mais trop c’est trop).

Après une année à tourner en rond avant d’élire et de mettre en place l’assemblée constituante, nous voici en train de continuer pour une deuxième année ou les manœuvres pour les prochaines élections sont déjà dans les priorités des partis politiques … et pendant ce temps, le pays coule et des millions de tunisiens sont en détresse ! Comme le déclarait le chef de la tribu amazonienne après son épisode avec le tunisien et sa fourchette : « ca me fait penser au groupe de tunisiens du Titanic qui s’engueulaient entre eux pour savoir quel était le compositeur du morceau joué par les musiciens, alors que le paquebot était en train de sombrer … ils ont coulé, tout comme les musiciens ». Je n’aime pas l’humour de ce chef de tribu … surtout lorsqu’il a raison ! Grrrrr !!!

Sur ce, je vous laisse pour un plat de macaronis, que je mangerai exprès avec une cuillère, voire même à la main pour marquer ma différence.

A vos cuillères citoyens!