Depuis plus de dix ans l’association Amal pour la famille et l’enfant aide les mères célibataires. Dans une société où les rapports sexuels hors mariage sont interdits et où la grossesse hors mariage est vécue comme un drame, Amal soutient ces femmes et les aide à se construire une vie. Pour cela Amal accueille ces mères célibataires au sein d’un foyer pendant quatre mois à peu près, le temps pour elles de se remettre debout.

Passer cette porte c’est entrer dans un autre univers. C’est de l’amour et de la joie. Il est 14h c’est l’heure de la sieste, l’heure douce de l’apaisement. Il y a des enfants partout, des nourrissons qui dorment et des bébés à peine plus âgés qui gazouillent. Ils regardent partout, mordillent leurs doigts, se moquent bien de notre avis. Ce ne sont que des enfants, « des enfants de l’amour » raconte Semia. C’est elle qui dirige l’association Amal, la seule association de Tunisie qui aide les mères célibataires et qui les encourage à garder leur enfant. Pas évident vu la mentalité conservatrice du pays, pas évident du tout.

Au sein du foyer d’accueil de l’association les jeunes mamans trouvent un port d’attache, le temps d’un souffle, le temps d’apprendre et de se construire. Il en faut du courage pour se lancer seule dans cette nouvelle vie. Souad Abderrahim a parlé d’elles en parlant d’infamie. A-t-elle seulement regardé une de ces femmes dans les yeux ?

Loin du cliché de la fille légère qui court les bars à la recherche d’un homme avec qui passer la nuit, les mères célibataires sont bien souvent des jeunes filles amoureuses qui ont un peu trop naïvement fait confiance à un homme. Elles sont en moyenne âgées de 24 ans, viennent aussi bien d’un milieu rural que d’un milieu citadin et parmi elles une sur cinq a suivi des études universitaire. Le père de leur enfant est souvent un homme que la mère fréquente depuis un moment : 1 à 3 ans de relation, quasi de l’ordre de la relation conjugale. Et si la société ne condamnait pas moralement le concubinage, ces jeunes femmes passeraient inaperçues.

Rencontre avec ses mères au cœur du foyer Amal.

La crèche. La parenthèse.

« Ici c’est la crèche, explique Hajer en désignant d’un grand geste de bras le hall d’entrée du foyer, les mères travaillent toute la journée et laissent leur enfant avec nous. » Hajer est la directrice du foyer d’accueil pour les mères célibataires. La journée elle compose avec dix-huit bambins. Les gazouillis et les sourires font partis du package. Ici les enfants sont heureux, ils ont une mère. Toute la journée les auxiliaires de vie pouponnent au milieu du grand et lumineux hall d’accueil du foyer. Il y a des berceaux et des parcs dans tous les coins. Les plus petits sont allongés les uns à côté des autres sur des couvertures. Voilà comment ils deviennent frères et sœurs, voilà comment se construit une nouvelle famille. Pendant que, toute la journée, les mères vaquent à leur occupation, les enfants grandissent tranquillement. Les mères qui sont accueillies au foyer travaillent ou suivent des formations. Le soir venu elles récupèrent leur enfant et s’en occupent. Elles sont comme n’importe quelle mère qui aurait laissé son enfant aux soins d’une nourrice bienveillante.

« En réalité nous n’avons que 6 enfants qui sont hébergés ici en ce moment. Les autres sont les enfants des mères célibataires qui sont passées par le centre et qui ont encore besoin d’aide. Tant que les enfants ne marchent pas nous les gardons avec nous. Une fois qu’ils marchent et qu’ils ont besoin de plus d’espace, de plus activités, ils vont au jardin d’enfant » raconte Hajer.

Six enfants hébergés et un à venir. Dorsaf, une jeune fille qui a rejoint le centre il y a peu va bientôt accoucher.

L’arrivée. L’angoisse et la peur.

Dorsaf est arrivée au foyer parce qu’elle en a entendu parler par une copine. Elle ne vivait plus chez ses parents depuis un moment. Aujourd’hui elle se cache. Le foyer est une aubaine.

Khadija elle est arrivée avec son fils sous le bras. « C’est une dame qui était bénévole à l’hôpital qui a entendu parler de l’association Amal. C’est elle qui m’a trouvé une place. Quand elle m’a dit que je pouvais venir j’ai pris les quelques affaires que j’avais chez mes parents et j’ai prétexté avoir trouvé du travail dans le sud pour partir immédiatement. Je ne savais pas du tout comment aller être le foyer. En fait je voulais juste être avec mon fils. »

En tant que femme on rêve de notre grossesse et on idéalise les suites de l’accouchement. On espère rentrer chez soi, avec son mari, au calme, dans son nid, avec son enfant, apprendre à le connaître, s’extasier devant cet être humain porté pendant des mois. Dans notre ventre puis sur notre ventre.

Quand on est mère célibataire la réalité est toute autre. Il faut se cacher et si ce n’est pas possible il faut faire face à la famille, aux voisins, à la médisance… Et gérer cette angoisse, cette culpabilité, le fait d’être seule face à sa « faute », le fait de chercher une solution et ne pas en trouver. Et prier tous les matins en espérant que ce n’était qu’un mauvais rêver, sursauter en voyant son ventre grossir, chercher des vêtements de plus en plus larges, détester ce corps qui nous trahit et ne trouver personne à qui raconter sa peine. Pourquoi l’homme ne porte pas sa « faute », pourquoi peut-il fuir ? Pourquoi je ne le peux pas ?

Le déshonneur est pain quotidien. Alors beaucoup de jeunes filles quittent leur ville d’origine pour devenir anonyme dans une plus grande ville. Les épreuves s’enchaînent pendant des mois pour ces femmes : garder l’enfant ou l’abandonner, subir les reproches et la colère de la famille, être abandonnée…

« Quand les filles arrivent ici elles sont souvent en état de dépression. Elles n’ont plus de repère. Elles présentent de nombreux troubles : anxiété, angoisse, agressivité, boulimie… tout ça est dû à l’abandon qu’elle ont vécu que ce soit de la part de leur famille, de la part de leur partenaire… Je travaille beaucoup sur ça avec elles, sur l’estime de soi, pour qu’elles trouvent leur place », raconte Samira, la psychologue du foyer.

« Quand elles arrivent au foyer elles sont terrorisées, elles ne connaissent rien de l’endroit, elles sont passées par l’hôpital et l’expérience n’est pas toujours agréable. Elles pensent même que le foyer est une prison ! Moi la première chose que je fais c’est de les rassurer, de leur parler, de les mettre à l’aise. Je les fais monter dans leur chambre, je leur donne le linge de lit, de quoi laver le bébé, je leur explique le fonctionnement. Elles rencontrent les autres filles et au bout de deux heures elles sont complètement soulagées et à l’aise » explique Hajer.

Et tout de suite il faut aider les filles à sortir de la culpabilité. Le travail sur l’estime de soi et sur le positionnement en tant que mère célibataire commence là : « on se rend compte à ce stade que l’enfant peut guérir la mère puisqu’il l’aime sans condition. Après avoir été rejetée de toutes parts par son entourage, la jeune femme trouve dans son enfant l’amour inconditionnel, un amour bénéfique pour qu’elle se sente mieux, puisque jusque là elle avait le sentiment que plus personne ne l’aimait » explique Samira la psychologue du foyer.

En tout le foyer compte 17 chambres. Chacune comporte un lit pour la mère et un petit lit pour l’enfant. Il est là, posé comme un jouet. La chambre prend alors des allures de chambre de petite fille qui aime jouer à la maman. Il y règne apaisement et sérénité, des sensations sans prix. Est-ce que cela suffit à apaiser les tourments de ces filles ? La nuit doit être bien noire quand on est seule face au futur et que les dernières expériences n’ont pas été faciles.

L’accouchement. La solitude

Il est 17h les filles rentrent les unes après les autres du travail. Assises sur les canapés du hall d’accueil chacune s’occupe de son enfant. Dorsaf, installée entre les filles, a l’air perdu. Elle pense à son accouchement qui ne va pas tarder. Elle est un peu effrayée, normal, ça n’a rien d’évident un accouchement. Surtout quand c’est le premier, que l’on est jeune et que ni le père de l’enfant, ni un membre de notre famille ne viendra nous tenir la main.

Certaines filles rapportent des actes de maltraitance, elles racontent que certains médecins ou infirmières sont désagréables, jugeants. On qualifie les bébés de « cas social » au lieu de les appeler par leur prénom. C’est une épreuve difficile l’accouchement, on pourrait penser que les plus grands soins sont apportés aux mères. Ce n’est pas toujours le cas semble-t-il. Le jugement est partout : dans les gestes secs de certains membre du personnel, dans les regards et surtout dans l’absence : accoucher seule c’est laisser la place à tous les préjugés.

Et puis vient le temps de l’interrogatoire. Combien d’hommes a-t-elle connu ? Avec combien d’hommes a-t-elle couché ? Est-elle sûre que c’est lui le père ? Une fois l’accouchement fini une assistante sociale, puis un agent du Ministère de l’intérieur discutent avec la maman. Certains sont corrects, d’autres deviennent juge et utilisent un vocabulaire peu approprié. On imagine les regards, les souffles, l’air de dégoût de ces fonctionnaires payés pour « protéger » l’enfant. Depuis la loi patronymique de 1998 tous les enfants nés en Tunisie doivent avoir une filiation. Les agents du Ministère de l’Intérieur se mettent donc au travail et recherchent le père suivant les déclarations de la mère.

« En fait ils savent faire la différence entre les filles qui était avec un homme et celle qui en ont plusieurs, parce que généralement ils les connaissent » explique Khadija.

Ce « fichage » est un passage obligé. Une commission nationale est chargée du suivi des enfants nés hors mariage. Elle se sert de ce recensement pour les identifier. Il sert aussi à repérer les prostituées, si jamais elle ne sont pas déjà connues des services de police. C’est en tout cas ce qu’on peut en déduire.

Pour Khadija pas de problème. Elle sait qui est le père de son fils, elle n’a fréquenté que cet homme là. Elle n’a donc pas d’inquiètude quant aux résultats des tests ADN qui seront fait. Elle sait qu’ils permettront de donner un nom à son fils.

Le foyer. La reconstruction.

« Les filles sont là pour 4 mois en général, le temps qu’elles se stabilisent, c’est ça le plus important. Quand on décide de garder son enfant il faut pouvoir subvenir à ses besoins » explique Hajer, la directrice. Et il y a quelque chose d’apaisant dans son regard, quelque chose qui donne à croire qu’elle est capable de résultat étonnants. En fait elle ne juge pas. Elle se contente d’aider. Elle donne et libre à chacune de prendre. Le but de l’association Amal c’est que les mères célibataires gardent leur enfant et qu’elles réussissent à avoir une vie stable.

« Quand les filles arrivent nous les aionst à trouver un travail. Nous n’avons rien à leur offrir, mais nous les orientons dans leur recherche. Des fois des femmes viennent chez nous pour trouver une bonne couchante ou pour trouver une femme de ménage. »

Les femmes ne s’assurent pas un avenir de rêve ou un travail gratifiant. Juste un poste qui les fera vivoter, quelque chose de l’ordre du travail informel… Payer les factures, manger. Point. Et puis il y a les filles qui à défaut de travailler tout de suite décident de suivre des formations : coiffeuse, auxiliaire de vie ou pâtissière… ça c’est pour le volet travail.

Au foyer les jeunes femmes apprennent aussi à être mère. « Nous apprenons tout aux filles, puisque personne n’est là pour leur dire. Nous leur expliquons comment s’occuper du bébé, le nourrir, lui donner des médicaments si nécessaire, le laver… Nous insistons beaucoup sur la propreté, c’est très important pour nous » explique Hajer.

Samira elle s’occupe d’autre chose. Une fois que les mères ont fini leur journée de travail, qu’elles rentrent s’occuper de leur enfant, Samira travaille sur le lien mère-enfant.

« Quand les mères arrivent elles ne savent rien. Elles sont fragiles psychologiquement et n’arrivent pas à s’occuper de leur enfants. Nous leur apprenons les gestes et surtout nous les faisons travailler sur l’estime d’elle-même. En fait nous cherchons à voir ce que les filles veulent faire, ce qu’elles aiment faire, les domaines où elles sont compétentes, il faut les mettre en valeur car elles sont incapables de voir leurs compétences ou leurs capacités. Or quand leur estime d’elle-même remonte alors elles ont envie de faire des choses, elles se prennent en main et elles s’occupent de leur enfant. »

La journée se découpe normalement, comme pour n’importe quelle mère : le matin elle laisse son enfant à la créche, elle part travailler et le soir elle rentre s’occuper de son enfant et crée une vie de famille. Au foyer les mères sont accompagnées dans leur apprentissage. Un point important. Quand on est l’unique parent on ne peut compter que sur soi-même, pas de place pour le doute.

La famille. La culpabilité.

Contrairement aux jeunes mères entourées par leur mère, leur sœur, cousine ou tante, les jeunes femmes du foyer sont seules. Personne ne les aide, personne ne leur montre. A cause de cette notion d’honneur on abandonne. Drôle de notion. N’est-ce pas d’ailleurs rajouter du déshonneur que de ne pas venir en aide à celle qui a besoin ?

Les filles vivent mal le fait d’être coupées de leur famille. D’ailleurs le manque se ressent vite. La plupart d’entre elles vivaient avec leurs parents et leurs frères et soeurs avant de se retrouver mère. « Ma famille me manque tellement, raconte Khadija, mais quand je vois mon fils j’oublie tout. Il est tout pour moi. Et il est heureux parce que je suis avec lui. » Et Hosni tourne la tête vers elle en souriant. Magie du hasard ou instinct ?

« En discutant avec les filles on se rend compte qu’elles présentent toutes des carences affectives et qu’elles avaient des problèmes relationnels avec les membres de leur famille » explique Samira, la psychologue. Et c’est de là que naîtrait le désir inconscient d’enfant pour Samira. Car, pour elle, tous les enfants sont voulus. « La question de l’estime de soi se joue aussi beaucoup ici : une fille qui n’avait pas de bons rapports avec les membres de sa famille a moins d’estime qu’une fille qui avait des bons rapports avec au moins un membre de sa famille » analyse Samira.

Voilà 6 ans maintenant qu’elle travaille au sein du foyer. Elle a habitué son oreille à entendre ce que les filles ne disent pas. Et ce qu’elle perçoit c’est toujours ce besoin des filles de se construire une nouvelle famille, quand les liens dans la sienne sont distendus. Mais construire autre chose se paie au prix fort : il faut accepter d’être abandonnée par les siens.

Les ponts se coupent à différents moments : avant l’accouchement si la famille de la future mère souhaite qu’elle avorte ou qu’elle abandonne l’enfant et qu’elle refuse ; après l’accouchement quand la jeune maman décide de garder l’enfant et que personne ne lui vient en aide.

Beaucoup de jeunes filles décident de se cacher dés qu’elles découvrent leur grossesse. Souad vivait déjà dans une autre ville et n’a pas eu de mal à « disparaître » se contentant de téléphoner à sa famille de temps en temps. Rada, elle, a plié bagage juste avant l’accouchement. Partir, c’est ce qu’il faut faire pour garder son enfant.

« Moi je n’ai rien dit à ma famille, raconte Latifa. Mon enfant a un an et demi et ça fait deux ans que j’ai quitté la maison, personne chez moi ne sait que j’ai un enfant. » Mais partir n’assure pas de vivre en paix. Elles viennent du grand Tunis ou de la région du nord ouest pour la plupart. Elles arrivent à Tunis car ici on peut se perdre : aller travailler dans un quartier sans que personne ne connaisse notre vie, sans que personne ne puisse juger.

Ou presque. Il reste toujours de la méfiance dans la tête des filles et la peur de croiser une connaissance de la famille au détour d’une rue. Et que la vérité éclate.

Khadija elle a dû raconter sa grossesse à sa tante, qui l’a accompagné accoucher. Sa mère et sa sœur sont aussi au courant, mais son père n’en sait rien. « Mon frère l’a appris et il a décrété que je ne pouvais plus rentrer à la maison, que j’étais la honte de la famille. »

La culpabilité et les remords les suivent partout. Le déshonneur les hante. Impossible de trouver la paix.

Ces filles ont été rejetées par leur famille, par leur amant, par leur amis, par toute la société. Déchirées entre leur amour pour leur famille, le respect qu’elles ont pour leur parent, leur sentiment de culpabilité et l’amour pour leur enfant, elles dérivent un temps puis se raccrochent comme elles peuvent pour faire vivre leur enfant. A chaque fois qu’elle regarde son fils Afef a l’air de lui dire : « Je m’oublie pour toi, je laisse ma vie derrière et j’essaie de me tenir debout pour qu’à ton tour tu puisses marcher. »

Le père. Le mensonge.

Le plus insultant pour ces filles est le fait d’être rejetées par le père, un homme qu’elles ont aimé et qui leur a menti. Elles ont découvert sur le tard qu’il était marié, fiancé ou que son identité était fausse. On s’imagine à leur place, minuscule, déchirée, incrédule, devant un policier qui vous annonce que vous vous êtes trompée et que l’homme que vous connaissez n’est pas celui que vous croyez.

Quand le père disparaît les filles sont amères. La police lance des avis de recherche et essaie de régler l’affaire. Pendant ce temps les filles sont hantées par ce père qu’elle voit partout dans le visage de leur enfant.

Quand il n’y a pas eu mensonge il y a quand même affrontement. « Quand je suis tombée enceinte mon copain ne m’a pas crû. Ça faisait 3 ans qu’on était ensemble et je n’étais jamais tombé enceinte alors que je ne prenais pas la pilule» raconte Khadija. C’est quand la police a finit par l’obliger à faire les test ADN qu’il a comprit qu’il était père.

Et puis souvent la famille du père s’en mêle à son tour, refusant le mariage, niant toute responsabilité. Comme si un enfant ne pouvait arriver que par la faute d’une femme. Comme si l’homme n’était pas partie prenante de la conception.

Les pères mettent du temps à reconnaître l’enfant et même une fois les résultat des tests ADN publiés ils mettent du temps à venir le voir, à demander une photo ou simplement téléphoner pour prendre de ses nouvelles. Les filles restent seules à se battre pour la reconnaissance de leur enfant. Elles sont là, seules, lâchées par celui qu’elles aime. C’est sans doute la partie la plus difficile de l’épreuve.

Certaines finissent par se marier avec le père et continuent leur vie, mais souvent cet homme semble rester leur seul et unique amour. Souvent elles cherchent, après cette expérience malheureuse, la stabilité et la sécurité, oubliant leur envie pour simplement donner un père à leur enfant.

L’enfant. L’amour.

Ce que les jeunes filles apprennent avant tout au foyer c’est à aimer leur enfant. Un sentiment qui ne va pas toujours de soi quand, du fait de la grossesse, la fille a perdu tout équilibre dans sa vie.

« Je travaille sur le lien mère enfant car au début beaucoup de mères rejettent leur enfant. Elles projettent leur sentiment de culpabilité, de faute et d’infériorité sur lui. Beaucoup de filles se disent qu’elles ne sont pas normales, qu’elles ont quelque chose de moins que les autres personnes qui n’ont pas eu d’enfant hors mariage » témoigne Samira la psychologue du foyer.

Quand les mères arrivent à renouer avec elle-même, quand elles ont travaillé sur leur propre estime et sur leur confiance, alors elles arrivent à s’ouvrir. Mais vient un autre combat : celui de la reconnaissance. Celle de l’enfant d’abord.

« Je ne veux pas que mon enfant soit un…, un…, je ne veux même pas dire le mot, ça m’arrache le cœur. » Khadija ne veut pas que son enfant soit un bâtard, voilà. Alors quand le test ADN a donné un résultat positif, Khadija a été soulagé de voir son fils reconnu et sa réputation presque réhabilitée. Car c’est bien de ça dont il s’agit. Est-ce que vous êtes une prostituée, qui accumule les relations et les enfants ? Ou êtes-vous simplement une fille qui est tombée dans le panneau ?

Et si la fille ne donne pas de nom, que le père reste introuvable, alors un juge se charge de donner un nom à l’enfant, pour que plus tard personne ne sache que sa mère n’était pas mariée quand elle l’a eu et que personne ne puisse s’en prendre à l’enfant car il n’a qu’un parent. Donner un nom à un enfant, précaution d’usage dans une société fermée. Comme si le nom de la mère n’avait pas de valeur, comme si elle ne pouvait pas suffire, alors même qu’elle élève seule son enfant.

L’autre question à régler pour les mères est celle de l’abandon. « Beaucoup de mère laisse leur enfant à l’hôpital le temps de trouver une situation stable » explique Hajer, la directrice. C’est une autre blessure que les filles doivent soigner. Est-ce que notre enfant se rappelle de tout ? Est-ce qu’il nous pardonnera un jour le fait que l’on ne s’est pas occupée de lui, quelques jours, quelques semaines, quelques mois ?

Samira elle pense que l’amour peut soigner beaucoup de choses : « Quand on est dans une famille normale nos parents s’occupent de nous et on voit leur amour dans leurs gestes, mais ils ne verbalisent pas forcément cet amour. Ici nous travaillons là-dessus. Nous expliquons aux mères qu’il faut dire à l’enfant qu’elle l’aime. Dés un an et demi l’enfant comprend prés de 50% des mots que nous disons et donc il comprend quand on lui dit notre amour. » Les mères célibataires sont doublement investies auprès de leur enfant, elles jouent un double rôle. Et c’est grâce à cet amour qu’elles font de leur enfant des enfants équilibrés et stables, qui réussissent dans leur étude. « Beaucoup d’enfant que nous avons eu au foyer sont très brillants à l’école et c’est une récompense énorme de les voir réussir », raconte Semia, La présidente de l’association.

La sortie. Le courage.

Une fois que les jeunes mères se sont stabilisées, ont trouvé un emploi et un petit appartement, elles quittent le foyer. Afef va d’ailleurs bientôt sortir, c’est une histoire de jour. Elle va emmener avec elle son fils qui a 6 mois maintenant. Elle va emménager dans un petit studio avec une autre mère. « Généralement les filles sortent à deux ou trois pour ne pas être trop déboussolées et pour qu’elles s’habituent à la vie en dehors du foyer petit à petit » explique Hajer, la directrice.

Sortir c’est faire face à la réalité. A commencer par la réalité financière. « On aide les filles au début : on leur donne des couches et de la nourriture par exemple, on vérifie que leur appartement est bien. Et puis petit à petit on leur donne de moins en moins, pour qu’elles s’habituent à se débrouiller seules, comme dans la vraie vie » raconte Hajer.

C’est un peu un saut dans le vide, mais un saut réfléchit. Pendant des mois les filles ont appris : appris leur enfant, appris à être mère, appris à être responsable. Appris à calculer. « Le loyer est cher pour moi seule et même en partageant je ne sais pas comment je vais faire, il va falloir acheter du lait et des couches aussi… » Et sans faire le compte dans sa tête Afef sait déjà que rien ne restera à la fin du mois. Il lui faudra sans doute chercher un deuxième boulot pour vivre un peu mieux.

Est-ce la proximité du foyer et de la crèche, le sentiment de sécurité ou le lien qui s’est construit ? Reste que la plupart des filles s’installent dans le quartier. « Finalement on est une grande famille et quand une fille sort elle laisse un grand vide derrière elle » raconte Khadija. « Les familles des alentours louent des chambres aux filles, parce qu’ils les connaissent. C’est plus pratique pour les filles parce que comme ça elles peuvent laisser leur enfant chez nous, à la crèche, en allant au travail sans devoir payer un trajet » explique Hajer.

Quand les filles sortent c’est qu’elles ont réussi tout un travail psychologique, qu’elles ont avancé dans leur positionnement. Il faut du courage pour être une mère célibataire « on part en guerre contre tout le monde, contre la société, contre sa famille, contre le père… mais finalement on a tous une mère, c’est quelque chose que toute l’humanité partage, alors peu importe… » lance Samira, laconique. Peu importe ce qu’on raconte sur ces mères célibataires. Peu importe qu’elles élèvent leur enfant seule ou avec un homme. Peu importe qu’elles soient plus ou moins nombreuses, plus ou moins âgées… Les mères célibataires ont toujours été et seront toujours. Et tout ce qui doit rester est le fait qu’elles sont mères.

Il est 19h, les filles ont fini de faire le ménage et de ranger le foyer, elles vont passer à table. A la porte Kaïs le gardien veille, comme un grand-père. C’est le seul homme du foyer. Assis sur une vieille chaise en plastique il discute avec les voisins. Quand toutes les filles sont rentrées il ferme les portes et s’en va. Il est temps de se reposer. Demain la vie continue.