Engagé depuis des années comme volontaire auprès du Croissant Rouge Tunisien (CR), le docteur Tahar Cheniti en connait tous les rouages. « J’ai commencé parce que j’étais médecin du travail et que je voyais trop d’accidents arrivés sans que les premiers secours ne soient donnés. » Il prend alors en charge la section Secourisme. Aujourd’hui il est secrétaire générale du Croissant Rouge Tunisien et n’a rien perdu de sa volonté d’agir. Entre l’organisation de la distribution de repas pour les nécessiteux pour le Ramadan ou celle d’un événement autour de la préservation de l’environnement, il répond aux questions de Nawaat sur la consommation de la drogue en Tunisie.

Nawaat : Quel type de drogue consomme-t-on en Tunisie ?
Dr Cheniti : Nos jeunes, quand ils s’initient à la drogue, le font en sniffant de la colle, qui est ce que l’on appelle la drogue du pauvre. En effet les jeunes Tunisiens n’ont pas forcement les moyens de se payer autre chose. Ici on commence avec de la colle forte et un sac de plastique. Le cerveau récupère les vapeurs des solvants qui viennent se déposer sur la matière graisseuse du cerveau qui donne cette euphorie que les jeunes recherchent. Pour ce qui est des drogues injectables la situation a évolué. Les toxicomanes commencent par consommer des comprimés en faisant des cocktails de comprimés neuroleptiques prescrits par les médecins aux personnes ayant des troubles mentaux : des somnifères ou des neuroleptiques…
Les utilisateurs en font des mélanges pour avoir des effets euphorisants. Il y a même eu des pressions sur les médecins qui prescrivent ces ordonnances. Ces derniers sont méfiants quand ils font leur prescription surtout pour les médicaments classés.
Malgré tout certaines personnes trichent et vont même jusqu’à essayer d’acheter les ordonnances des malades.

Nawaat : Qu’en est-il des drogues dures ?
Dr Cheniti : En fait quand quelqu’un est addict en Europe on donne des traitements de substitution : du Subutex principalement. On a remarqué qu’en Tunisie certains consommateurs de drogue prenaient ces comprimés, les écrasaient et en faisaient un mélange avec du sérum physiologique. Puis se l’injectaient. Il y a donc des toxicomanes qui utilisent ces produits, en les important de manière illégale car ces produits ne sont pas commercialisés en Tunisie.
Les comprimés sont découpés pour avoir plusieurs doses. Et les toxicomanes s’injectent partout dans le corps, dans le cou par exemple parce qu’ils n’ont plus de veines dans les bras. C’est là qu’on voit qu’ils sont vraiment accros.

Nawaat : Comment entrent ces produits en Tunisie ?
Dr Cheniti : Les circuits de drogue sont multiples. Mais ces produits entrent tous en contrebande : la destination finale est souvent la Libye. Le circuit terrestre habituel part du Maroc, passe par l’Algérie pour servir la Libye. Le fait est que géographiquement la Tunisie est un carrefour. Surtout pour la voie terrestre. C’est pour cela que les frontières du sud du pays sont très surveillées.
Si ce n’est pas par terre, le transport se fait par mer. Or quand certains trafiquants voient qu’ils vont être interceptés ils jettent leur cargaison à la mer. Et finalement au bout de quelques jours cette cargaison refait surface et se retrouve sur les plages. Dans les statistiques de la Brigade des stupéfiants ont trouve d’ailleurs répertoriée la quantité de drogue ramassée sur les plages. Il s’agit le plus souvent de cannabis. Mais finalement la surveillance côtière s’est accentuée du fait de la migration clandestine donc il y a moins d’entrée.
Pour ce qui est de la voie aérienne il y a de moins en moins d’entrée par avion car les aéroports sont très surveillés maintenant, c’est le plus difficile.

Nawaat : La consommation a-t-elle augmentée ?
Dr Cheniti : Il n’y a pas de statistiques officielles. On a l’impression que la consommation augmente mais je pense que c’est artificiel. Avant sous l’ancien régime on ne pouvait pas en parler. Aujourd’hui on fait face à la réalité. Et puis il y a eu beaucoup de reportages dans les prisons et on a vu qu’il y a beaucoup de gens détenus pour consommation de drogue en fait. Est-ce que ce sont les mêmes chiffres qu’avant mais révélés aujourd’hui parce qu’il y a plus de transparence ? Moi je suis tenté de le croire car la drogue demande des moyens. Or avec la crise les gens ont moins d’argent.
On a l’impression que la consommation augmente mais c’est peut-être parce que la police fait plus régulièrement qu’avant des contrôles et des prises de sang.

Nawaat : Y-a-t-il d’autres drogues injectables utilisées en Tunisie ?
Dr Cheniti : Quand on parle de drogue injectable on parle surtout de la cocaïne, mais qui a les moyens de consommer ça ici ? Et quand on prend de la cocaïne ou du crack il y a un besoin quotidien. Or les Tunisiens qui peuvent se payer ce genre de drogue sont peu nombreux.

Nawaat : Quelle est la position des autorités ?
Dr Cheniti : La législation a toujours été très sévère. Ici nous ne sommes pas prêt de légaliser l’usage de la drogue douce.
Il existe à Sfax un centre de prévention pour sortir de la dépendance mais sa capacité est très déduite : 68 lits pour 400 dossiers en attente. Il y a une grande demande, surtout familiale. Quand la famille constate un comportement étrange. Elle demande alors de l’aide pour aider le jeune à se désintoxiquer et à changer de comportement. Mais le résultat ne peut être là que si il y a volonté de s’arrêter. Il faut que le patient soit convaincu et qu’il se décide à s’arrêter. Sinon il y a beaucoup de rechute.
Le problème c’est que quand on attrape un jeune qui était dans une assemblée de jeunes qui fumaient par exemple, s’il ne passe pas par ce genre de centre et qu’il va en prison il devient un professionnel. En prison il va apprendre tout ce qu’il ne devrait pas connaître. C’est un constat que le monde professionnel fait : médecins comme policiers.

Nawaat : Quel lien avec le développement du SIDA ?
Dr Cheniti : Le problème vient de l’utilisation des seringues avec des consommateurs qui utilisent la même aiguille et se transmettent le virus. En Tunisie la vente d’aiguille n’est pas autorisée librement. A l’étranger il y a des systèmes performants. En Italie par exemple la Croix Rouge a des ambulances spécialisées dans la fourniture d’aiguille. Les toxicomanes viennent, prennent une seringue, se shootent et ramènent la seringue dans une poubelle spécialement amenagée pour ça. Il y a aussi un centre de substitution au cœur de Rome. Les gens qui veulent se désintoxiquer sont pris en charge via un programme de substitution. Ce centre sert aussi quand des jeunes sont arrêtés, pour leur éviter la prison. Ils y sont placés et ne peuvent pas sortir temps qu’ils ne sont pas désintoxiqués. Si ils sortent alors ils encourent une peine de prison. Il y a là une vraie prise en charge du patient pour l’aider à sortir de la dépendance.

La dépendance aux solvants chez les enfants et les adolescents en Tunisie