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Crédit photo : Direct Info

Il y a quelques jours, des milliers de femmes et d’hommes tunisiens sont sortis dans les rues, à Tunis et ailleurs, pour célébrer le 56ème anniversaire du Code du Statut Personnel et protester contre l’article 28 de la future Constitution qui définit la femme comme le complément de l’homme. Au même moment, un magazine hebdomadaire, très marqué politiquement, a titré en première page “FEMMES : la génération du IIIème millénaire”. La photo de couverture est celle d’une femme très maquillée, portant un débardeur moulant très décolleté, les cheveux au vent. Et dans le fond, un paysage de nuit illuminé par les lumières de la ville. Cette femme, dehors dans la nuit, sensuelle, provocante, est-ce cela la femme du IIIème millénaire ? Est-ce cela la femme tunisienne ? La femme moderne ?

Je suis une femme tunisienne, j’ai participé à la manifestation du lundi 13 août et pourtant, je ne me reconnais pas dans cette photo. Mais surtout, je suis frustrée de constater que la plupart des tunisiens considèrent qu’il n’existe que deux alternatives : l’islamisme ou l’ “occidentalisme”. Deux figures s’affrontent : celle de la femme voilée et soumise et celle de la femme en décolleté, libertine plutôt que libérée. Deux camps se dessinent : celui des islamistes, qui souhaitent réduire la femme à un complément, voire à un objet, et de l’autre, l’élite occidentalisée et libérale, dont le discours parfois provocant en devient presque aussi intolérant que celui de son adversaire et écorche les oreilles de nombreux tunisiens. En vérité, beaucoup de femmes tunisiennes ne se reconnaissent ni l’une, ni l’autre de ces deux figures caricaturales, et beaucoup de tunisiens n’appartiennent ni au premier, ni au deuxième camp.

Pour beaucoup, qui sont attachés à leurs droits autant qu’à leurs valeurs, une femme moderne, une femme émancipée n’est pas une femme occidentalisée, qui correspond à des critères de beauté et de séduction qui ne sont pas les nôtres. Une femme émancipée n’est pas une femme qui oublie des valeurs comme la pudeur ou la modération.

Une femme émancipée n’est pas non plus cette femme fragile qui se contente de compléter son homme, son mâle dominant, et qui se laisse traiter comme si elle n’était pas capable de penser par elle-même et de décider pour elle-même.

Une femme émancipée est une femme qui s’appartient, qui est maîtresse de son corps et de son destin. Cela ne veut pas dire qu’elle doit se comporter comme une occidentale – ou comme ce que les tunisiens définissent comme étant occidental – et ne plus adhérer à nos traditions et valeurs. Bien au contraire ! La femme émancipée tient à son honneur et à sa fierté. Simplement, elle en est le seul gardien. Son honneur lui appartient. Il n’appartient ni à son père, ni à son époux, ni à sa famille, ni à la communauté. Il n’appartient qu’à elle seule et elle est la seule en charge de sa protection. Une femme émancipée est une femme qui s’appartient.

Il faut revenir vers une vision saine de nous-mêmes, de notre société, de notre religion. Il faut revenir vers un esprit de responsabilité. La femme doit s’appartenir et être la seule en charge de son honneur car la femme est responsable. L’infantiliser et la mettre sous la tutelle de la communauté va à l’encontre même des principes de l’Islam, si cher à ceux qui veulent priver les femmes de leurs droits, qui est une religion responsabilisante, bien plus même que le Christianisme.

Il n’y a pas de péché originel en Islam, contrairement au Christianisme. Cela influe donc sur toute la perception qu’ont les musulmans du péché et de la responsabilité de l’homme. En Islam, le péché ne vient pas de l’intérieur (ce n’est pas quelque chose que l’on porte en soi depuis sa naissance, comme le péché originel) mais de l’extérieur, du diable. La notion de “libre choix” est donc très importante en Islam : nous sommes entièrement responsables de tous les actes que nous avons commis, puisque nous avons toujours eu le choix. Le choix est le fardeau de l’Homme, et c’est ce qui le différencie des animaux et des plantes. L’Homme est responsable car il a le choix, alors que toute autre chose ou être est forcément un adorateur de Dieu sans avoir d’autre choix que de prier.

Cela est très important et signifie plusieurs choses :

Premièrement, nous ne sommes pas esclaves du Destin (qui n’est que le moyen pour Dieu de nous envoyer des épreuves et de rétablir la Justice), mais maîtres de nous-mêmes et de nos actions, dont nous sommes entièrement responsables devant nous mêmes et devant Dieu.

Deuxièmement, aucun péché n’est impardonnable. Alors que dans la culture chrétienne, le péché est une atteinte directe à Dieu et à la relation de l’homme à Dieu, en Islam, le péché ne concerne que l’homme, et Dieu n’en est pas touché. Donc c’est à l’homme de se rattraper, en commençant par se pardonner lui-même et aller de l’avant pour réparer sa faute. L’Islam est une religion de tolérance : l’erreur est humaine et nous serons pardonnés. Cela signifie également que nous devons tolérer l’humanité des autres, nous devons tolérer leurs faiblesses et nous devons pardonner autant que possible.

Troisièmement, il est donc complètement contraire à l’Islam de chercher à imposer aux autres une interprétation des textes, une vision du monde, une façon de se comporter et de s’habiller. Puisque chaque homme est responsable de ses actions et de ses pensées, il est responsable de la manière dont il vit son Islam et de son comportement moral. Ce n’est donc pas à la communauté d’imposer à l’individu de se comporter en “bon musulman” et de se conformer à des “valeurs sacrées” et aux “traditions tunisiennes”. C’est à l’individu de décider de la manière dont il va se comporter, de ce qu’est, pour lui, un bon musulman, de suivre les valeurs et les principes qu’il croit les bons et de se conformer aux traditions dans lesquelles il se reconnaît. L’individu doit être entièrement libre de ses choix car il en est responsable. Il sera jugé par Dieu le moment venu selon la manière dont il s’est comporté. Et la communauté n’a rien à voir là-dedans. Je n’approuve pas la manière dont est vêtue et maquillée la femme sur la couverture du magazine cité plus haut, mais mon avis ne concerne que moi et je n’ai pas à le lui imposer. Elle est responsable de ce qu’elle fait, c’est son choix. D’ailleurs, les choix qu’elle fait ne m’empêche pas de faire les miens et de prendre la route que je crois la bonne. De même, qu’on laisse les artistes peindre ce qu’ils veulent. Ils sont responsables de leurs actions. Cela ne nous empêche pas de nous comporter de la manière que nous croyons juste et, de toutes les façons, la foi du vrai croyant est inattaquable, inébranlable.

Enfin, si l’Islam est une religion responsabilisante, on ne peut pas concevoir que la femme musulmane soit de la sorte infantilisée, déresponsabilisée, et que l’homme et la communauté se présentent comme son tuteur. La femme, au même titre que l’homme, est entièrement responsable d’elle-même et de ses actions. De grands penseurs musulmans comme Ibn ul-Qayyim, Ibn Rushd et Al-Albânî ont considéré que “le principe général est que ce qui est obligatoire pour les hommes l’est aussi pour les femmes, et que ce qui est permis pour eux l’est aussi pour elles. On ne peut faire de différence dans les règlements que là où cela est mentionné dans un texte des sources” (Al-Albânî, Silsilat ul-ahâdîth as-sahîha, tome 1 p. 347).

Les femmes tunisiennes qui défendent leurs droits et refusent de devenir des compléments des hommes ne sont pas entrain de s’attaquer à des éléments profondément tunisiens, ni de lutter contre des valeurs comme la vertu, la chasteté, la pudeur. Elles ne sont pas des “déracinées”, des “orphelines de la francophonie” ou des “occidentalisées”. Elles sont simplement entrain de demander ce qui leur est dû, ce que l’Islam leur a accordé il y a 1 400 ans et que certains musulmans sont entrain d’essayer de leur confisquer : elles veulent être les seules responsables d’elles-mêmes, elles veulent être les seules maîtresses de leurs corps et de leurs destins, elles veulent s’appartenir. Et elles y arriveront, quel qu’en soit le coût.