Gilbert Naccache est un jeune révolutionnaire tunisien de 73 ans. Vous n’avez peut-être pas entendu parler de lui au moment de la Révolution de 2011, son nom n’a pas été cité parmi ceux des bloggeurs et web-activistes qui se sont retrouvés immédiatement sous les feux de la rampe, mais Gilbert Naccache était déjà de tous les combats. Militant communiste avant même l’indépendance, membre dirigeant (au milieu des années 1960) du mouvement de la gauche radicale tunisienne « Perpectives », emprisonné à plusieurs reprises sous Bourguiba : il a constamment été l’un de ceux qui ont appelé des années durant cette Révolution qui a fini par surgir, emportant les restes de l’État de parti unique qu’il n’avait eu de cesse de dénoncer.
L’État de parti unique, cette structure politique à laquelle il devait ses années de prison, Gilbert Naccache a tenté de le comprendre en plongeant dans les sources de son expérience militante comme de la pensée politique marxiste. C’est dans son ouvrage, “Vers la démocratie ? De l’idéologie du développement à l’idéologie des droits de l’Homme” que l’on retrouve cette analyse. Publié après la révolution tunisienne de janvier 2011, le livre restitue un travail d’analyse et de réflexion débuté dans le courant des années 1980 et achevé en 1994. A l’époque s’écroulent, du moins en apparence, les régimes à parti unique un peu partout dans le monde: en Europe de l’Est avec la fin de l’URSS, en Afrique de l’Ouest où les régimes s’orientent officiellement vers le pluripartisme, et au Maghreb où les émeutes de 1984 en Tunisie puis de 1988 en Algérie grondent et débouchent les unes sur un coup d’État, les autres sur la guerre civile. Plus de vingt ans après le tournant de la fin des années 1980, la simultanéité des bouleversements politiques de cette époque, en Europe de l’Est comme au Maghreb reste à analyser.
Ce travail permettrait pourtant de comprendre, de l’Ex-URSS au Maghreb, les dynamiques de l’effondrement des États de partis uniques comme le caractère parfois « formel » des changements apportés par la chute de ces régimes. La vogue des comparaisons, parfois hâtives, parfois justifiées, entre les révolutions arabes de 2011 et la démocratisation de l’Europe de l’Est en 1989, a permis de rouvrir cette réflexion mais elle a parfois fait l’impasse sur ce point essentiel : les pays du Maghreb ont également connus à la fin des années 1980 des mouvements de contestation très forts. Pour autant ces mouvements n’ont pas abouti à l’époque à des changements révolutionnaires et Gilbert Naccache concluait sa réflexion en 1994 à un moment où l’Algérie s’enfonçait dans la décennie noire et où le pouvoir benaliste resserrait son étreinte sur la Tunisie.
En 2012, on peut reprendre le fil de la réflexion de Gilbert Naccache. On peut repartir des deux notes qu’il consacrait à la fin de son ouvrage aux situations de l’Algérie et de la Tunisie, deux exemples, qui, selon l’auteur « donnent des illustrations de mon propos ». Il y aborde un des grandes questions affrontées depuis les débuts de la révolution en Tunisie : « comment gérer la société et l’État après la fin du parti unique ? » Un défi qui repose d’abord sur une refondation totale du champ politique: « J’essaie de décoder les signes qui, depuis de cinquante ans qu’il est au pouvoir, montrent l’intégration du RCD à l’État et attestent de l’impossibilité pour la Tunisie de changer d’orientation, même sur le seul plan de la démocratie, sans que ce parti ne soit totalement exclu du pouvoir, voire de la société. » Un travail de longue durée qui suppose de penser à long-terme, en dehors des camps et des représentations qui nous sont familières.
L’auteur rappelle ainsi qu’au moment de la guerre civile algérienne : « le conflit était présenté comme l’affrontement de deux projets civilisationnels opposés : aussi la tendance générale n’était-elle pas d’analyser les choses en toute sérénité mais de prendre position, de soutenir le camp le plus proche. » Ce piège de la division en deux camps n’est pas l’un des moindres risques que peuvent affronter actuellement les pays en révolutions comme le montre régulièrement l’actualité en Egypte ou en Tunisie.
« Réarmer », selon ses termes, idéologiquement et intellectuellement les révolutionnaires pour leur permettre de faire face à ces défis et à ces pièges qui menacent la Révolution est justement la contribution que souhaiterait apporter Gilbert Naccache par son ouvrage. En revenant sur le caractère « superficiel » des analyses qui suivirent la « chute du communisme » (mais également la fin des régimes Ben Ali et Moubarak en 2011) et dont « les développements qui y ont été consacrés étaient purement politiques, voire moraux, portaient exclusivement sur les manifestations de l’opposition entre dictature et contestation. » « J’ai essayé » précise-t-il « de voir si d’autres avaient envisagé les problèmes que j’aborde ici […] mais les auteurs que j’ai rencontrés n’ont pas tenté d’approfondir la nature réelle de ces dictatures, ni les cause du maintien de ces régimes pendant si longtemps, et encore moins de l’influence qu’ils ont eue à l’extérieur de leurs frontières, pas plus qu’ils n’ont apportés d’explication de leur chute soudaine, relativement sans douleur. »
Inspiré par les Cahiers de Prisons du penseur italien Antonio Gramsci, Gilbert Naccache s’interroge aux relations État-société civile, expliquant la pérennité du système de parti unique au regard de la faiblesse de la société civile. Il met cependant en garde son lecteur : la société civile, vecteur de dissidence dans un État de parti unique, fonctionne aussi bien à terme comme garante de l’ordre social constitué comme on peut le constater dans les démocraties occidentales. Une volonté de changement social doit donc également s’inscrire dans une réflexion de fonds en termes de classes sociales, s’appuyer sur des revendications concrètes, issues de la base, et qui permettront de libérer les forces productives afin de rendre possible un véritable développement.
Parti de son expérience de la contestation politique et de ses convictions politiques marxistes hétérodoxes, Gilbert Naccache trace dans ses réflexions un chemin qui pourrait inspirer les jeunes de Tunisie et d’au-delà, puisqu’au fond, il nous parle de démocratie réelle.Pour cette raison, nous sommes allés à sa rencontre.
Chapitre 1 :Tunisie, aux origines du coup d’Etat du 7 novembre 1987
Propos recueillis par Lilia Weslaty et Alexandre Bisquerra
Nawaat : Vous avez publié une première fois votre ouvrage “Vers la démocratie ? De l’idéologie du développement à l’idéologie des droits de l’Homme” en 1991. L’URSS et le bloc de l’Est achevaient de s’effondrer, les régimes monopartites d’Afrique de l’Ouest procédaient à l’organisation d’élections pluralistes. Parallèlement, la Tunisie (et même l’Algérie) sortaient d’une période de très importants troubles sociaux : 1988 en Algérie ; 1978 puis 1984 en Tunisie …
G. Naccache : Je dirais même qu’avant les pays de l’Est, la Tunisie a été le premier pays à avoir connu la crise du système de Parti unique : c’est le 7 novembre 1987. Bien sûr, la résolution de cette crise est passée finalement par un coup d’État mais le fond du problème c’est que le système politique de l’État de parti unique avait atteint les limites extrêmes des possibilités de survie sans mettre en cause le capital du pays. Jusque-là on arrivait tant bien que mal à augmenter un petit peu les richesses, à faire qu’on arrivait à commercer, mais le poids de l’extérieur devenait de plus en plus for : le Plan d’Ajustement Structurel (PAS) de 1986 en a été la manifestation la plus évidente…
Le PAS c’était quoi ? C’était une manière d’obliger tous les États de continuer à donner à la « communauté internationale » – entendons par là les forces économiques dominant le monde – la partie des ressources qu’ils devaient leur donner. Or pour donner cette partie des ressources à ce qu’on pourrait appeler l’Impérialisme ou plutôt – l’Impérialisme étant un terme trop général -, le marché mondial, il fallait serrer la vis du marché national : donc donner moins chez soi pour donner plus à l’extérieur : invivable ! Dans ces conditions, le système n’avait plus de justification historique : il fallait qu’il change et il a changé.
Nawaat : Vous maintenez donc une analyse globale de cette période comme celle d’une crise généralisée des dictatures reposant sur le modèle de l’État de Parti unique?
G. Naccache Dans les années 1987 à 1992, dans tous les pays concernés, on ne pouvait plus réellement produire de la richesse supplémentaire, de l’innovation technologique, de l’augmentation des ressources. Donc, le système a connu partout une crise grave, c’est une époque où cela a été contesté partout. Et il a été contesté non pas parce-que les idées de la démocratie avaient avancé, mais simplement en raison du fait qu’il ne répondait plus aux besoins sociaux.
Nawaat :Et quels sont les changements qu’a connus le système ?
G. Naccache : Partout le système a changé formellement, c’est à dire que des aménagements, des réformes politiques apparentes, un pseudo pluripartisme ont été introduit un peu partout. Mais sur l’essentiel rien n’a changé ! Comme aucune solution réelle n’avait été apportée, qu’il fallait prendre toujours plus pour pouvoir participer à la danse mondiale, on a été obligé de retourner à un régime de plus en plus sécuritaire et plus encore, de passer d’un régime de semi-mafia à un régime de mafia complète. La centralisation de la mafia, qui a commencé sous Ben Ali, a été un indice très important de cette transformation. Avant Ben Ali, la mafia tunisienne n’était pas centralisée : il y a avait une pègre qui était, en gros, entre les mains de la police .
Le petit bandit qui voulait jouer un jeu personnel était réprimé, le petit caïd bénéficiant de protections au sein de la police et qui restait dans les limites qui lui étaient fixées ne risquait rien… Jusqu’à l’avènement de Ben Ali. Avec Ben Ali, tout a été centralisé, y compris la pègre ! Un des agents moteurs de cette centralisation fût son frère, qui a commencé sa carrière en tant que caïd de banlieue (il avait une petite bande à Hammam Lif) et qui, un beau jour, a « pris le bac » : son frère étant devenu directeur de la sureté nationale, il a commencé à racketter les cafetiers de la Goulette. Il leur disait « Voilà vous risquez d’être attaqués par des bandits, d’avoir des ennuis : vous me donnez telle somme par semaine et je vous protège. » Bien entendu, les cafetiers ont rigolé mais le lendemain, tous étaient fermés par la Police ! Trois jours après, tous payaient.
Cela a été le début de l’utilisation presque officielle de l’appareil d’État au service de la Mafia et dès lors, tout a été très vite centralisé entre les mains du parrain Ben Ali. Cette entreprise a également réussi grâce à la complicité, je pense, de l’opposition, laquelle a toujours refusé de parler de ces affaires : « on ne parle pas de vols, de viols ou d’assassinats, ce ne sont pas des problèmes politiques. » Le résultat est que personne n’en a pas parlé et que Ben Ali ne fut jamais mêlé à toutes ces affaires. C’est tout de même extraordinaire : jusqu’au 14 janvier 2011, personne en Tunisie n’a jamais attaqué publiquement Ben Ali en tant que voleur, criminel, trafiquant de drogue ou mafieux, personne !
Nawaat : Le 28 décembre 2010 pourtant, devant le Palais de Justice, au cœur de Tunis, les avocats ont manifesté et sont sortis, pour la première fois, aux mots de « Ben Ali voleur, Ben Ali assassin… »
G. Naccache Alors, dans ce cas, c’était la première fois ! Et remarquez que ça n’était pas une initiative des partis politiques ! En tout cas, personne jusqu’au début de la Révolution n’a parlé de cela. Ils ont attendu que le régime tombe.
Nawaat : Le régime est tombé plus rapidement qu’on ne pouvait le penser ?
G. Naccache : Je ne sais pas ce que vous en pensiez à l’époque mais pratiquement le 20 ou le 22 décembre 2010, j’étais sûr que le sort de Ben Ali était scellé. Pour moi la seule question qui se posait et qui est d’ailleurs restée ouverte pratiquement jusqu’au 14 Janvier, était la suivante : est-ce que tout cela allait finir à la portugaise (cf. la révolution des œillets au Portugal) ou bien est-ce que cela allait déboucher sur quelque chose de complètement nouveau.
Je me souviens qu’on m’a posé, sur les ondes d’une radio française, les questions suivantes: « est-ce une révolte ? L’État va-t-il reprendre le dessus ? » J’ai alors répondu que le seul problème qui se posait était de savoir si les autorités futures, celles de l’APRÈS Ben Ali pourraient ou ne pourraient pas, arrêter le mouvement populaire. J’avais donné l’exemple de la réponse d’Einstein aux curieux lui demandant d’expliquer la théorie de la relativité : « Mettons qu’aujourd’hui à 14h, les russes lancent un missile nucléaire sur les États-Unis. Les États-Unis n’ayant aucun moyen d’arrêter ce missile, ce-dernier va exploser à 18h. Entre 14h et 18h, les gens de New-York pensent qu’ils sont vivants, croient qu’ils font l’amour, qu’ils vont au cinéma, qu’ils font des courses, mais rien n’est vrai : ils sont déjà morts. » Et c’est ce que je répétais à l’époque : tout le monde croyait que Ben Ali était encore au pouvoir mais ça n’était déjà plus vrai : il n’était plus au pouvoir ! Et tout ce qu’il pouvait faire devait rester comme des actes d’outre-tombe.
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