La question des droits et libertés à inscrire dans la constitution suscite les passions et est révélatrice du fossé séparant les constituants, et probablement la société tunisienne. Ce chapitre a été le principal sujet de discussion en séance plénière. Les 17 et 18 janvier ont vu les différents groupes parlementaires exposer des points de vue radicalement opposés sur cette question dans une atmosphère tendue.
Désaccords sur la méthodologie
L’ambiance s’annonce animée ce jeudi matin pour la première séance consacrée au chapitre des droits et liberté dans le projet de constitution. Première à prendre la parole, Samia Abbou donne le ton en demandant à la présidente de séance, Meherzya Laabidi, de s’excuser pour son heure de retard, autant de temps perdu pour le débat selon elle.
Quelques instants plus tard, l’élue CPR lance une nouvelle attaque, visant cette fois les membres de la commission mixte de rédaction de Habib Khedher et la présidence de l’assemblée. Les premiers cherchent d’après Mme Abbou à outrepasser leurs fonctions en s’arrogeant plus de prérogatives dans la rédaction de la constitution. La présidence de l’ANC est accusée par l’élue d’être revenue lors d’une réunion à huis clos sur le temps de parole de chaque groupe parlementaire.
S’ensuit ensuite un débat sur la méthodologie à adopter. D’un côté, Hichem Hosni (PLP) juge la discussion précipitée faute de retour sur le débat national autour de l’avant-projet de constitution. Ce constat est appuyé par Chokri Kastalli (bloc démocratique) qui se demande l’intérêt des débats publics s’ils ne sont pas pris en compte dans la discussion. À l’opposé, Taher Tlili (Ennahdha), soutenu par Habib Khedher, souhaite accélérer les travaux en évitant de renvoyer les propositions faites en séance devant les commissions. Cette démarche est pourtant réclamée par l’opposition en la personne de Noomen Fehri.
Plus de 60 articles pour un débat passionné
Ce n’est qu’à la fin de la première séance de la journée que Farida Laabidi fait la lecture rapport de la commission constituante des Droits et libertés qu’elle préside. Le rapporteur de la commission, Iyed Dahmani, lit ensuite le rapport en saluant la recherche du consensus qui a permis d’écouter les différents avis exprimés.
Au total, plus de 60 articles sont proposés pour le chapitre des Droits et Libertés, répartis en plusieurs groupes : libertés individuelles, libertés collectives, droits de la famille, de la femme et de l’enfant et droits relatifs au travail, à la santé et à l’éducation. Des questions plus précises ont fait l’objet d’un traitement séparé, notamment celle de la propriété.
Toutefois, malgré la recherche du consensus ne semble pas avoir abouti pour tous ces articles. Ainsi, seuls 15 d’entre eux font l’objet d’un accord total de tous les membres de la commission. Sur une partie des articles restants, il y a accord sur le contenu, mais pas sur la forme. Enfin, d’autres dispositions divisent la commission, essentiellement des articles relatifs au droit à la vie, les droits de la famille, les droits de la femme, le rôle de l’État et la liberté de croyance.
À titre d’exemple, voici la formulation proposée du droit à la vie : « Le droit à la vie est un droit sacré. Il ne peut lui être porté atteinte que dans des cas fixés par la loi ». Ainsi, même si ce droit est sacré, la loi peut le limiter ; une possibilité dangereuse pour Hédi Chaouech. Cette formulation est en effet une façon de laisser la porte ouverte au maintien de la peine de mort, mais aussi à l’interruption volontaire de grossesse. C’est d’ailleurs ce qui a motivé Najiba Berioul (Ennahdha) à réclamer « le droit du fœtus à la vie » dans une intervention très commentée sur les réseaux sociaux.
Au vu des passions suscitées et du nombre important des demandes de parole, la présidence de séance annonce la poursuite des discussions jusqu’en soirée et limite le délai des dépôts d’amendement sur ce chapitre. Le travail en plénière s’annonce en effet long si, comme le demande Ahmed Smai (Ennahdha), tous les articles doivent être discutés en séance.
Pour ne pas faire mentir ses détracteurs, Habib Khedher, rappelle que sa commission mixte peut revoir l’ordre des articles et pourrait traiter en son sein les propositions d’amendement des articles, plutôt que de renvoyer les articles devant les commissions correspondantes. Bronca dans l’hémicycle, où l’opposition proteste vivement contre ces propos.
Universalisme vs particularisme et identité
Le reste de cette première journée consacrée aux Droits et Libertés voit principalement le débat dériver dangereusement sur l’identité de la Tunisie. Hichem Hosni appelle ses collègues à utiliser la Déclaration universelle des Droits de l’Homme comme référence pour leurs travaux. Ahmed Mchirgui rejette pour sa part la « pensée gauchiste » et estime que la Chariaa, dans un sens primaire, défend les libertés. Taher Tlili et Abdelbasset Becheikh abondent en rappelant le background islamique du pays et la nécessité de renforcer l’identité islamique dans la constitution.
Ils s’étonnent d’ailleurs – tout comme Aicha Dhaouadi (Ennahdha) – de la suppression de l’atteinte au sacré par la commission mixte. Contrairement à Nadia Chaabane (bloc démocratique), M. Becheikh estime que les conventions internationales ne doivent s’appliquer que dans le respect de l’islam.
Lobna Jeribi (bloc démocratique) réclame quant à elle l’inscription de la parité et des libertés vestimentaires, de pensée, de croyance et de conscience. Autre absence de taille selon Rim Mahjoub : les droits des minorités, le droit à l’opposition politique et à l’alternance. Tout comme Hédi Chaouech, Mme Jeribi pointe la dangerosité de limiter certains droits « par la loi » comme le prévoient plusieurs articles de ce chapitre.
Abderraouf Ayedi (Wafa) et Hédi Ben Brahim critiquent l’important nombre de droits et l’esprit colonialiste du texte proposé et des principes qu’il défend, dans la droite ligne selon elle de l’ère Ben Ali.
Comment accorder des visions radicalement opposées dans la société ?
À la reprise, vendredi matin, peu de députés sont présents. La teneur des débats est sensiblement la même. Aux propositions et réclamations conservatrices de la droite de l’assemblée répondent la nécessité de sanctuariser certains droits et des propositions issues d’un référentiel universaliste.
De façon caricaturale, ces deux visions se percutent à quelques minutes d’intervalle ce vendredi. D’un côté, Sana Haddad (Ennahdha) demande la criminalisation de l’adultère et de l’homosexualité, alors que de l’autre, des propositions, en particulier dans le bloc démocratique, sont plus avant-gardistes et dépassent le champ habituel des textes internationaux et des constitutions des pays de référence. Selma Mabrouk évoque notamment la démocratie participative et de garantir l’accès aux installations sportives.
Rached Cherif avec marsad.tn
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