Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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Le 16 mars 2011, je publiais sur Nawaat un article intitulé « Au sujet de l’assemblée constituante » . Alors que tout le monde ou presque saluait la formation future d’une assemblée chargée d’écrire une constitution pour la Tunisie, je voyais en cela les prémisses de l’instauration d’un régime théocratique.

Après les élections du 23 octobre 2011, j’écrivais aussi sur Nawaat « Ceci est un jour sombre pour la Tunisie ». Encore une fois, je déversais dans et entre ses lignes toute mon amertume et toute ma déception quant au triomphe des islamistes et l’échec cuisant des démocrates et progressistes.

Et à chaque fois, les commentaires fustigent mon pessimisme. Perçu comme un fauteur de troubles dans le festival ou le carnaval électoral, je n’étais qu’un “zéro virgule” [1], un blessé des élections, inapte à reconnaître le triomphe des fils de Dieu, des gens qu’on ne doit jamais craindre et auxquels une chance doit être consentie par le peuple.

Je pense après recul que j’avais raison. L’assemblée constituante est une catastrophe. Formée pour la plupart d’élus manquant de culture et de perspicacité, cette assemblée ne fait plus unanimité auprès du peuple tunisien. Multipliant les commissions et les missions, usant d’un discours populiste dans un sens ou dans un autre, cherchant coûte que coûte, à se remplir les poches par des primes incommensurables, ces élus ont perdu la confiance de leurs électeurs.

Le projet de constitution proposé est en dessous de nos attentes. Des articles superflus, des termes confus et une envie incessante mais refoulée d’un retour à la dictature, c’est-à-dire au calme, à une presse complaisante et à l’éradication des grèves et autres mouvements de contestation. Peut-être que nos responsables ont compris que la démocratie n’est pas faite pour un tel peuple, trop râleurs et peu civilisés. Ce qui les arrange, c’est un système à la Zabienne [2] où tout va bien et où tout le monde est content.

L’article 68 par exemple stipule que l’immunité du président est à vie ce qui protège les présidents véreux. Les prérogatives des deux têtes du pouvoir exécutif (président et premier ministre) sont confuses et imprécises. Les droits fondamentaux sont toujours circonscrits par des lois et au gré de ceux qui vont gouverner à l’avenir.

Cette constitution ne donne aucun droit ni protection aux minorités. Lorsqu’on parle du peuple tunisien, on ne parle que des musulmans qui constituent certes la majorité mais pas la totalité de ce peuple. Parler de la religion d’un Etat, notion ridicule, peut facilement induire l’exclusion de nos concitoyens de confession juive ou chrétienne des grandes responsabilités de l’Etat.

Certes nous sommes en majorité des musulmans mais l’instauration d’un régime civil bâti sur le principe de la citoyenneté est à mon avis la meilleure solution pour une Tunisie tolérante, agréable à vivre, bref, une Tunisie pour tous. Certains diront qu’ainsi notre identité est menacée. Ridicule et insensé. Comment croire à une telle stupidité ? Comment être si naïf pour penser qu’on peut préserver une culture et des traditions par quelques lignes dans une constitution. Les palestiniens qui vivent en Israël (les arabes de 1948) sont chaque jour persécutés moralement et physiquement par les autorités sionistes et pourtant, ils tiennent encore à leur langue, à leur religion et à leur culture.

Pouvons-nous imaginer un jour un gouvernement qui interdira la prière ou le jeûne de Ramadan ? Même Ben Ali était incapable de le faire car l’Islam est dans l’âme de chaque musulman où qu’il soit et quelles que soient les lois en vigueur. Donc arrêtez messieurs et mesdames de nous mentir et d’instaurer par là un climat de peur. Le progressisme et la laïcité ne constituent nullement une menace à l’islam.

Au contraire, c’est votre politique qui mène au rejet de la pratique religieuse et au déni d’un islam perçu comme intolérant et inlassablement violent. Le plus grave dans ce projet de constitution est l’abrogation de l’article 8 de la constitution de 1959 selon lequel les partis politiques doivent respecter la souveraineté du peuple, les valeurs de la République, les droits de l’Homme et les principes relatifs au Code du Statut Personnel. Ces partis ne doivent pas aussi se constituer sur une religion, une langue, une race, un sexe ou une région. L’omission volontariste de cet article aura des conséquences catastrophiques pour la Tunisie.

En voyant aujourd’hui la montée de partis fanatiques qui prônent le jihad contre ceux qui ne leur plaisent pas, qui ne reconnaissent pas le drapeau tunisien ni la république et qui ne voient en ce pays qu’une province d’un grand Etat islamique dirigé par les pétro-monarchies, nous avons tendance à craindre sérieusement pour notre Tunisie. C’est vrai que cette copie n’est qu’un brouillon mais en apercevant les débats sur les droits fondamentaux à l’Assemblée Constituante, je doute fort qu’un consensus soit atteint sur ce projet tellement les avis divergent. Compte tenu des partis pris, atteindre un consensus ou un vote aux 2/3 est invraisemblable. Il nous faut ainsi nous préparer à un blocage chaotique pour le pays.

La deuxième résultante des élections du 23/10 est un super-gouvernement garni de dizaines de ministres, secrétaires d’Etat et conseillers. Même avant sa constitution qui nous a tenus en haleine pendant des semaines, ce gouvernement renfermait tous les avant-signes-coureurs de l’échec et du naufrage collectif. L’intérêt de ces bâtisseurs n’était pas la concrétisation d’un programme cohérent et révolutionnaire, mais le partage d’un butin de guerre entre amis et gendres[3]. Si on s’aventure à lire le programme à 365 points du mouvement Ennahdha, on ne perçoit que développement et espoir. Un taux de croissance économique de 7% à partir de 2012, 590 000 créations d’emplois sur cinq ans et j’en passe des promesses sans aucun fondement scientifique. Ce parti n’a pas été élu pour son programme, que peu de ses partisans ont lu en fait, mais par des techniques de persuasion malhonnêtes conçues sur la peur pour une identité arabo-musulmans soi-disant menacée.

Absence de programmes, d’une vision claire pour l’avenir et de mesures révolutionnaires, la loi des finances de 2012 est une copie fade de ce que Ben Ali faisait et refaisait lorsqu’il était aux règnes du pays. Des pauvres qui paient pour des riches, amnistie fiscale pour les fraudeurs, des projets sans intérêt et de l’argent dilapidée. Que des paroles et une légitimité scandée à cri et à cor par des ministres et dirigeants qui font le tour des plateaux télévisés soit pour nous menacer soit pour tenter de nous hypnotiser par leur bonne intention et piété.

Une troïka à une seule roue mais aussi une opposition impuissante et mal organisée. On a beau essayé de proposer et de se faire un poids sur l’échiquier politique tunisien, rien n’y fait. Dans l’assemblée, les élus nahdhaouis et compagnie s’obstinent à refuser toute proposition émanant de leurs opposants. Pour l’action gouvernementale, l’opposition est accusée de mettre les bâtons dans la roue comme s’il y avait déjà une roue. Des slogans dans la rue, des communiqués, des attaques et contre-attaques virulentes sur facebook et après, rien. Face aux faits du prince ou du cheikh, l’opposition émiettée est indéniablement incapable de changer les choses. La montée de Nidaa Tounes est peut-être une alternative sérieuse pour créer un contre poids à l’hégémonie d’Ennahdha. Toutefois, le nombrilisme de certains dirigeants de l’opposition empêche encore l’union d’une force apte à renverser la vapeur islamiste et à sauver le pays (osons l’espérer ou plutôt le rêver).

On parle ces derniers mois de remaniement ministériel. Une pure diversion pour apaiser les tensions sociales et susciter dans les esprits un espoir d’un changement dans l’action gouvernementale. Certes quelques têtes vont sauter mais y aura-t-il un changement de politiques ? J’en doute. On amadoue certains dirigeants de l’opposition par des postes ministériels alléchants. Mais changer les employés en gardant le même patron, les mêmes machines et le même plan de travail ne servira à rien. Les démocrates doivent bouger, pas dans la rue mais par l’action.

On entend parler de tensions ou de divorces entre Ennahdha et ses deux alliés (ou subsidiaires). Ceci constitue une occasion pour remettre le pays sur la bonne voie. J’appelle donc les démocrates d’Ettakatol et aussi du CPR à se retirer du gouvernement et à le faire chuter pacifiquement bien sûr et par la loi.

Ennahdha n’est qu’un mouvement minoritaire si on calcule la somme des sièges obtenus par les forces progressistes et démocratiques de tous bords. Il faut concrétiser l’union pour contrer la montée d’un fascisme islamiste (milices, violence, discours haineux dans les mosquées et future constitution d’un Etat théocratique). Mes propos paraissent extrêmes mais l’histoire a montré que j’avais raison. Il ne faut pas s’attendre à des élections organisées par Ennahdha et qui soient démocratiques et transparentes. Personne ne pourra organiser sereinement des meetings avec ces ligues de « protection de la révolution », les fraudes électorales seront inévitables et je doute qu’Ennahdha cédera le pouvoir dans un climat de transition démocratique et de paix. Techniquement possible, toutes les forces démocratiques qui craignent pour le caractère civil de l’Etat et pour la préservation des droits des femmes et aussi des hommes peuvent se réunir pour créer une nouvelle donne politique en Tunisie.

La tenue d’élections au cours de l’année 2013 est impossible à réaliser et surtout contre-productive. La Troîka parle du mois de juin mais au vu du rythme de l’avancement des débats dans l’assemblée constituante pour parachever la constitution, ce délai est difficilement tenable. Réaliser les élections au mois d’octobre serait aussi inefficace car il serait impossible pour les forces politiques élues de mettre en place une loi des finances en deux mois de temps. A mon avis, le mois de mai 2014 serait la date idéale pour organiser des élections d’une telle envergure et ainsi, le gouvernement en place aura tout son temps pour appliquer son programme économique. Cette date est certes très lointaine mais si on met en place jusqu’à ce moment un gouvernement réunissant les forces démocratiques du pays et appliquant des mesures sociales urgentes, je pense que rien n’est impossible.

Les partis politiques doivent comprendre le peuple tunisien. D’après une étude que j’ai faite l’année dernière, la sincérité est l’élément le plus important dans le choix des partis politiques. Avec son positionnement religieux et éthique, Ennahdha a pu séduire une partie des tunisiens. Le CPR, avec une image humble et simple, a su aussi avoir un très grand suffrage. Au contraire, le PDP, usant de techniques de marketing politique inadaptées au contexte tunisien et lui donnant une image trop moderne, a essuyé un échec retentissant.

Pour l’avenir, l’action du gouvernement doit être formulée autour des axes suivants :

Des mesures urgentes en rapport avec la dette qui devient étouffante pour le pays. Concrètement, la Tunisie doit faire une démarche diplomatique envers ses partenaires économiques qui sont aussi ses créanciers pour annuler ou rééchelonner une partie de sa dette et obtenir des financements colossaux pour réactiver une économie atone. Nous pouvons dire aux occidentaux que sans ces mesures, le pays tombera dans le chaos et il y aura à leurs bords des milliers de bateaux de clandestins. Il ne faut pas aussi négliger la menace terroriste au vu des évènements en Algérie et au Mali.

L’Europe a tout l’intérêt de sauver économiquement la Tunisie et je vois bien cinq Milliards de Dollars de dons sauver le bateau de couler. C’est à mon avis le seul moyen à court et à moyen termes de salut pour la Tunisie

Des investissements importants dans l’agriculture, libérer les terres non exploitées et les donner aux jeunes, améliorer les méthodes d’exploitation de nos richesses agricoles, bref, une révolution verte. Il est en fait honteux pour nous d’importer des pommes de terre ou du lait alors que nous avons tant de chômeurs et de terres fertiles.

Une réforme de l’enseignement à tous les niveaux. Sans une remise à niveau de nos écoles, lycées et facultés, aucun développement technologique et économique ne peut être envisagé. Au lieu de penser à importer des Tuk Tuk, il fallait plutôt penser à investir dans la construction automobile par l’instauration d’une infrastructure performante de formation des compétences (voir l’exemple du Maroc où on fabrique des Renault).

Une réforme fiscale par essentiellement l’abolition progressive du régime forfaitaire. En fait, est-il concevable qu’aujourd’hui, en Tunisie, des fonctionnaires paient plus d’impôts que certaines entreprises ? Est-il logique de voir les moins riches (excusez cet euphémisme) supporter la plus grande partie des recettes fiscales de l’Etat. Je crains que la poursuite d’une politique fiscale injuste aboutisse à une fracture sociale inéluctable et probablement à de futurs soulèvements populaires.

Des mesures d’encouragement de la formation et de la recherche d’emplois. Un jeune diplômé tunisois peut en une seule journée passer 4 ou 5 entrevues d’embauche. Un autre habitant à Kasserine ou à Sidi Bouzid doit dépenser des dizaines de dinars pour aller dans une grande ville et chercher un emploi décent sans aucune garantie de résultats probants.

L’Etat doit parer à cette injustice en accordant aux chômeurs des primes d’encouragement de recherche d’emplois et en instaurant la gratuité des transports publics pour cette catégorie de gens. Tout le peuple tunisien doit concourir par l’impôt direct ou indirect (TVA par exemple) à financer ces mesures.

Ceci n’est qu’une partie d’un grand programme de réformes qui touchera aussi à la culture, à la liberté de la presse et à l’indépendance des juges. Mes propos paraissent à certains lieux excessifs mais si démocrates, vous ne vous réveillez pas, vous aurez à subir des décades d’oppression islamistes. A bon entendeur.

Klabi Fethi, universitaire

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[1] Les partisans du parti au pouvoir surnomment ceux qui ont eu de faibles scores lors du scrutin du 23 octobre 2011 “les zéro virgule”.
[2] similaire au régime du Président déchu Zine El Abidine Ben Ali.
[3] “gendre”, en référence notamment à Rafi Abdeselem, gendre du chef du parti d’Ennahdha, qui a eu le porte-feuille de ministre des Affaires Etrangères.