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On le savait déjà, notre classe politique affectionne les reports et les atermoiements. Sauf qu’au lendemain d’un assassinat politique de la pire espèce, chaque report d’une remise à plat gouvernementale est perçu comme un report de trop, à juste titre.

L’initiative Jebali n’a pas seulement divisé les rangs d’Ennahdha, un parti à la réputation d’unicité à toute épreuve. Dans l’opposition, il y a ceux qui sont pour un gouvernement de compétences, ceux qui sont contre, ceux qui sont pour un compromis, et ceux qui sont pour toutes sortes d’alternatives radicales.

Face à cette complexité en partie créée par la longueur des tergiversations, il devient difficile, hors observateurs méticuleux, d’y voir clair dans cet imbroglio sans nom qu’est la vie politique tunisienne, comparée à raison à un mauvais feuilleton de série B.

Le « gel du retrait de ses ministres » par le CPR en début de semaine est une pirouette sémantique caractéristique de ces faux rebondissements.

Les forces en présence

Pour schématiser, voici un bref tour d’horizon des positions des uns et des autres :

– Nidaa Tounes et alliés, alias l’Union pour la Tunisie : Soutien total au gouvernement de technocrates, avec deux bémols côté al Joumhouri : pour Néjib Chebbi, faisant allusion aux propos de Béji Caïd Essebsi, « il est inacceptable de parler de dissolution de l’Assemblée constituante, seule autorité par laquelle tout devra passer », et « un gouvernement mixte, technocrates + ministres politiques, est envisageable ».

– Ettakatol : Officiellement adhésion à 100%, « sans conditions » selon Mohamed Bannour, porte-parole, à l’initiative Jebali. Ce n’est que ce weekend qu’on a appris qu’Ettakatol accepte le principe d’un gouvernement mixte.

– Aile dure Ennahdha + radicaux révolutionnaires CPR – Mouvement Wafa : Faucons d’Ennahdha et blocs parlementaires adeptes de la rupture avec l’ex régime sont d’accord, pour des raisons différentes, pour un rejet pur et simple de toute idée de gouvernement de technocrates qu’ils estiment superflu.

Pour le clan Ghannouchi, ayant Sahbi Atig pour porte-voix, l’idée est synonyme d’un désistement naïf du pouvoir, en forme de cadeau à ses adversaires politiques. Pour les ultras de la révolution, « technocrates » est un euphémisme permettant un retour déguisé de figures suspectes, liées d’une façon ou une autre à des forces contre-révolutionnaires. Ils évoquent l’exemple des 3 premiers gouvernements post 14 janvier 2011.

– Enfin le Front Populaire et le Watad : là encore il y a quelques nuances entre le parti de Hamma Hammami, pour un « sommet du salut national », inspiré de l’initiative de l’UGTT, véritable table rase, et le Watad favorable à un sommet « impliquant tous les interlocuteurs ».

Hamadi Jebali en pragmatique cavalier seul

Esseulé, voire ostracisé dans son propre parti, Jebali a consacré la semaine du 11 au 16 février à ce qui s’apparente à une quête du maximum de cautions possibles, histoire d’assurer ses devants.

Une année d’exercice du pouvoir lui a non seulement fait mettre de l’eau dans son vin par rapport aux puristes idéologiques nahdhaouis, elle lui a aussi permis de tisser discrètement un réseaux d’amitiés parmi les chancelleries « qui comptent ». En 48 heures, ont défilé à Dar al Dhiafa à Carthage tous les représentants des grandes puissances, dans ce palais transformé en QG de crise, symboliquement et géographiquement distant de la Kasbah et de Montplaisir.

Parallèlement à cela, le « Conseil des sages » qu’il formait unilatéralement autour de lui n’a pas manqué de défrayer la chronique. La présence très remarquée à ses côtés du chef d’Etat-major des armées, Rachid Ammar, fut source de toutes sortes d’interprétations, la plus récurrente étant un avertissement de l’armée face à la persistance d’une vacance institutionnelle.

Jeudi commençait le second round des consultations, celui des formations politiques. Les JT ne s’y sont pas trompés : tous les regards sont tournés vers la rencontre Jebali – Nidaa Tounes.

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C’est que le meurtre de Chokri Belaïd et la crise politique qui s’en est suivie ont le don de révéler la nature profonde des chefs de partis : ainsi Béji Caïd Essebsi s’était empressé d’appeler à dissoudre l’Assemblée, pour revenir sur ses déclarations quelques jours plus tard, laissant entrevoir des velléités ouvertement putschistes. Un coup d’Etat étant un coup d’Etat, que cela parte ou non d’un bon sentiment.

A la sortie de sa rencontre avec Jebali, le même Essebsi déclarera qu’« il n’y a pas d’alternative à l’initiative d’un gouvernement de technocrates ». Au-delà de l’insolite revirement amical entre deux hommes encore procès l’un contre l’autre, on notera l’invariable tonalité péremptoire de l’octogénaire, une manière de procéder qui n’est pas du goût de tout le monde dans la Tunisie pluraliste d’aujourd’hui.

Les faucons font de la résistance

Vraisemblablement non fortuits, l’agencement des tables et la disposition des invités politiques de Jebali vendredi font sens. Ainsi se trouvait « à sa droite » Rached Ghannouchi, ce qui en soi est un coup de théâtre pour ceux qui pensaient la rupture consommée entre les deux hommes.

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Se trouvaient donc au centre les représentants de la troïka au pouvoir, à leur gauche les représentants du projet de la « continuité soft de l’Etat » (Nidaa – Joumhouri – Massar) flanqués de Kamel Morjane, en face des indépendants et des micro partis, et de l’autre côté les ministrables de la nouvelle Alliance démocratique.

Dénonçant une « vulgaire invitation par email », le Front Populaire a bruyamment boycotté la réunion. L’absence du parti de Chokri Belaïd a deux incidences : elle dévalorise considérablement l’idée du consensus souhaité par Jebali, et elle renvoie surtout une terrible image d’une réunion en porte-à-faux par rapport à l’assassinat censé être au cœur des discussions.

Al Jabha Chaâbiya boycottant aussi ces négociations, l’absence conjuguée des deux partis « populaires », versant droitier et versant de gauche inclus, signifie d’une certaine façon que ces tractations n’intéressent toujours pas le peuple.

Il semble que l’on se dirige lundi vers le compromis d’une solution mixte (technocrates + ministres politiques) permettant de sauver la face à l’extrême droite d’Ennahdha ainsi qu’une non démission de Jebali. Cela confirmerait au passage une tradition des pourparlers en deux temps chez le parti islamiste : placer très haut le seuil des demandes, pour au final présenter les concessions tel un compromis honorable.

Autre mode opératoire dont Ennahdha est désormais coutumier : la mobilisation en deux temps dans la rue : le parti entendait hier faire oublier l’échec de mobilisation du samedi dernier via ses spécialistes des appels partisans fédérateurs, Habib Ellouze en tête.

Manif Ennahdha du 16 février 2013. Les jeunesses d'Ennahdha jouent l'autodérision face aux accusations de "soudoiement aux biscuits". Photo Seif Soudani
Manif Ennahdha du 16 février 2013. Les jeunesses d’Ennahdha jouent l’autodérision face aux accusations de “soudoiement aux biscuits”. Photo Seif Soudani

Cette fois, plus de droit à l’erreur, présent en personne pour « sa » démonstration de force, Ghannouchi veut montrer qu’il est soutenu par la rue conservatrice qu’il assimile à la révolution. « 60 000 personnes » étaient au rendez-vous selon le ministère de l’Intérieur.

Deux dérives essentielles sont à retenir :

Si la sortie de « BCE » à propos de la dissolution de l’ANC est une aubaine permettant à Ennahdha de surfer sur le thème de la légitimité, il est clair aujourd’hui que l’actuelle troïka repose sur un postulat qui n’est plus tenable : la rhétorique des bienfaits de la cohabitation tripartite avec les laïques omet de préciser que cette entente cordiale repose sur l’hégémonie d’Ennahdha.

Les « manifestations de soutien » au pouvoir se multiplient. Or, ces plébiscites sont le signe d’une démocratie en péril, généralement les prémices d’un processus fascisant.

Seif Soudani