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La mouvance chorégraphique comme une réaction allergique à la volonté d’embrigadement.

« Créer, c’est résister. Résister, c’est créer »
Stéphane Hessel.

Comme une façon de rendre hommage à la mémoire de l’éternel indigné, oui… néanmoins ces quelques mots de Stéphane Hessel n’ont jamais été autant significatifs et d’actualité que sur les pages qui défilent la Tunisie d’aujourd’hui, et déferlent ces chroniques.

http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=zSQRXY-rp_M#!

Comment une vidéo postée le 23 Février 2013, immédiatement vue par des dizaines de milliers de personnes a-t-elle ameutée pour alerter l’opinion publique ? Une véritable déferlante produite initialement par M. Abdellatif Abid, Ministre de l’Education du gouvernement sortant qui a décidé que « cette » vidéo telle qu’elle était présentée était contraire aux valeurs éducatives et pédagogiques qui doivent être véhiculées par un établissement scolaire, et s’est autoproclamé par là-même gardien de la bonne morale et du don de vertu, parlant immédiatement d’enquête, de suivi judiciaire, parlant également de prise de responsabilité de l’Etat devant de tels actes, considérés par sa personne comme étant dangereux pour l’évolution de notre jeunesse, le dit Ministère refuserait totalement ces agissements, les interdirait, les punissant par la loi.

La vidéo dont nous parlons était une séquence « live » de l’exécution de la danse « Harlem Shake » sur le morceau « électro » portant le même nom et création du compositeur Baauer, réalisée au lycée « Imam Muslim », ancien « Pères Blancs » d’El Menzah 1, premier « Harlem Shake » de la république tunisienne. En effet, dès le début du mois de février, cette action artistique a crée un « buzz » mondial. Les citoyens tunisiens n’ont fait que suivre les citoyens du monde, jeunes et moins jeunes, qui ont adopté cette musique de quelques minutes sur laquelle il s’agit de se déhancher de manière loufoque, mimant de façon ludique un personnage de son choix, avec apprêt de déguisements, ou pas, que cette figure soit fictive ou simplement tirée de son propre environnement socioculturel. Le fondement du « concept » « Harlem Shake » étant l’amusement dans la parodie, le défoulement pacifique et le divertissement collectif.

Alors, comment passer d’un simple divertissement, un « Joke » de jeunes s’apparentant à un réel besoin d’expression sous forme de loisirs, pour aboutir à un scandale national éducatif, ayant une propension pour une remise en question profonde d’une pédagogie donnée et d’une certaine éducation ?

En condamnant et en criminalisant l’ « Harlem Shake », en affirmant que « c’est contraire à la loi », de quelle(s) loi(s) A.Abid a-t-il voulu parler ? Quelle loi interdirait à des jeunes de s’exprimer librement sans porter atteinte à autrui, ni faire violence à quiconque ? Quand A.Abid a parlé d « outrages à la morale », de quelle morale s’agit-il ? N’est-ce pas lui finalement qui a allumé un feu qui s’avère incandescent ?

Cet « Harlem Shake » serait passé comme une lettre à la poste, si ce Ministre n’avait pas fait frein sec devant une simple parole donnée au corps d’une jeunesse pour dire et raconter l’être qu’elle est. Est-ce-que le jeune tunisien n’a pas le droit, aujourd’hui dans une Tunisie postrévolutionnaire, de s’égayer quelque peu, comme le reste de la jeunesse du monde entier ? Sa Tunisie, mère patrie, serait-elle devenue matricide, aux mille visages méconnaissables, virevoltée et survoltée par ses inquisiteurs néo-bourreaux.

Polémique, énième provocation, un clip de 30 secondes, effet « trainée de poudre » élémentaire d’une population mondiale similairement rythmée et connectée, du lycée vers l’université pour toucher tous les corps de métiers, un clip sans aspect nocif apparent est pourtant devenu l’objet et le sujet d’un scandale national. Ce qui semble avoir choqué dans la vidéo du lycée Imam Muslim ce sont d’abord certaines tenues jugées «dénudées » de certains protagonistes de cet « Harlem Shake », ainsi qu’une mise en scène avec une jeune fille en « nikab », et autres retranscriptions physiques de phénomènes quotidiennement concomitants au citoyen de base. Est-ce une atteinte au sacré ?

La réaction démesurée du Ministre, a encore une fois crée la diversion et la rupture sein de la population tunisienne, ceux qui sont « pour » et « avec », ceux qui sont « contre » et «pas avec » , ceux qui défendent les libertés individuelles et collectives, et ceux qui pensent que ce type d’actions sont contraires à la société tunisienne et aux valeurs véhiculées par l’Islam, ceux qui pensent qu’agir et intervenir dans l’espace désigné et/ou public est un acquis de la révolution à conserver, et ceux qui affirment qu’au contraire, les Tunisiens , doivent maintenant « rentrer chez eux » et s’occuper de leurs foyers, comme si faire et joindre les deux étaient des réalités contraires.

Mais voilà qu’après le Lycée Imam Muslim, et devant les accusations gravissimes et infondées du Ministre de l’Education, c’est toute la Tunisie qui s’est mise à « Shaker » sur le « Harlem Shake ». Relayé à souhait sur les réseaux sociaux, écrit et diffusé sur l’ensemble des médias nationaux et étrangers, « Shaker » est devenu un acte de résistance face à la volonté d’amputation d’une possible liberté d’expression.

Lycées de la capitale et des régions, universités, artistes, intellectuels, avocats, enseignants, etc, tous se sont mis à l’ « Harlem Shake » pour dire à voix haute leur refus absolu de l’embrigadement spirituel dans lequel risquerait de tomber la Tunisie, si son peuple se laisse faire ou intimider. Un «  Harlem Shake » imposant a été organisé vendredi 1er mars dernier devant le Ministère de l’Education, alors qu’au sein d’un autre extrême de la frange des couches du peuple, le rigorisme religieux fait dire à ses adeptes qu’il faut « punir par la condamnation et la damnation physique » les « shakeurs » de la Tunisie.

Lycée Imam Muslim menacé, jeunes du lycée Bourguiba attaqués par des « salafistes », étudiants de l’Institut de Presse et de l’Information agressés par des jeunes de la mouvance « salafiste » de la Manouba, étudiants de l’Ecole Nationale des Sciences de l’Informatique devant l’entrée principale du Rectorat de la Manouba, « Shakeurs » gazés à Sousse, et nous en passons car la liste est longue, tous ont été sauvagement défiés, injuriés et assaillis soit par les forces de l’ordre, soit par des extrémistes, alors qu’ils s’apprêtaient à accomplir leur « danse shakante », transformée en acte de résistance citoyenne.

La Tunisie est encore une fois secouée par les siens pour des bagarres intestines, dénuées de sens. Ces quelques faits relatés un nombre infini de fois ces derniers jours, par les médias de tous bords soulèvent des questions et des problématiques beaucoup moins épidermiques que le sujet de l’ « Harlem Shake » en lui-même, en définitif de substance purement matérielle.

L’action artistique établie et réfléchie dans l’espace public et autres espaces inhabituels pour l’art, appréhendés comme espaces alternatifs ont-ils leur place en Tunisie ? L’approche du « corps » dans notre société peut-elle prendre des consonances autres que celle de l’interdit, du péché et du tabou ? Peut-il quitter définitivement son enveloppe charnelle vulgarisé pour atteindre son statut « citoyen » comme corps « citoyen ?

L’ensemble de ses interrogations sous forme d’épreuves obsèdent n’importe quel tunisien inquiet de son avenir et de son devenir.

L’association « ART Solution » a mis en place, dès l’automne 2012, son projet « Danseurs Citoyens », décliné en plusieurs actionnismes artistiques urbains. Les apparitions des performances « Je danserai malgré tout » ne sont pas passés inaperçues par les passants des souks et médinas de Tunis. Chargés par une motivation à la fois militante, engagée et revendicatrice d’un art citoyen, ces « danseurs-citoyens » permettent à n’importe quel « autre » de s’ouvrir au monde de l’art en général et celui de la danse en particulier.

Afin de changer de vision sur une géographie inconnue, voir même méconnue et mésinterprétée, comme celle de la chorégraphie comme « écriture du corps », toujours cataloguée dans nos sociétés arabo-musulmanes comme étant la représentation du « Hram » « péché » par excellence, ou tout au mieux assignée et classifiée dans la catégorie de pratique de « badinage » et/ou de «débauche ».

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Quand « Mr et Mme tout le monde », le citoyen « Lambda » découvrent ces « danseurs citoyens » au détour de l’attente d’un bus ou d’un métro qui s’éternisent, dans les coins et les recoins d’un marché entre deux étalages de fruits et légumes, sur la Place Bab Bhar au milieu des souks et des cafés, cela l’interpelle forcément et le place face à une situation où il verra ce corps qui danse, à la fois intime et public, comme débarrassé de son fardeau du « danger » véhiculé par la part de l’obscurantisme présentement sous nos cieux, esprit sibyllin et apocalyptique de La Tunisie postrévolutionnaire.

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La portée sociétale de la danse et de toute expression corporelle comme acte artistique dans l’espace public a démontré, à travers le fil de l’Histoire, sa lutte et son combat pour exiger son droit légitime à la création et à la diffusion citoyenne. La mouvance chorégraphique sur les différents territoires du Monde a déjà fait ses preuves comme étant une lutte acharnée pour la liberté d’expression quand un régime totalitaire, dans son aspect rigoriste religieux, anachronique, archaïque et traditionaliste voudrait s’en emparer.

Les « Harlem Shake », les « Je danserai malgré tout », et tant d’autres affirmations et manifestations libres des corps et des esprits continueront-ils à disproportionnellement polémiquer, diviser et sectionner en son sein et dans son sang une population tunisienne déjà menacée par la désunion ?

Conservateurs et libéraux, progressistes et archaïques, moralisateurs et permissifs, répressifs et tolérants, violents et pacifistes, jeunes et vieux, .., ce duel et interminable bras de fer qui envahit et inonde la Tunisie postrévolutionnaire révèle une profonde crise identitaire que n’importe quel phénomène socioculturel vient exacerber jusqu’à la moelle. La Tunisie est de plus en plus fatiguée par ce genre de dispute viscérale qui, comble de l’ironie, est toujours mise sur la table par ses actuels gouverneurs. Alors que ces derniers devraient d’abord se charger d’une mission fondamentale: atténuer les divergences et travailler à la construction du pays qui ne pourra se faire qu’à travers l’équilibre social.

Les vrais problèmes, récursifs et considérablement devenus le noyau dur d’une réalité sociale itérative, les « vrais » problèmes à examiner comme tels, ignoré par le Ministre de l’Education dont c’est pourtant la fonction gouvernementale, serait peut-être et d’abord, les rythmes scolaires surchargés, les pressions interminables des examens sans aucun accompagnement et suivi, le manque flagrant, inadmissible et impardonnable de structures dédiées et réservées aux loisirs et aux divertissements, sur mesure et adaptées à la jeunesse d’aujourd’hui. Les prouesses continues et continuelles ainsi que les progrès des nouvelles technologies atteignent de plein fouet notre jeunesse, comme celle du monde entier. Cette jeunesse est exigeante, et ne trouve en rien dans les composantes institutionnelles actuelles des propositions attrayantes réservées aux loisirs. Elles s‘en inventent donc elles-mêmes. Cet état de fait est plus que légitime, il est humain. N’est-ce pas mieux que le vol, le viol, la délinquance ou la délation de soi et de son être, à travers différentes formes ?

Sous notre ère contemporaine et sous nos cieux, il n’y a plus possibilité de conscience complète et aboutie sans l’importance quasi vitale du réseau virtuel et informatique. C’est une évidence qu’il faut accepter, avec ces bons et ces mauvais, aves ces avantages et ces inconvénients, occulter cette réalité devient contre nature et cause par là même des problèmes de compréhension sociale et sociétale qui peuvent s’avérer gravissimes.

Les réseaux sociaux, les blogs, les sites, la parole libre permise par le « net » ont joué un rôle majeur voir fondamental dans les révolutions arabes. Ceux qui nous gouvernent aujourd’hui grâce à cette révolution d’abord numérique, semble atteints de grave amnésie. Ils oublient d’où ils viennent et comment ils sont parvenus là où ils sont. Ils oublient également que le monde virtuel est et restera un moyen absolu de résistance et de combat.

Certes, il y a un conflit générationnel, une jeunesse décalée par rapport à ses géniteurs .Il ne s’agit surtout pas de faire le procès des jeunes et/ou réciproquement des moins jeunes, il ne s’agit pas d’organiser ni le confessionnal des uns ni le confessionnal des autres. Il y a juste un état de fait à prendre en compte : le rôle de la sacrosainte morale ne peut plus opérer de la même manière sur l’Homme car la « morale » est dépassée par le règne de l’Image.

Ce n’est pas l’ « Harlem Shake » en lui-même qui a suscité ce tollé inacceptable et chahuteur, c’est l’attitude du « corps » et de l’ « esprit » du tunisien définitivement affranchi d’un wahhabisme qui lui était étranger jusqu’ici, ce wahhabisme pour qui la danse et toute expression libre et festive est de l’ordre du diabolisme. Alors où commence l’obscénité, et où s’arrête la liberté, et réciproquement ? De quelle obscénité parle-t-on ? Est-ce de l’inaction, l’indifférence voir la silencieuse et souterraine complicité de l’Etat et de ses actuels gouverneurs quand des actions criminelles et dangereuses ont réellement menacé le pays.

Par où commencer, et quoi énumérer ? Les universités et le symbole universel du savoir académique détruits par les « salafistes », le drapeau tunisien outragé et sa représentation civile et patriotique nationale spoliée, les imams et les prédicateurs wahhabites appelant au meurtre et au djihad sur les bancs et dans les rangs des écoles et lycées, sous la double casquette de recruteurs pour la « guerre sainte » en Syrie, les écoles coraniques sauvages et anarchiques, sans permis légal et en total déni des normes éducatives pullulant dans le grand Tunis et ailleurs, les dizaines et dizaines de monuments et mausolées, patrimoine national et universel reconnu comme tel, détruits et réduits en cendre, etc… Tout ceci n’est-il pas une profonde atteinte à l’éducation, à l’évolution spirituelle et intellectuelle de la jeunesse et des citoyens tunisiens ? Pourquoi les actuels politiques, éternellement en transition, n’ont-ils porté plainte contre les instigateurs d’organisation groupusculaire quasi-terroriste, pourtant bien identifiés.

Restés impunis, parfois « remerciés » pour leur « protection de la révolution », souvent récidivistes grâce aux encouragements latents des gouverneurs en place (Ministère de l’Education, Ministère de l’Enseignement Supérieur, Ministère de l’Intérieur, Président du Parti au Pouvoir, Premier Ministère, Présidence de la République, etc…), ils sévissent toujours. Alors que ce sont les écoliers, lycéens, étudiants et tous les citoyens tunisiens solidaires de la cause de la liberté d’expression qui se retrouvent, encore une fois, sur le banc des accusés.

De véritables questions se posent quant au rôle de l’éducation et le sens que veulent lui donner ses figures étatiques. Pourtant, les réponses sont évidentes. Pourquoi ne regardent-ils pas enfin les maux profonds dont souffrent l’enseignement de base dès l’école primaire, pour ensuite logiquement atteindre les collèges et lycées pour atterrir et percuter de plein fouet l’enseignement supérieur qui ne fait que remplir et accroitre ses rangs de diplômés chômeurs.

L’Académie en Tunisie n’a plus rien de scientifique, enseignants comme étudiants sont totalement démotivés pour les plus optimiste et carrément dépités pour ceux un peu plus pessimistes.

L’enceinte universitaire est devenue une arène où l’énergie de l’ennui côtoie le « no man’s land » et le « no future ». Ne serait-ce pas ces maladies récurrentes et ces cancers métastasés depuis « x » décennies qui auraient dus et qui devraient interroger M.A.Abid et compères, au lieu de perdre un temps fou à criminaliser des jeunes lycéens qui avaient comme unique intention la recherche d’un possible désennui.

Que retenons-nous de toute cette série de péripéties, aux lendemains de tout ce gravissime remue-ménage ? Encore une opportunité ratée de discourir et de dialoguer des réelles problématiques qui touchent le secteur de l’Education, et par là-même notre pays, ainsi que les dangers palpables, tangibles et évidents qui les guettent aujourd’hui.

Le Ministre de l’Education, comme le Ministre de l’Enseignement Supérieur, comme tous les autres actuels responsables politiques ont enregistré une fois de plus « un acte manqué » dans leurs expériences gouvernementales, et une bonne occasion de parler ou de se taire, cela dépend de quel côté de l’opinion l’on se place.

Selima Karoui.