Adel Khadri, jeune vendeur à la sauvette de 27 ans, s’est immolé par le feu le 13 mars, en plein centre de Tunis, déplorant le chômage qui frappe la jeunesse. Le jeune vendeur à la sauvette qui, désespéré par ses conditions de vie, est décédé le lendemain à l’aube suite à ses brûlures.

Les immolations sont devenues le quotidien du professeur Amen Allah Messadi, chef du service de réanimation au Centre de traumatologie des grands brûlés dans le gouvernorat de Ben Arous. Selon lui, le phénomène des immolations en Tunisie n’est pas prêt de s’arrêter si chaque cas est médiatisé de façon sensationnelle.

A combien se chiffre l’augmentation des cas d’immolation depuis la mort de Mohamed Bouazizi ? Y-a-t-il un profil type qui revient plus souvent que d’autres ?

Depuis la mort de Mohamed Bouazizi et la médiatisation de son cas, il y a eu une augmentation très importante du nombre d’immolations. En 2011, nous avons enregistré dans le service de réanimation des brûlés du Centre de traumatologie des grands brûlés de Ben Arous près de 94 admissions dont la moitié est décédée. Ce chiffre ne compte pas les 45 que nous n’avons pas pu admettre car ils sont morts avant leur arrivée. En 2012 nous avons accepté 62 cas sur lesquels 37 sont morts.

L’année 2011 a été une année catastrophique. En 2012, le chiffre a baissé par rapport à 2011. Nous sommes passés de 33% d’admissions à 25% mais cela reste un chiffre anormalement élevé. Ce que l’on peut dire, c’est que c’est le plus haut taux d’admission depuis 1993, date à laquelle je suis arrivé dans le service. Depuis 1997 on peut voir que les hommes sont beaucoup plus concernés que les femmes alors qu’avant c’était l’inverse. On peut voir également qu’ à chaque fois qu’un cas est médiatisé, il est suivi d’une vague de cas similaires. C’est pour ça que je suis contre la médiatisation du phénomène des immolations.

Vous voulez dire qu’il ne faut pas médiatiser les immolations à cause de la tendance que peuvent avoir certains à vouloir imiter le geste ?

Je suis contre le fait de médiatiser façon «scoop» au moment où tout le monde en parle. Car cela donne de l’ampleur au phénomène et cela peut engendrer en effet un cercle vicieux où d’autres personnes imitent le geste. Ce que les gens ne savent pas, c’est qu’à la suite de la mort du jeune Adel Kazri, cinq autres personnes se sont immolées dans la semaine. Les gens fragiles psychologiquement peuvent être poussés à l’acte par la médiatisation. Le simple fait de voir la nouvelle à la télévision ou de voir les images encouragent d’une certaine manière, le passage à l’acte.

Mais ne pensez-vous pas que les médias doivent relayer l’information, qu’ils ne peuvent pas faire l’impasse sur un tel sujet ?

C’est pourquoi je suis plus pour un débat qu’une médiatisation dans l’immédiat. Par exemple, de mon côté, j’avais participé en mai 2012 à une émission de télévision sur le sujet, il y a avait également un psychiatre et nous avons parlé du phénomène et de ses conséquences. Ce n’était pas dans un climat tendu comme celui-ci. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut éviter sur le coup de trop médiatiser le phénomène, mais qu’il faut en parler quand la situation est plus apaisée.

Quel rôle peuvent jouer alors les médias selon vous ?

Les médias ont aussi une utilité de service public en favorisant le débat sur les conséquences des immolations. Ils peuvent jouer également un rôle préventif, montrer que ce n’est pas forcément une solution. Je pense qu’il faut parler des conséquences de l’immolation. A la fois physiques et psychologiques. Les gens ne se rendent pas compte de la souffrance que des séquelles que laisse une immolation sur le corps. Et c’est un coût pour les familles, l’hospitalisation à elle seule coûte plus de 40 000 dinars sans compter les soins qu’il faut suivre des années après. Il faut faire appel aux témoignages des survivants et vous verrez leur souffrance. En plus c’est souvent un acte qui ne permet pas d’obtenir ce que l’on voulait. La famille de l’immolé va rester dans le besoin et la pauvreté après la mort de ce dernier, ce n’est pas la mort de leur enfant qui va les aider à améliorer leur vécu vont l’aider à trouver du travail.

Mais les personnes qui s’immolent ne le font pas que par mimétisme, il y a souvent une vraie revendication sociale derrière. Certains survivants vous parlent-ils des motivations qui ont guidé leur acte ?

Quand j’ai reçu Mohamed Bouazizi, il n’était pas en mesure de parler. Mais pour Adel Kazri, il a dit clairement «faditt !» («J’en ai marre»). Et c’est la phrase qui revient le plus souvent, “je n’en peux plus”. Le profil type, ce n’est pas forcément le marchand ambulant ou le chômeur, ce sont surtout des jeunes de 25 à 30 ans qui appartiennent aux classes défavorisées . Ceux qui survivent sont rarement récidivistes car ils regrettent leur geste surtout à cause de la souffrance qui s’ensuit et de leur handicap à se réintégrer ensuite dans la société. Les médias ne parlent pas, par exemple des survivants et de leur difficulté à survivre à leur immolation. Lorsqu’ils sortent de l’hôpital, ils sont pour ainsi dire “largués”. Un acte utile serait par exemple la mise en place d’une association qui les aiderait à se remettre sur pieds. Au lieu de ça actuellement, nous avons des chaînes de télévision qui débarquent dans l’hôpital et demandent à filmer la victime juste après son acte. C’est indécent.

Et avant Mohamed Bouazizi, était-ce le même profil de personnes qui s’immolait?

Il y avait des actes de détresse sociale mais le pourcentage était beaucoup moins élevé. Le problème ne se posait pas d’un point de vue politique car il y avait autant d’immolations en Tunisie que dans n’importe quel pays du pourtour méditerranéen. Dans les années 90, nous avions de nombreux cas de femmes qui souffraient parfois de troubles dépressifs, le fait de s’immoler relevait plus d’un acte de souffrance psychologique. Il y a eu et il y a encore des cas de conflits familiaux qui peuvent aussi motiver une tentative d’immolation.

On a pu voir que la classe politique était restée globalement silencieuse sur la mort d’Adel Kazri, qu’en pensez-vous ? Est-ce parce que l’augmentation du phénomène peut signifier aussi un échec de la politique sociale depuis la révolution?

Je ne pense pas que c’est une bonne idée pour la classe politique de répondre sur le coup ou de réagir au moment des faits. Comme dans le cas de la médiatisation à outrance, cela risque d’attiser la polémique et d’inciter d’autres jeunes à s’immoler. La réponse politique doit se faire dans les réformes, dans la réelle prise en charge de la question du chômage et, sur le long terme. Une chose est certaine, l’augmentation et la multiplication des cas en Tunisie montrent bien que le désespoir social qui est à l’origine de cette action désespérée est toujours présent. Par exemple, la politisation du problème pousse les gens à croire qu’il faut absolument déplacer immédiatement les brûlés dans notre centre à Ben Arous. Alors que ce n’est pas vrai, on peut apporter les premiers secours très vite sur place et c’est parfois déconseillé de déplacer les victimes dans les premiers instants de la brûlure. Par contre on peut former des équipes médicales et paramédicales qui seraient des antennes relais dans les régions qui peuvent apporter les premiers soins. Nous avons présenté un projet à ce sujet au Ministère de la santé qui est en cours de discussion.

Le premier geste d’urgence que n’importe qui peut faire devant un brûlé, c’est de verser de l’eau de robinet sur la personne qui s’enflamme pour créer un effet de refroidissement.Mais aujourd’hui le sujet reste-t-il tabou au regard aussi de la religion, qui interdit le suicide ?

Oui, certainement, en plus c’est un phénomène en recrudescence dans les pays des révoltes arabes. C’est pourquoi l’acte est réellement l’expression d’un geste désespéré. Mais en dehors de l’interdiction religieuse, l’acte suicidaire et l’immolation sont également condamnés par la loi en Tunisie. En s’immolant, la personne prend le risque si elle survit . Nous avons présenté un projet à ce sujet au Ministère de la santé qui est en cours de discussion.

Aujourd’hui il faut que l’on arrête de traiter le phénomène d’un angle émotionnel et que l’on essaye de montrer que même si l’acte est une revendication sociale, il est trop radical et ne permet pas aux gens d’obtenir ce qu’ils veulent. C’est pourquoi il faut réellement la mise en place d’un débat serein autour du sujet et que l’on sorte de ce marasme social qui ne fait qu’envenimer la situation.

Propos recueillis par Lilia Blaise