Post de contrôle de la police de l'air à l'aéroport Tunis-Carthage.

Il y a quelques jours, un père de famille se rend à l’aéroport pour accompagner ses filles qui partent en voyage. Un agent de police lui demande de signer des autorisations de quitter le territoire pour ses filles pourtant majeures. Ce qui semble être une mesure discriminatoire pour les femmes, serait en fait un excès de zèle lié à une procédure de surveillance de possibles départs en Syrie.

Il y a trois jours, Mounir Khaled Jeddi, qui est en Tunisie pour les vacances, raccompagne ses trois filles à l’aéroport de Tunis, où elles doivent prendre un vol pour la France. Au passage de la police des frontières, M. Jeddi se voit demander par l’agent de police de signer l’autorisation de quitter le territoire pour sa fille de 9 ans.

Elle m’a demandé de signer à côté de mon numéro de CIN sur la fiche de renseignement de ma fille explique-t-il.

En effet en Tunisie un enfant mineur dont les deux parents sont tunisiens ne peut quitter le territoire sans l’autorisation signée par son père. Une disposition discriminatoire puisque cette autorisation ne peut pas être délivrée par la mère de l’enfant. Le père doit absolument signer ce document si les enfants doivent voyager.

Demande d’autorisation de quitter le territoire pour des femmes majeures ?

M. Jeddi s’exécute tout de même et se voit ensuite demander de signer une autorisation pour ses deux autres filles, âgées de 20 et 22 ans. Ne s’agissant pas d’enfants mineurs, M. Jeddi refuse de le faire. L’agent de police des frontières lui explique qu’il s’agit « d’instructions » qui obligent les femmes de moins de 35 ans voyageant non accompagnées à présenter une autorisation de quitter le territoire signée par leur mari ou leur tuteur, leur père en l’occurrence. Une remarque qui rappelle l’incident qui a eu lieu il y a quelques mois à l’aéroport de Tunis, quand une femme d’affaires tunisienne s’était vue demander l’autorisation de son mari pour quitter le territoire.

M. Jeddi ne se laisse pas faire et après des pourparlers, la policière trouve un subterfuge, raconte-t-il, pour contourner la demande : ayant la double nationalité, les jeunes filles ne seraient plus concernées.

En ressortant M. Jeddi accoste les deux policiers en civils présents à la porte de la salle et leur demande des explications. Deux arguments sont avancés : il y aurait eu instruction de contrôler les femmes de moins de 35 ans de peur d’un départ vers des réseaux de prostitution, notamment pour le Liban. Une autre raison serait la mise en place d’un contrôle plus accru des sorties vers certaines destinations à cause des départs vers la Syrie.

Des explications qui ne satisfont pas M. Jeddi :

Mes filles sont majeures, donc je n’ai pas à donner mon autorisation pour qu’elles voyagent. Ensuite, s’il s’agit de contrôler les voyages vers la Syrie, il faut également le faire pour les garçons. Enfin, il faut prévenir les gens en avance si une autorisation est vraiment nécessaire pour des femmes majeures. Comment auraient-elles fait si je n’avais pas été là ?

 

De prime abord, M. Jeddi pense à une mesure qui porte atteinte aux droits des femmes. « Mais en réfléchissant et après avoir discuté avec des gens a posteriori, je pense plutôt avoir été victime du zèle de l’agent de police. » Car en continuant à discuter avec les deux policiers en uniforme M. Jeddi fait remarquer que ses filles partent en destination de la France. Un des policiers lui répond alors qu’il s’agit d’une erreur de la part de sa collègue, car en effet les voyages vers la France ne sont pas concernés par ce contrôle.

Il y aurait donc effectivement un contrôle des voyageurs en partance vers les pays limitrophes de la Syrie. Une information qu’aucun responsable n’a voulu confirmer au sein de l’aéroport de Tunis-Carthage. Le directeur de la sûreté et de la sécurité de l’Office de l’aviation civile et des aéroports (OACA) explique ne pas pouvoir se prononcer sur cette question et renvoie vers le chargé de communication, qui renvoie à son tour vers le commissaire de l’aéroport de Tunis, qui renvoie vers le porte-parole du ministère de l’Intérieur, que nous n’avons pas réussi à joindre.

Le sujet est sensible et les techniques de contrôle peuvent poser question si elles sont avérées. L’autorisation de quitter le territoire pour les femmes de moins de 35 ans existe-t-elle vraiment ou s’agit-il simplement d’une erreur de l’agent de police ?

Impossible d’avoir une réponse officielle pour le moment, mais il semble qu’il s’agisse effectivement d’un excès de zèle. M. Jeddi dit lui-même avoir été étonné par cette requête : « Il y a de nombreuses femmes de ma famille qui voyagent seules et on ne leur a jamais demandé ce genre d’autorisation. »

Mais il est vrai que de nombreuses jeunes filles rapportent avoir été questionnées, et ce depuis bien avant la révolution, lors de départs vers la Turquie ou le Liban, quant aux raisons de leur voyage. Une manière pour l’État tunisien d’essayer de contrer les départs vers des réseaux de prostitution.

Renseignements pris auprès d’une juriste, il n’y a pas en Tunisie de loi, décret-loi ou circulaire qui restreint le voyage des femmes. À moins que des décisions ne soient prises sans qu’elles ne soient rendues publiques. Quoi qu’il en soit, en Tunisie, une femme majeure est libre de voyager.

Les possibles départs vers la Syrie contrôlés

Par contre, un autre témoignage prête à croire qu’il y a effectivement un système de surveillance de possibles départs vers la Syrie. Ainsi Mohamed*, 30 ans, nous rapporte avoir subi un interrogatoire avant un départ pour la Turquie. Il y a 15 jours environ, il se rend à l’aéroport de Sfax pour prendre un avion pour Istanbul.

À l’entrée de la salle, où se trouve le contrôle de la police des frontières, un agent de police contrôle son passeport et, au vu de son âge, lui demande de se présenter dans une salle à l’étage. Mohamed pense d’abord être intercepté pour son service militaire.

Arrivé devant la salle, il trouve 8 personnes présentes, dont un jeune couple qui dit partir en voyage de noces mais qui semble extrêmement inquiet, se souvient Mohamed :

 La fille se rongeait les ongles. Ils étaient tous les deux pâles d’inquiétude.

La jeune fille a du henna sur ses pieds. « Elle avait vraiment l’air d’une jeune fille tout juste mariée », précise Mohamed. Un policier fait des allers-retours entre cette pièce et une autre en leur posant des questions. « Toutes les personnes présentes avaient l’air jeune, tous avaient moins de 35 ans. »

Vient le tour de Mohamed d’être interrogé : « Les questions se sont enchaînées sans pause. Il y avait deux policiers : un plutôt sympathique et un un peu plus dur. » Dès la première question, Mohamed comprend qu’il s’agit d’un contrôle pour les personnes risquant d’aller en Syrie :

 “Pourquoi tu pars en Turquie ? Pourquoi tu pars seul ? Que vas-tu faire là-bas ?” Ils m’ont demandé si ma famille était au courant. J’ai expliqué que mes parents m’avaient accompagné, j’ai donné le plus de détails possible pour qu’ils me laissent partir rapporte Mohamed.

À la fin de l’interrogatoire le mot est enfin lâché par le policier le moins avenant :

Il a la tête de quelqu’un qui part en Syrie !

Mohamed porte une barbe de quelques jours. La jeune mariée porte un hijab. le contrôle semble se faire au faciès. Mohamed ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Les agents de police le laissent partir mais notent ses coordonnées car ils veulent « le suivre ».

« Un détail m’a frappé : le jeune couple qui disait partir en voyage de noces n’a pas pris l’avion : je ne les ai pas vu, ni dans le bus qui nous a amené jusqu’à l’avion, ni à bord de l’appareil », rapporte-t-il.

Après son interrogatoire à l’aller, Mohamed, ainsi que tous les passagers de l’avion en provenance d’Istanbul, ont été minutieusement fouillés à leur arrivée à Sfax.

Nous avons tenté de contacter le commissaire de l’aéroport de Sfax, mais nous avons été renvoyés vers le siège de l’OACA, où, quelques heures plus tôt, personne ne pouvaient nous renseigner.

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* L’identité du témoin a été modifiée.