Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
About Duplicity, Œuvre de Zeek Barnaulsky

Par Nejia Zemni,

Ce que certains n’ont pas saisi en ce qui concerne la révolution tunisienne, c’est la force extraordinaire d’une parole libérée. Ils n’ont pas compris, parce qu’ils ne pouvaient pas comprendre.

En effet, enfermés dans « la langue de bois », c’est-à-dire un discours stéréotypé, repris et calqué sur le discours de la dictature et de la religion, discours tout prêt à être ingurgité tel quel et recraché tel quel, ils ne pouvaient qu’avoir recours au mensonge.

Le mensonge leur apparaissait comme la seule voie de contourner un discours clos. Cependant ils ont fait plus que cela, car il y a une distinction à faire entre « mensonge » et « double discours ».

Si le mensonge se donne comme le contraire de la vérité, l’individu a vite fait de décoder les messages qui lui arrivent, en se référant à l’inverse du mensonge. C’est ce que nous avons connu pendant plusieurs décennies.

Mais le double discours met en place tout autre chose. Il introduit une confusion tout à fait déstabilisante en mélangeant vérité et mensonge, comme le fait par exemple le mythomane. Le mensonge s’appuie sur des éléments de vérité, de sorte que l’interlocuteur, non seulement est interdit de dialogue, mais encore est complètement déstabilisé au niveau de ses repères habituels.

Il en résulte pour l’individu comme pour le collectif, un clivage destructeur qui accule peu à peu à l’agressivité et à la violence. Ce clivage est de l’ordre de la pulsion de mort. Il écartèle l’individu, le coupe de lui-même et provoque un malaise, qu’il ne peut provisoirement contrôler qu’en faisant appel à la perversion pour sauver les apparences à ses yeux et à ceux des autres, en maintenant artificiellement du lien social. Parce qu’en effet, ce clivage « intérieur » entraîne une rupture du lien social réel au profit d’une apparente solidarité souvent achetée au prix fort.

Beaucoup d’observateurs, sociologues ou hommes de théâtre ont, depuis longtemps déjà, souligné la prolifération galopante de la schizophrénie qui a gangréné la société civile tunisienne et sur laquelle la dictature a fait son beurre.

L’apport irrémédiable et définitif de la révolution, c’est la perception in vivo de cette dérive schizophrénique et la prise de conscience d’une unité retrouvée. Cela devenait une question de vie ou de mort. D’ou la jouissance (inattendue) qui a accompagné cette liberté de parole. L’irruption d’un instinct de vie et de lutte pour la vie a émergé globalement, entraînant chez certains la nécessité de choix difficiles, de renoncements douloureux, et chez d’autres une euphorie contagieuse.

Il est nécessaire de saisir qu’une lutte « politique sincère » se fonde sur une lutte individuelle contre ses « propres démons » (la culpabilité, la peur, le renoncement, la remise en question de soi, etc.). Toute révolution est d’abord un changement du regard que l’on porte sur soi-même si l’on veut que le regard de la collectivité change et que l’on puisse avancer vers un mieux-être.

Ce qu’il faut saisir une fois pour toutes, c’est que l’on ne peut construire sur « le double discours », si ce n’est, poussé par une pulsion mortifère, à saper soi-même ses propres fondations. On sait aujourd’hui avec certitude que la transparence, l’expression libre, constituent le fondement de l’équilibre, de l’harmonie, et cela depuis la plus tendre enfance.

L’orée de toute révolution, c’est l’irruption de la parole d’un peuple dans la sphère politique. C’est la manifestation consciente et visible d’un grand nombre d’individus jusque là déshérités et silencieux, qui posent ou se réapproprient, selon les cas, leur statut de sujet parlant. C’est l’affirmation de l’existence, du « plus jamais peur », la faille qui permet de décoller de la recherche de la satisfaction effrénée des besoins au profit de la revendication d’un désir de dignité et de liberté. Fulgurance inattendue, imprévisible bien que souvent pressentie, d’une vitalité qui reprend la main après des années de silence. Le psychisme brusquement libéré des nombreux voiles qui obstruaient son rapport à lui-même et aux autres, exulte d’une dynamique retrouvée.

Que s’est-il passé ? La libération de la parole ouvre une brèche définitive, une faille salutaire pour une respiration retrouvée : c’est l’émergence du sujet ! Cela signifie que la collectivité ne sera plus jamais vécue comme un groupe monolithique protecteur ou menaçant, selon que l’on se réfère à la Oumma ou à l’autorité toute puissante d’un chef. L’individu, en accédant au stade de « sujet », perd l’illusion groupale parce qu’imaginaire, du caractère homogène et totalisant du collectif. De ce fait, il prend conscience de la nécessité de devenir acteur de sa vie et il en ressent en même temps une grande jouissance.

Au-delà du plan politique, c’est cette éclosion du sujet, de son humanité qui constitue le bouleversement de grande envergure que promeut toute révolution. Certes, pour que le sujet s’affirme et puisse se construire, seule la démocratie peut offrir un humus favorable à son épanouissement.

Ce n’est pas un hasard si la démocratie semble si difficile à produire dans la civilisation arabe et musulmane. Elle est vécue comme un danger, non seulement à cause d’une lutte d’intérêts permanente entre des nantis et des déshérités, mais surtout parce que l’émergence de sujets dont la parole est libre casse définitivement la structure pyramidale de siècles de sociétés patriarcales, qui continuaient à sévir par des déplacements sous forme de régimes autoritaires de toutes sortes.

La révolution introduit une rupture et la démocratie installe une logique horizontale ; c’est pourquoi elle est un épouvantail pour tous ceux qui, enfermés dans un narcissisme pathologique, prêchent l’exclusion de l’autre. Cette fermeture pathologique, non seulement ne permet pas l’accès à l’autre, mais le fait ressentir comme un danger, comme un ennemi à détruire. Cette vision close de la structure humaine ne permet aucun développement, car elle est totalitaire dans le sens où n’admettant pas l’erreur, elle s’ôte la possibilité de toute remise en question.

On peut saisir aisément que le dialogue ne peut avoir lieu que si l’on reconnaît que son « semblable » est un autre.

Nejia Zemni