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Je suis souvent assez déçu, voir frustré, en lisant le maigre contenu de la blogosphère économique en Tunisie. Ma frustration provient du fait que la plupart des analyses ne contiennent que peu, voir aucune, analyse économique sérieuse et qu’elles sont, surtout, beaucoup trop partisanes. L’exemple de la dépréciation récente du dinar en est un parfait exemple. En effet, au lieu d’offrir une explication économique bien fondée et bien illustrée par des chiffres et des faits, la plupart de ce qui m’était donné de lire (par exemple ici, ici et ici), au lieu de discuter les vrais causes de cette dépréciation, l’impute, d’une façon indirecte, à l’incompétence du gouvernement en oubliant au passage que l’autocritique est une vertu !

Dans cet article je démontre que, malgré la détérioration des fondamentaux (solde de la balance commerciale, inflation, instabilité socioéconomique, etc.), qui ont certainement pesé sur le dinar, une bonne partie de la dépréciation récente est expliquée par d’autres facteurs exogènes. En effet, une analyse attentive des fondamentaux révèle que, étant donné les conditions du marché, la situation n’est pas aussi dramatique que l’on essaye de nous faire croire, et que ces facteurs n’expliquent pas, à eux seuls, cette chute. Je m’explique.

A fin juillet 2013, la recette touristique [1] s’était établit à 1616,9 MDT. C’est à dire, en légère progression par rapport à la situation enregistrée à la même date en 2012 (1614,7 MDT) et assez supérieur aux chiffres de 2011 (1154,1 MDT). Il n’y a donc pas de changements significatifs à ce niveau qui auraient pu perturber la situation. S’agissant de la balance commerciale, selon le site de l’INS [2], sur les sept premiers mois de 2013, les biens et services exportés par la Tunisie ont atteint une valeur de 16571,4 MDT (contre 15574,6 MDT à fin juillet 2012) alors que la valeur des implorations, sur cette même période, a atteint 23077,3 MDT (contre 21936,6 MDT à fin juillet 2012). Il vient donc que les exportations ont cru de 6,4% (malgré la baisse du volume !) alors que les importations, quant à eux, ils ont cru de 5,2%. Encore une fois, il est clair que ce n’est pas le déficit commercial qui à déclenché cette dépréciation massive même s’il exerce certainement une pression à la baisse sur le dinar [3].

Un autre facteur qui aurait pu expliquer la chute du dinar est la détérioration de la situation sécuritaire et l’augmentation des incertitudes sociopolitiques. Sur ce front, bien que la situation se soit particulièrement empirée depuis février 2013, et encore en juillet dernier, générant des pressions supplémentaires sur le dinar, il est opportun de se rappeler que ce dernier n’a que très peu fluctué pendant les premiers mois qui ont directement suivie la révolution. Et ce, malgré que la visibilité durant cette période fût à son plus bas niveau.

Pour comprendre ce qui s’est réellement passé, il est important de ne pas se limiter au contexte local, de prendre un peu de recul et de regarder plutôt la situation dans son ensemble. Pour ce faire, il est important de se poser la question suivante : somme-nous le seul pays émergent à observer sa monnaie perdre de la valeur vis-à-vis de l’euro et du dollar? La réponse à cette question est clairement NON.

En effet, ceux qui ont suivi le FOREX ces derniers temps, ils ont certainement pu constater que la dépréciation récente des monnaies des pays émergents, vis-à-vis de l’euro et du dollar, est devenue, depuis quelques mois, un phénomène quasi-général [4]. Comme on va le voir par la suite, le rythme de la dépréciation a été assez similaire dans tous ces pays malgré le fait qu’ils avaient chacun une réalité économique locale (endogène) qui lui est propre. Ainsi, Il est assez légitime de soupçonner que ces similitudes proviennent du faite que ces pays ont été exposés à un facteur extérieur (exogène) commun qui a causé la fluctuation simultanée au niveau des taux de change. Mais quel est donc ce facteur ?

La réponse à cette question nous mène directement au FED (la banque centrale des Etats-Unis) et à son programme d’assouplissement quantitatif (quantitatif easing ou QE). Ce dernier, qui est une sorte de politique monétaire non-conventionnelle, a débuté vers la fin de 2008 comme étant un plan de sauvetage pour devenir par la suite un traitement de choc Keynésien dont le but est de tirer l’économie Américaine de la trappe de liquidité dans laquelle elle se trouve actuellement. Le QE, qui consiste sommairement à injecter d’énormes quantités d’argent dans l’économie, via l’achat de toutes sortes d’actifs [5], a crée dans son sillage un tsunami de liquidité qui a finit par déborder au-delà des frontières des Etats-Unis.

Assez rapidement, une grande partie de cette liquidité a trouvé son chemin vers les économies des pays émergents, notamment les BRIC. Deux facteurs ont contribué à définir cette dynamique: des facteurs d’attractivités qui caractérisent les économies des pays émergents (taux de croissance élevé, opportunités d’investissement, différentiel de taux d’intérêt par rapport aux pays développés, appétit pour le risque, etc.). Mais il y a aussi des facteurs de répulsion causés par la situation économique et aux politiques monétaires dans les pays développés (croissance économique quasi-nulle, taux d’intérêt proche de zéro, très faibles rendements des actifs financiers, etc.).

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Comme on peut le voir sur la graphique ci-dessus [6], cette marée de liquidité qui a submergé les économies émergentes a contribué, dans un premier temps, à l’appréciation des monnaies dans ces économies (y compris le dinar) jusqu’à la fin de 2009. Le dinar, quant à lui, il n’a commencé à perdre de sa valeur, vis-à-vis du dollar, qu’après le déclenchement de la crise de la dette souveraine en Europe (le premier partenaire commercial de la Tunisie) qui a causé une dépréciation de l’euro. Par ailleurs, je pense qu’une bonne partie de la fluctuation du dinar, entre début 2011 et fin 2012, était due à la dégradation des fondamentaux. Toutefois, après avoir absorbé le choc de la révolution, le dinar tunisien, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessus, a entamé, entre le second semestre de 2012 et le début de 2013, une appréciation significative.

Mais dès que des rumeurs que la FED allait inverser la tendance de son programme de QE ont fait surface, une bonne partie des capitaux ont commencé, presque simultanément, à quitter les pays émergents causant une appréciation du dollar et de l’euro. D’ailleurs, cette histoire et très visible sur le graphique suivant.

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En effet, en Mai 2013, l’appréciation du dollar s’est effectuée presque instantanément avec l’annonce de Ben Bernankee (le gouverneur de la FED) d’un éventuel changement au niveau de la politique monétaire aux Etats-Unis. Cette situation a exercé d’énormes pressions sur les monnaies des pays émergents et il est clair, toujours d’après le même graphique, que le dinar aussi n’a pas échappé à cette tendance même si la BCT a réussi à renverser la vapeur assez vite (remarquez l’appréciation du dinar vers fin mai). Dans un second temps, la confirmation du changement au niveau de la politique monétaire de la FED, en juin 2013, a amplifié la pression exercée sur les taux de changes. Toutefois, comparée à d’autres pays, et à cause d’une mobilité de capitaux relativement réglementée, la BCT a réussi, encore une fois, depuis mi-juillet 2013, à stabiliser le dinar.

Pour les sceptiques qui ne croient toujours pas que la FED est la véritable source du séisme qui a frappé les marchés de change, et qui peuvent me dire que le point commun entre les pays pris comme exemple plus haut (Inde, Indonésie et Brésil) c’est qu’ils avaient tous une balance commerciale déficitaire [7], je propose un dernier exemple : comparer le taux de change du dinar avec celui du rouble russe. En effet, pour confirmer le fait que les fluctuations observées dernièrement ne sont pas uniquement le résultat de la détérioration des fondamentaux en Tunisie, je propose de comparer la dynamique du taux de change TND/USD avec celle du rouble Russe (RUB/USD) puisque l’économie russe affiche une balance courante largement excédentaire [8].

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D’après le graphique ci-dessus, il est très clair que les taux de change du dinar et du rouble russe, vis-à-vis du dollar, affichent une dynamique assez similaire, et ceci, malgré le fait que la situation de la balance commerciale dans ces deux pays est diamétralement opposée. Ceci suggère donc qu’ils étaient, tous les deux, influencés par les mêmes facteurs. Mon point de vue, que je viens de détailler plus haut, est que cette similitude est essentiellement le résultat de la politique monétaire non-conventionnelle de la FED. D’ailleurs, outre la pression à la baisse qu’a exercée l’annonce de la FED sur les monnaies des pays émergents, il est fort probable (je suis même certain !) que ce choc va se traduire, dans les mois à venir, par une perte de momentum de croissance dans ces pays. Je n’ai pas de données pour illustrer ce dernier point mais, comme on dit en anglais, « time will tell ».


Notes

[1] : Source : ministère du tourisme.
[2] : Source : site de l’INS, rubrique commerce extérieur.
[3] : Le déficit de la balance commerciale est moins important en juillet 2013 (6325,9 MDT) qu’il ne l’était en juillet 2012 (6362) MDT. Donc, même si ce déficit exerce dans l’absolu des pressions à la baisse sur le dinar, il n’est pas plausible d’imputer la dépréciation importante de ce dernier entièrement au déficit de la balance commerciale.
[4] : Le graphique suivant (voir lien) donne l’évolution du taux de changes vis-à-vis du dollar de plusieurs pays émergents. Ainsi, il est clair que la dépréciation du dinar n’est pas une particularité tunisienne.
[5] : Le bilan de la FED est passé de moins d’un trillion de dollar vers la fin de 2008 à presque trois trillions de dollar en l’espace de 3 ans. Le graphique accessible sur le lien suivant permet de fixer un peu les idées quant à l’ampleur de ce programme.
[6] : Les trois graphiques sont facilement reproductibles via le site internet de Bloombreg.
[7] : il est facile de vérifier les données concernant la balance commerciale de ces pays.
[8] : Source : tradingeconomics.com.