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Est arabe celui qui parle arabe, qui se veut arabe et qui se dit arabe.
Michel Aflaq

Cette proclamation de Michel Aflaq, fondateur, en 1943 en Syrie, du Baas, parti nationaliste arabe, aurait pu, en remplaçant les mots “arabe” par les mots “français”, désigner les citoyens de l’Hexagone qui fondent officiellement l’accès à la nationalité sur la langue mais aussi sur le sang et sur le sol.

Comme toute nation qui a peuplé et/ou peuple cette terre, l’être français s’est interrogé sur lui-même et sur son pays. Ainsi de ces personnages de l’Histoire de France dont je me suis lancé, à l’instar de la remarquable Encyclopédie du Million de tous les pays du monde dans l’article traitant de ce pays (1973), à mettre en dialogue virtuel pluriséculaire les mots qu’ils ont pu dire sur leur pays ou à propos de leur peuple :

La France ne peut être la France sans la grandeur.
Charles De Gaulle

J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines.
Guy de Maupassant

Les Français sont malins et sont grands chansonniers.
Voltaire

Depuis que je suis en France, j’ai souvent entendu cette Voix.
Jeanne d’Arc

Hélas! Il n’y a point de race française, mais un peuple français, une nation française.
Maurice Barrès

Je le dis une fois pour toutes : j’aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée, que Jules Michelet.
Fernand Braudel

L’histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d’une nationalité. Jules Michelet

Les Français sont un peuple de métis; il n’existe ni une race française, ni un type français.
Charles Seignobos

France, mère des arts, des armes et des lois.
Joachim Du Bellay

Perdre bientôt la mémoire d’un bienfait est le vice des Français.
Cardinal de Richelieu

La fureur de la plupart des Français, c’est d’avoir de l’esprit, et la fureur de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres.
Montesquieu

Ce dialogue, de sourd apparemment, est, en réalité, une partie des parcelles de la vérité que les Français ont établie sur eux-mêmes et sur leur pays. Souvent contradictoires avec eux-mêmes, signe qu’ils connaissent au plus haut point l’exercice de la liberté d’expression et de la réflexion raisonnée, ils s’enorgueillissent souvent d’être les membres de la patrie des droits de l’homme, ce qui n’est pas une parole sans fond lorsque l’on sait que nous vivons dans un monde globalisé, et que cette globalisation a d’abord été une occidentalisation forcée du monde à laquelle la France participa activement.

Seulement, nous, musulmans français, nous ne sommes pas encore partie intégrante et incontestable de la nation française. Nous possédons donc la capacité de lire profondément le cœur et l’esprit de ce peuple si étrange pour nous mais en réalité si familier parce que perpétuellement présent dans les galaxies de nos représentations universelles du monde, et ce, depuis notre enfance.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je veux prévenir de mon propos afin, je l’espère, que s’éteigne par anticipation toute polémique xénophobe que je ne souhaite pas provoquer. Le Français dont j’essaie de livrer ici quelques-unes de mes réflexions, c’est celui que j’observe depuis ma plus tendre enfance lorsque la conscience de ma différence culturelle et religieuse s’est imposée à moi face à la majorité environnante constituée de ceux dont on ne conteste à aucun moment, aujourd’hui, la “francité” (qualité que je revendique d’ailleurs comme la mienne en tant que citoyen usant de sa propre liberté d’expression). Ce sont ceux qui ont été décrits par le terme “souchiens” par Houria Bouteldja (présidente des Indigènes de la République), terme que je n’utiliserai plus dans le texte car il froisse plus qu’il n’unit les gens, même si je sais gré à cette femme politique d’exprimer les frustrations réelles que nos compatriotes originaires des anciens pays colonisés ressentent dans leur vie quotidienne. Je suis, ici, et sans doute pour toujours, un Français et un musulman à la fois, et écris donc en tant que tel, avec la totalité de mon Moi, sans reniement d’aucune des parcelles de ma pensée et de mon esprit. Je revendique ma légitimité inaliénable de penser aussi longtemps que je ne provoque ni l’illégalité, ni la haine. Enfin, conscient que cette double appartenance, à la France et à l’Islam, s’estompera peut-être au fil du temps à mesure que chacun acceptera l’autre, je souhaite livrer un témoignage de notre temps avant qu’il ne disparaisse, comme pour faire honneur au verset suivant : “Par le témoin et par ce dont on témoigne” (Coran, s. 85, v. 3). Après ces précautions utiles, entrons donc dans le vif du sujet !
Les caractères du Français et du musulman

Commençons notre réflexion sur les Français à partir de Jean-Jacques Rousseau qui, bien qu’il soit aujourd’hui enterré au Panthéon, n’en demeura pas moins genevois de son état, et donc étranger, d’une certaine manière, à la France de l’Ancien Régime : “Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent ; mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous ; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n’est permanent dans leur cœur : tout est chez eux l’œuvre du moment”.

Cette citation à propos des Français, tirée du Livre IV des Confessions (1782), je dois l’avouer, elle aurait pu être mienne tant j’ai déjà ressenti cela dans le côtoiement d’avec un certain nombre de mes amis français. J’en ai même parfois été décontenancé. C’est que comme l’a si bien perçu Rousseau, le Français a cette capacité de compartimenter sa vie comme personne. Il la divise en des secteurs momentanés qui ne s’entrechoquent jamais même s’il leur arrive de se croiser.

Et nous, musulmans, qui avons l’habitude de nous interroger sur la signification de la vie, une fois ancrée en nous l’idée de l’existence de Dieu, nous semblons être dépourvus de cette capacité de différenciation de la vie en “moments” indépendants les uns des autres. C’est que nous sommes sûrs des énoncés suivants : l’homme suit une route, le menant de la naissance à la mort ; et ce qui compte, ce ne sont ni les étapes de leur vie pris en eux-mêmes, ni même la somme des expériences de la biographie de chacun ; ce qui importe, c’est l’état spirituel dans lequel l’on sera, la mort venue ; or, celle-ci arrivant toujours à l’improviste, les musulmans privilégient un “présent-être” idéal afin de se parfaire en vue du Jugement dernier.

Voilà donc une différence de taille quant à la vision idéale de la vie que l’on rencontre chez les Français et chez les musulmans. Les premiers se savent mortels et profitent donc de chaque instant pour remplir leur vie, tandis que les seconds, se sachant aussi mortels, profitent de chaque instant pour préparer leur au-delà.

 

Les significations de ces différences

C’est comme si le Français était l’être même du “Dasein”, ce concept clé de la philosophie de Martin Heidegger que l’on pourrait traduire par “être-là”, c’est-à-dire une existence selon une temporalité propre qui est la succession de moments dont l’influence constitue l’être même de l’homme mortel, lequel est fait de modes différents d’être dans le monde que le philosophe appelait “existentiaux” (Etre et temps, 1927).

Et c’est peut-être de là que l’on peut tirer la propension de la population française à la tolérance. Tout Français semble se donner à fond lors de chacune de ses phases relationnelles de vie, qui sont autant d’occasions qui lui sont données d’exprimer son Moi. Mais il évite, soigneusement, de heurter son entourage quotidien, ce qui peut passer, à tort, pour de l’indifférence. Ainsi, il gagne en cohérence de lui-même, voguant dans la vie comme un navire sur l’eau, préférant ainsi la tranquillité de la surface au tumulte compliqué des profondeurs.

Cependant, les musulmans, et Claude Levis-Strauss l’avait bien ressenti chez eux quand il décrit leur souci de l’exclusivité et de l’entre-soi (Tristes tropiques, 2007), semblent tenir “l’autrui autre que soi” comme un être à nier, voire à délégitimer en tant que détenteur d’une parcelle de la vérité. Convaincu que je suis de détenir la vérité grâce à ma foi en Dieu et en la Mission du Prophète (Paix et bénédiction de Dieu soit sur lui), pourquoi aurais-je à tirer des Français des leçons sur ma propre réflexion ? Ainsi, les musulmans, s’ils sont vrais en eux-mêmes dans ce sens où ils cherchent à exprimer réellement du plus profond de leur être ce qui découle de leur foi, ne le font qu’entre eux. Et, grâce à la liberté d’expression dont ils jouissent en Europe, ils s’adonnent aux débats les plus riches et les plus virulents qui soient.

C’est pourquoi, lorsque l’on se promène dans tout centre-ville de toute agglomération française, l’on voit ces bars à chichas pulluler car devenus ces lieux de rencontre de prédilection des personnes d’origine des pays musulmans, tandis qu’en face, les pubs attirent de nuit en nuit des Français qui s’abandonnent aux soirées bruyantes et alcoolisées.

Deux modes de vie, semble-t-il radicalement différents, se vivent côte-à-côte sans s’entrecroiser. C’est comme s’ils s’ignoraient la plupart du temps, sans animosité pourtant, ni surtout en se regardant en chien de faïence.

 

Les conciliations à venir

J’ai écrit un article présentant ce que pouvait être l’occidentalisme islamique. Je pense sincèrement que les musulmans doivent apprendre à connaître les Français. « Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous », nous dit Dieu (Coran, s. 49, v. 13). Il en découlera un enrichissement sans nom de leur esprit. Sauf que cette avidité de la connaissance de l’autre ne doit pas se faire par le reniement de soi.

Un exemple ? L’islam interdit l’alcool tandis que les Français sont férus de vin, ce nectar qui fait partie de leur tradition. Or, comme nous avons à connaître les Français, nous devons nous servir de notre double généalogie islamique et occidentale pour ce faire (Abdelwahab Meddeb, Ecriture et double généalogie, 1991). La généalogie islamique tient, ici, en toute explication et réflexion étayant l’un des versets révélés sur l’alcool (“Ils t’interrogent sur le vin et les jeux de hasard. Dis : “Dans les deux il y a un grand péché et quelques avantages pour les gens ; mais dans les deux, le péché est plus grand que l’utilité“; Coran, s. 2, v. 19). Ainsi, si je veux défendre l’interdiction de la consommation de l’alcool, je dois en trouver les raisons qui ne sont pas forcément explicitées dans le Coran.

Dieu nous donne des indices : Il nous dit que l’on y trouve du bien, mais que le mal y est plus grand. A nous donc de nous interroger : quel bien y-a-t-il dans le vin ? Et quel mal ? En plus de ce que l’on trouve dans des livres de spécialistes sur les méfaits physiques et sociaux de l’alcool, il faut aussi tenter d’y adjoindre, pour enrichir notre réflexion, ce que les Français y trouvent de bon puisque cela fait partie de leur tradition. La dernière partie de la phrase précédente est importante : elle est celle qui nous permet de connaître les Français, et donc de faire appel à notre seconde généalogie, celle occidentale.

A quoi tient le fait que des médecins prescrivent à des personnes souffrant de problèmes artériels un verre de vin quotidien ? Comment-cela se fait-il que la longévité en France est aussi importante que dans d’autres pays riches du monde alors que les Français sont réputés mauvais mangeurs ? Est-ce grâce à la consommation de vin comme beaucoup le prétendent ? Pourquoi est-ce que Voltaire écrivait que la raison de l’interdiction de l’alcool en islam tenait en ce que son incidence en pays chaud, là où le Coran a été révélé, était plus forte qu’ailleurs (Essai sur les mœurs, 1756) ?

Ces réponses à ces questions ne nous permettraient-ils pas de saisir une parcelle de la vérité concernant les Français ? Et surtout, de fortifier notre foi et la logique de celle-ci, afin de la mettre à disposition des Français qui veulent comprendre leurs compatriotes musulmans qui seront à même de leur expliquer les bienfaits d’une abstinence totale ? Et plus important encore au regard de notre société laïque, de trouver les voies de médiation et de compréhension mutuelle par lesquelles Français et musulmans apprendront à voir en eux et en l’autre un Français à part entière, de sorte que tous partagent à l’unisson cette phrase : “est français celui qui parle français, qui se veut français et se dit français” ?

Beaucoup de chemin reste à parcourir, du côté des musulmans aussi bien que du côté des Français, pour que la distinction à la base de cet écrit (musulmans français/Français) n’ait plus de raison d’être et devienne caduque…

 

Post-scriptum : du fait du débat qui a eu cours à la suite de la publication du texte, l’auteur fait le rajout suivant qui apparaît en italique, pour préciser les contours qu’il croit juste de ce qu’il considère dans le texte quand il évoque les musulmans.

Les personnes de culture musulmane en France sont pour l’instant, et cela n’est que le fruit de mon expérience du monde qui n’est pas omnisciente, dans leur grande majorité, croyantes. C’est donc ce groupe qui est décrit dans l’article, les musulmans (c’est-à-dire croyants en l’islam) de culture musulmane (c’est-à-dire issue de l’immigration essentiellement d’Afrique du Nord et saharienne et subsaharienne où l’islam est majoritaire), qui, dans sa très grande majorité, pense que l’alcool est interdit selon un commandement divin, même si de ces croyants, il arrive de voir parmi eux des personnes qui boivent. Ce ne sont donc pas les seuls pratiquants dont il est question ici, ni même les “Européens de souche” convertis à l’islam qui dans leur grande majorité bénéficient de leur “francité”. (Texte rajouté le 10/10/2013)