Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
dette-tunisie-manif
Image : Collectif “Auditons les Créances Européennes envers la Tunisie”

Il n’aura échappé à personne que les débats – qu’il s’agisse des décennies de libéralisme-interventionniste, de la dégradation manifeste de la situation présente, ou bien encore des contours du devenir du pays – toutes ces réflexions, pour vives quelles soient, restent « engluées » dans la vision macro-économique dominante héritée de l’ancien régime.

La religion du chiffre partiel et partial fait encore toujours office de démonstration (sic).
Il ne sera pas question ici de la sempiternelle croissance et du chiffre après la virgule, dérisoire quand le secteur informel représente plus de 30% de l’économie. Ni non plus des indicateurs des grands équilibres toujours biaisés à des fins inavouables, quand toute une population intuite que le système sous perfusion est à bout de souffle. Nous nous cantonnerons à esquisser les contours de l’espace « théorique » dans lequel s’exprime la « pensée » économique du moment. De manière forcément schématique, on peut identifier, trois sensibilités (écoles de pensée serait un bien grand mot), qui coexistent dans les discours et se partagent les écrits, dans le paysage post 14 Janvier.

– Le courant libéral reste puissamment représenté aux travers de personnalités très en vue, et de très nombreux relais d’opinion quand ce ne sont pas des prescripteurs zélés.

– Le courant de la gauche progressiste et radicale renaissante cherche ses repères. Il tâtonne, mais affirme son orientation sociale et ses options régulatrices antilibérales.

– Nouveau venu dans le paysage, les souverainistes forts de quelques thèmes emblématiques, ont fait une percée remarquée à l’occasion de « la dette odieuse ».

Arrêtons-nous quelques instants sur chacune de ces sensibilités.

La cohérence d’ensemble des tenants du libéralisme reste assurée par la même doxa implicite toujours dominante et dont il est difficile d’échapper tant elle est présente (la prégnance du conservatisme ambiant). Le modèle économique d’économie de marché (sic) serait au fond assez sain. Le pays, débarrassé de la corruption, pourrait devenir un dragon avec 8 ou 9% de croissance, permettant de réduire le chômage et d’enclencher un développement à la Singapourienne…Vous connaissez la suite. Il y a bien entendu une large palette de variantes. Une version moderniste d’ancrage occidentale – qui ne crache pas sur le soutien des monarchies du golfe. Une autre représentée par l’islamisme politique du moment – qui elle a pour modèle (changeant et instable) la Turquie, la Malaisie. Une économie-politique indistincte de celle précédente. Notons une multiplicité (difficile à classer) de perceptions social-libérales ou social-démocrates.
Echapper à toute forme de subjectivité est une gageure, tant les va et viens sont légions.

Le socialisme n’ayant plus cour ni ne faisant plus recette, les gauches plus ou moins radicales sont orphelines d’une vision d’ensemble. Les concepts trouvent leur filiation dans les corpus néo-marxien, néo-keynésien voire des écoles de la régulation française et américaine. L’économie, comme objet social de partage et de redistribution, n’est pas neutre. Elle est le produit du jeu de forces contradictoires, celles des rapports sociaux. Rapports de domination (locaux comme internationaux qui s’entremêlent) qui en délimitent le champ des « possibles ». L’économique est politique, l’approche reste tout de même anticapitaliste au demeurant aussi économie de marché

Le courant « souverainiste » fait écho à la fibre nationaliste. Il paraît s’inscrire à la suite du mouvement national d’émancipation, mais semble hésiter sur certains aspects de son corpus encore en gestation et apparaît de facto à la croisée des chemins.

Il refuse toute forme de domination étrangère, fustige le néolibéralisme, et martèle les idées d’indépendance énergétique et alimentaire. Son crédo : compter sur soi-même, récupérer les ressources pillées par un occident vorace, et s’émanciper des institutions financières internationales qui maintiennent le pays en situation de dépendance.

Mais alors on est en droit de se demander pourquoi le thème porteur de la dette odieuse n’a-t-il pas connu un meilleur sort, qu’un simple succès d’estime faiblement partagé ?

C’est précisément le talon d’Achille du souverainisme. Son discours a été perçu comme irresponsable et inconséquent. Il n’a, de fait, jamais trouvé de relais dans l’opinion ni auprès des forces politiques en présence, à l’exception de quelques intellectuels esseulés et de courants de gauche minoritaires.

Irresponsable aux conséquences imprévisibles parce que son exposé a semblé prêter le flanc à une interprétation jusqu’auboutiste, « toute la dette doit être annulée », elle est celle du régime corrompue. Inconséquent et injustifié car dans l’opinion (différentiée socialement) mais tout de même avertie ; toute la dette ne pouvait être imputée à la seule corruption et « l’occident pilleur » complice, sachant que de nombreuses couches sociales en Tunisie avaient largement suscité et profité de cette « manne », (et celle à venir, si le pays continue d’honorer sa signature souveraine) aux premiers rangs desquels les grands groupes industriels et financiers familiaux et leurs affidés, et d’autres cachés sous le sobriquet de PME PMI, sans parler de couches supérieures qui ont pu ainsi se ruer sur le consumérisme et bien d’autres turpitudes. D’où la large circonspection…. pas si innocente que cela !

Le caractère abstrait et pour ainsi dire idéaliste se retrouve aux détours de déclarations tonitruantes sur la fumeuse autosuffisance alimentaire (1/3 du foncier agraire est le fait de propriétaires absentéistes) et énergétique (concédé pour l’essentiel à des FMN) dont on ne sait comment elles pourraient procéder et cheminer. Renégocier ? Nationaliser ? Mais aussi tenir compte de rétorsions prévisibles (Argentine, Venezuela) ? Pas un mot !

Il en va sensiblement de même de la question de la soumission au FMI et aux IFI, et donc en miroir de la souveraineté monétaire et financière comme si cela n’était qu’affaire que de volontarisme et bons sentiments apolitiques. Sortir de cette emprise suppose une révolution fiscale, un changement des modes de consommation et bien d’autres choses. Cela ne peut se faire qu’avec l’appui de forces sociales et politiques. Lesquelles ? C’est précisément ici que le bas blesse : la faiblesse théorique et idéologique, son « économisme à tout crin » et de facto une posture politique des souverainistes qui continue à confondre naïvement et dangereusement patriotisme et nationalisme ou bien économie de marché et substrat capitaliste. Une impéritie majeure !

L’ennemi serait par essence l’hégémonie étrangère sans entrevoir que nombre de couches sociales ont des intérêts fortement imbriqués avec celle-ci. Donc objectivement liés !

Mais plus suspect encore ! Nombre de souverainistes entretiennent une relation pour le moins ambiguë et étrangement silencieuse avec la gestion « provisoire » et la coalition qui a conduit. Il y a comme une aversion à ne pas appeler un « chat un chat », autrement dit un islamo-libéralisme, qui ne dit pas son nom mais qui se décline sous nos yeux.

Pourquoi une telle réticence à ne pas entrer dans les débats politiques et se contenter de prise de position de principe ? Pourquoi renvoyer dos à dos toute la classe politique ?

Loin de nous, mais le lecteur l’aura compris, de récuser la justesse de thèses défendues (parfait accord pour refuser des gaz de schistes), mais les souverainistes gagneraient en crédibilité s’ils ne se situaient pas en permanence en marge des partis de gauche qui précisément et dans de nombreux cas les devancent voire soutiennent leur point de vue.

Il y a donc des raisons d’espérer de rapprochements possibles avec d’autres visions alternatives au modèle dominant d’essence capitaliste, pour peu qu’ils veuillent bien se départir de cette pseudo neutralité bienveillante voire conciliante à plus d’un égard. Une dose de réalisme et de realpolitik n’a jamais fait de mal, même si la scène politique du moment prend une tournure de repoussoir et n’est pas celle espérée et souhaitée.
Mais voilà. on ne choisit pas toujours !