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Nelson Mandela a quitté ce monde, il y a quelques jours, au terme d’une vie exceptionnelle qui le vit, pendant près d’un siècle, travailler sans relâche au service de l’homme. Comme tous, ces derniers jours, je me suis replongé, avec passion et intérêt, dans son histoire. Découvrir ou redécouvrir son œuvre, considérable, est le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ce juste parmi les justes.

Sauf que pour poursuivre cet hommage, nous devons tirer de la vie de Nelson Mandela tous les enseignements utiles à nos propres vies. Les nôtres étant celles de musulmans, c’est bien évidemment en comparant des aspects de l’action de notre prophète (pbsl) d’avec celle de celui qui fut le premier président élu démocratiquement dans l’Afrique du sud post-apartheid, que nous pourrons entreprendre avec réussite ce travail pédagogique, lequel est d’une importance capitale pour qui recherche la paix dans ce monde. Car, toutes proportions gardées et sans nier la qualité prophétique de Muhammad, les ressemblances sont effectivement frappantes entre ces deux grands hommes de l’histoire. Il faut donc en exposer quelques unes.

 

La défense d’un idéal

Le prophète Muhammad, comme le prix Nobel de la paix Nelson Mandela, ont tout deux lutté, corps et âmes, pour leur idéal. Toute leur vie, ils n’ont eu d’autres buts que d’accomplir la mission qui leur furent échues.

Choisi par Dieu, Muhammad ibn Abdallah fut le dernier des messagers. C’est pourquoi, jusqu’à sa mort, il n’œuvra que pour le triomphe de l’islam, par la transmission fidèle d’un message destiné a l’humanité tout entière, mais aussi par ses décisions stratégiques, politiques ou militaires qui, toutes, s’inscrivaient dans la logique de son temps, celle de l’Arabie tribale du VIIème siècle.

Nelson Rolihlahla Mandela aussi fut sélectionné par Dieu. Non en tant que prophète puisque le dernier messager n’est autre que l’illustre personne avec laquelle nous le comparons humblement dans ce texte. Mais en tant qu’homme, car il est important pour tout croyant de comprendre que chacun d’entre nous a une sorte de mission terrestre, qui n’est autre que d’accomplir sa vie dans un contexte particulier. Celui de Nelson Mandela se caractérisant par le régime injuste de l’apartheid, alors a son zénith, Dieu lui permit d’être le héros (et le héraut) de son abolissement, objectif qu’il s’assigna très tôt.

Ne serait-ce pas, pourrait-on me rétorquer, une comparaison un peu « tirée par les cheveux » que de rapprocher deux hommes aussi éloignés, simplement parce qu’ils défendirent avec succès des idéaux ?

Voici, en réponse, deus exemples concrets qui, je l’espère, amèneront tout lecteur intellectuellement honnête à se poser sérieusement et objectivement la question d’une telle ressemblance.

 

Un refus de la compromission aux implications considérables

En 1976, alors qu’il croupissait depuis treize ans en prison dans des conditions exécrables que tout le monde connaît (minuscule cellule, isolement, travaux forcés, nourriture pauvre comme pour tous les Noirs…), les autorités sud-africaines firent savoir à Nelson Mandela qu’elles étaient prêtes à lui rendre sa liberté, s’il acceptait de renoncer définitivement à la lutte contre l’apartheid. Il devait, pour ce faire, s’installer dans le Transkei, un bantoustan tout récemment indépendant, et créé et reconnu uniquement par l’Afrique du Sud. Ce bantoustan regroupait, sous l’égide de son neveu, les membres de son ethnie, les Xhosas. Mais Nelson Mandela refusa catégoriquement, une réponse contraire lui enlevant toutes les chances d’accomplir sa destinée.

Il fallait être profondément convaincu de la justesse, de la supériorité et des chances de réussite de sa cause à un moment où rien ne prédisposait à penser que le régime de l’apartheid finirait par péricliter. Une intuition provenant de son inconscient lui aurait-il commandé ce geste ? Et, en prenant appui sur le fait que notre Créateur est plus proche de nous que notre veine jugulaire (Coran : s. 50, v. 16), si nous admettons que Dieu communique avec nous par cet inconscient, n’est-il pas logique d’affirmer que Nelson Mandela a suivi le dessein divin en refusant l’offre gouvernementale ?

Pensons à ce qui serait arrivé dans le cas contraire. Il n’y aurait pas eu la mobilisation internationale pour sa libération et la fin de l’apartheid durant les années 1980, les négociations entre l’ANC et le gouvernement, et enfin la transition démocratique et finalement miraculeusement relativement pacifique des années 1990 (malgré les nombreux affrontements qui l’ont émaillée). A la place, puisque la chute du Bloc de l’Est aurait nécessairement conduit les puissances occidentales à retirer leur soutien à Pretoria, il n’est pas irraisonnable de penser que la décennie 1990 aurait été pour l’Afrique du sud une décennie de guerre civile atroce, à laquelle se seraient sans doute mêlé les grandes puissances et les Etats frontaliers, un peu a la façon de la guerre du Biafra de la fin des années 1960, puisque l’enjeu en aurait été le contrôle des gigantesques ressources minières du pays ainsi que de la route maritime hautement stratégique qui longe la côte sud du territoire sud-africain.

Dans un même contexte de tentative de marchandage qui s’est déroulé avant l’Hégire, par laquelle l’élite mecquoise tenta d’amadouer le prophète en lui offrant tout ce qu’il pouvait désirer pour peu qu’il abandonnât son prêche religieux, Muhammad déclina sans hésitation. La tradition raconte en effet que bien que les chefs mecquois lui proposèrent la royauté ainsi que des richesses incommensurables, il leur répondit en les mots forts suivants : « Même si vous mettiez le soleil dans ma main droite et la lune dans ma main gauche, je n’abandonnerai jamais ma mission ».

Nous savons que Muhammad, convaincu de la véracité de son message et de sa mission d’avertisseur, ne pouvait, ne serait-ce qu’une seule seconde, effleurer l’idée d’un accommodement du message divin avec des impératifs exprimés par des êtres humains, quand bien même ces humains étaient ceux qui dominaient socialement.

Mais s’il avait douté de lui-même, et accepté l’offre de l’élite de sa patrie, les conséquences dans la marche même du monde auraient été incroyablement énormes. L’islam ne serait pas la religion du milliard d’habitants qui le professe aujourd’hui, cela parait évident. Mais surtout, peut-être que la révolution copernicienne du savoir qui a eu lieu en Europe à partir du XVIème siècle ne se serait jamais produite. Car sans l’Age d’or de l’islam pendant le Moyen-âge, aucune communication de la science et de la philosophie antiques n’auraient été possibles. Donc pas d’humanisme, ni de cartésianisme ! De plus, l’absence du compétiteur islamique, qui s’étendait entre l’Europe et les épices d’Orient si demandées, n’aurait pas forcé Christophe Colomb à rechercher une nouvelle route des Indes par l’ouest et donc à découvrir l’Amérique. Les Lumières et les révolutions politiques (américaine, française…), ainsi que la Révolution industrielle, telles qu’elles sont apparues, n’auraient sans doute pas eu lieu de la même façon, dans des zones géographiques identiques et à des époques similaires à ce que nous en connaissons par notre histoire. La mondialisation elle-même, le cadre suprême de nos réflexions intellectuelles contemporaines qui nous permet, entre autres, de rendre un hommage planétaire à Nelson Mandela, n’aurait pas pris la forme que nous lui observons sous nos yeux.

Cette décision du prophète ne pouvait qu’être l’effet de sa force de conviction considérable, lui imprimant une confiance entière en la justesse de sa cause et en la réussite de sa mission, malgré le fait qu’il était tentant d’abandonner et de troquer l’habit de prophète d’un groupe religieux minoritaire, composé majoritairement d’hommes et de femmes de basses conditions (ce qui est une donnée importante à saisir dans une société tribale inégalitaire telle que fut celle de la Mecque) qui se faisaient admonester voire persécuter, et ce, contre celui d’homme respectable, influent et introduit dans la haute sphère de la société. Comme il aurait été si compréhensible que Nelson Mandela acceptât la grâce qui lui avait été offerte, lui permettant ainsi d’échapper à la condition misérable, désastreuse et douloureuse de prisonnier d’un pénitencier situé sur une île isolée du continent. Mais son combat pour l’égalité entre tous quelle que soit la couleur de la peau valait bien, à ses yeux, de continuer à souffrir l’enfermement et l’isolement.

Pour ces deux hommes, comme nous venons de le voir par les exemples ci-dessus, leur cas individuel importait peu face aux exigences de bien-être de leur communauté. Pour ce faire, ils n’hésitèrent pas, une fois acquise une position de force qui leur aurait permis sans risques toutes les vengeances, à pardonner à leurs anciens ennemis pour se les concilier dans le cadre de la construction de l’édifice politique qu’ils projetaient. C’est qu’ils voyaient loin dans l’avenir.

 

Une capacité à pardonner pour servir un but ultime et lointain

A la suite de la conquête de la Mecque qui se fit par la négociation, Muhammad chercha, malgré les critiques de ses plus proches partisans médinois, qu’il éteignit rapidement en leur disant qu’il n’allait jamais quitter leur patrie, à s’attacher les élites nouvellement converties de sa ville de naissance, dont l’un de ses anciens ennemis, Abu Sofyan ibn Harb (père de Muawiya, futur fondateur de la dynastie omeyade). Ainsi, après la bataille de Hunayn (630), il distribua avec largesse une grande part du butin amassé grâce à la victoire, une façon de gagner les cœurs à la nouvelle cause.

Cet exemple montre comment le prophète chercha à instituer une organisation politique qui devait aller au-delà même des clivages tribaux si habituels dans la péninsule arabique. Ce n’est que comme cela, en fondant toutes les tribus arabes dans le même idéal de l’islam, qu’il réussit à construire la « nation » islamique arabe, amenée à bouleverser le monde en quelques décennies.

Nelson Mandela, quant à lui, choisit de négocier avec l’ancien ennemi. Parvenu à la présidence de la République sud-africaine après les première élections libres et multiraciales du pays en 1994, il intégra  à son gouvernement d’Union nationale des membres du Parti national afrikaner, le même qui institua l’apartheid en 1948 et qui l’enferma pendant vingt-sept ans en prison. Ainsi, son prédécesseur à ce poste, Frederik de Klerk, devenait son vice-président.

Mais c’est dans le sport que Nelson Mandela trouva le ferment à l’unité nationale, par-delà les races, qu’il cherchait à construire. Après les décennies désastreuses de l’apartheid au cours desquelles des ressentiments profonds s’étaient développés et risquaient de conduire le pays à une guerre civile, la solution lui paraissait limpide.

En effet, l’Afrique du Sud organisant la coupe du monde de rugby de 1995, et alors même que ce sport était celui de la majorité blanche, et donc facilement assimilé à l’apartheid par une grande partie de la population noire, il choisit, contre l’avis de beaucoup de ses proches, de donner son soutien aux Springboks, dont il ne voulut ni le changement de maillot, ni même une modification de l’appellation. C’est ainsi qu’il montra à la partie de la minorité blanche apeurée du nouveau rapport de forces politiques qui tournait à l’avantage des Noirs qu’elle constituait une frange inaliénable de la nation sud-africaine. Ses apparitions au stade pendant la compétition firent l’effet qu’il escomptait en rencontrant progressivement l’unanimité de ses compatriotes. On dit même que la nation sud-africaine, devenue arc-en-ciel, naquit le 24 juin 1995, lorsque les Springboks battirent, en finale, l’équipe de la Nouvelle-Zélande, alors la plus redoutable au monde. Nation qui existe encore aujourd’hui et qui montre au monde qu’il est possible qu’une telle construction politique se décline pacifiquement en une face multiculturelle, malgré tous les défauts, que nous espérons conjoncturels, qui frappent le pays (pauvreté, pouvoir économique toujours dévolu aux Blancs, corruption, développement phénoménal du sida…).

 

Conclusion : deux hommes au service de Dieu, en servant l’homme

Nelson Rolihlahla Mandela, un héros ! Pas n’importe quel héros. Un héros de l’homme. Qu’est-ce qu’un héros de l’homme ? C’est celui qui, s’extrayant des conséquences néfastes de tant de clivages qui divisent l’humanité en autant de parts plus ou moins irréconciliables, atteint, par son œuvre qui s’appuie sur une force intérieure considérable, les cimes de l’universel sur lesquels se déploient la dignité, le respect, la tolérance, l’amour fraternel. Que Dieu accorde Sa miséricorde à cet homme qui L’a servi, en servant l’homme.

Muhammad Ibn Abdallah, un héros ! Pas n’importe quel héros. Un héros de l’homme. Qu’est-ce qu’un héros de l’homme ? C’est celui qui, s’extrayant des conséquences néfastes de tant de clivages qui divisent l’humanité en autant de parts plus ou moins irréconciliables, atteint, par son œuvre qui s’appuie sur une force intérieure considérable, les cimes de l’universel sur lesquels se déploient la dignité, le respect, la tolérance, l’amour fraternel. Que Dieu accorde la paix et la bénédiction à cet homme qui L’a servi, en servant l’homme.

Le premier a battu en brèche le racisme et l’exclusion en luttant pour l’idéal de la liberté et de la démocratie. Le second a donné à la nation arabe (qui n’en était pas une) la chance d’exister dans la marche du monde en étant l’avertisseur qu’il fut et en lui léguant l’islam pour le cimenter en tant que peuple, par-delà les divisions claniques et tribales.

Tout ceci ne se fit que par la permission de Dieu. Ce n’est pas un hasard si le prix Nobel de la paix, qui se refusa à se dire prophète, et le Messager de Dieu, qui ne se présenta qu’en simple homme semblable à tous les autres, finirent par recevoir l’unanime approbation de leurs contemporains, le premier par l’éloge planétaire qui lui est décerné sa mort venue, le second lors du pèlerinage dit de l’adieu en 632, auquel tous ceux qui en furent capables en Arabie voulurent participer, puisqu’il s’agissait, de leur avis, d’un moment historique unique.