Land Art sur le Chott. Crédits Image Association Hippocampe Art et Citoyenneté.

L’action se passe principalement à Tozeur, où l’association « Hippocampe, Art et Citoyenneté » a décidé d’agir. En région intérieure, dans les profondeurs du sud tunisien.

Alors, même si Tozeurreprésente un pôle touristique attractif, depuis longtemps connu et reconnu par le grand public, pour une association, cela représente un pari risqué et une tâche des plus ardues ; celui d’y construire un projet culturel, sociétal et civil, ce de part la distance géographique, environnementale, technique,…tout ceci influant sur « un » choix, celui d’agir concrètement pour une terre et une population.

La genèse d’Hippocampe fait suite à l’arrivée d’une idée. Pendant les deux révolutions tunisienne et égyptienne, en 2011, Amara et Nadia Ghrab vivent intensément ces deux fulgurantes révoltes, presque simultanément, elle étant égyptienne et lui, tunisien.

Suite aux événements, ils partent dans la région de Tozeur, signifiant pour eux une terre d’une immense délicatesse et d’une très grande richesse humaine et culturelle, voir pluriculturelle depuis l’antiquité. Tozeur qui a également été un sujet d’étude pour Amara Ghrab, architecte et urbaniste de formation, représente pour les Ghrab plus qu’une destination touristique. Ils y voient un sol fertile à la diffusion d’attitudes expressives autres. Certes ils y vont souvent, et ce, même avant la révolution et avant même que l’idée de l’association ne germe en eux.

Alors, mis à part cet amour considérable et inconsidéré, l’expérience et le vécu développés avec la région, lorsque l’on se dit que l’on va mettre en place une association, on se dit que la région a besoin d’aide sur ce plan, alors que peuvent apporter deux personnalités de la société civile à un territoire fertile mais oublié par les autorités ?

Après la révolution, exactement en mars 2011, lors de ce séjour à Tozeur pour tenter de balayer les angoisses accumulées et encaissées pendant les mois précédents, en pleines violences populaires tunisienne puis égyptienne, Amara et Nadia Ghrab ont retrouvé chez les habitants de Tozeur, surtout chez les jeunes, une totale désespérance. Ils en voulaient à la « Révolution du 14 Janvier » qu’ils maudissaient alors que d’autres la sacralisaient ; ils abominaient carrément Mohamed Bouazizi car ils représentaient pour eux le début de la fin.

L’économie et le tourisme qui sont les piliers et repères fondamentaux de la région de Tozeur étaient plus que jamais en crise. Une crise brusque, intempestive et inattendu. Les lendemains de la révolution étaient donc désenchantes, ils n’avaient plus de travail ni de sources de revenus. Devant ces affligeantes réalités, les Ghrab se sont sentis concernés par le désarroi des Tozeurois, conscients de surcroît que le tourisme à Tozeur a continuellement été mal étudié pour la région comme la problématique des « eaux », gaspillées par les touristes et les hôtels dans une inconscience généralisée.

Nous pourrions en vouloir aux visiteurs épisodiques et /ou réguliers de Tozeur, mais c’est aux autorités qu’il faudrait reprocher cet état de fait désolant, car c’est à eux de faire en sorte que les eaux de Tozeur soient utilisées avec parcimonie, non seulement pour la préservation de l’environnement mais également d’un point de vue économique donc vital pour la population, car par la dilapidation de l’eau, son prix a considérablement augmenté, une désastreuse conséquence pour les petits cultivateurs qui ont dû vendre leur terre et leurs oasis, se dirigeant vers les emplois du « tourisme ».

De ce fait, depuis des années, une large frange de Tozeurois travaillent dans le secteur du tourisme, faisant vivre et rouler nombre de familles. Au moment de la révolution, avec le tourisme qui a naturellement et littéralement dégringolé à cause du manque sécuritaire régnant aux quatre coins du pays, beaucoup de Tozeurois se sont retrouvés presque du jour au lendemain sans travail.

Avec eux, une moyenne de quatre personnes qui ne réussissent plus à vivre dignement, car quand un Tozeurois ne travaille plus, ce sont quatre à cinq personnes dans la famille qui souffrent. Comme pour le commencement de tout projet colossal, frôlant l’utopie et chatoyant le rêve, les premières lignes de l’histoire se doivent d’être écrite par la main de la passion, et la passion ce n’est pas ce qu’il a manqué à Amara et Nadia Ghrab, qui malgré les difficultés conjointes à la région Tozeuroise, sont devenus les fondateurs et les instigateurs de l’association « Hippocampe, Art et Citoyenneté », arrivée au monde aux lendemains de la révolution, comme tant d’autres finalement.

Alors qu’est-ce qui fait la différence avec celle-ci ?

Street Art dans Tozeur par l’artiste Teo Moneyless Pirisi; Du Chott El Jerid vers la Médina, confrontation de deux cultures. Crédits Images Ben Gaston (1)

De là, l’association s’est posé comme ultime objectif la mise place de différents événements et manifestations culturels pour, à moyen terme, et là c’est vraiment le souhait le plus irrésistible de l’association « Hippocampe », l’installation à Tozeur d’un festival artistique international et pluridisciplinaire, annuel ou bisannuel, surtout régulier, qui dynamiserait économiquement et considérablement la région. Avec la composante basique et essentielle : collaborer avec des artistes et des opérateurs culturels aussi bien Tozeurois, que Tunisois, qu’étrangers. Favoriser la Tunisie à travers ses régions, et revoir également le type de tourisme de Tozeur.

Évidemment, écarter d’office le tourisme classique, mais revisiter cette appellation malsaine de « tourisme culturel » qui, telle qu’elle est appliquée jusqu’ici, ne veut pas dire grand-chose, à part un sens archaïsant et perpétuellement à sens unique : le touriste vient consommer de la culture comme il consomme du soleil, et rentre chez lui sans rien sauvegarder de la réelle culture des populations et des régions qu’il a visitées.

Le but pour « Hippocampe » étant d’aller vers un coté plus pédagogique, plus humain, plus vivant, où la culture « de masse » s’arrêterait, pour laisser place à un tourisme engagé et responsable, car vu sous cette angle il serait et deviendrait persévérant, inaltérable et inébranlable, à fortiori dans la région de Tozeur où réside un potentiel culturel singulier et étonnant. Afin d’y édifier l’impulsion d’un « nouveau » tourisme culturel, le tourisme ancien n’ayant plus vraiment d’avenir.

Et à partir de ce type de tourisme percevoir l’idée d’un développement économique pour la région de Tozeur, un des objectifs étant de brasser un maximum de touristes lors de chaque événement artistique, en somme une croissance économique à travers le vecteur culturel. L’intention et les missions de l’association « Hippocampe, Art et Citoyenneté » étant principalement d’aider à l’expression artistique de tout un chacun et surtout des minorités, ou les franges les plus bafouées de certaines régions comme les jeunes et les femmes, à s’exprimer artistiquement, et à travers cette expression leur permettre d’être responsables et citoyens. Une manière de les libérer afin qu’ils deviennent créatifs donc citoyens.

Cela même en cassant les frontières et en créant des passerelles entre les régions, entre le nord et le sud, entre les disciplines artistiques, entre les générations, les réunir autour de projets communs différents. L’association « Hippocampe » a donc pour capital dessein, l’établissement d’un pont et des liens continus, tisser des relations entre les peuples. « Hippocampe » a donc très rapidement vu le jour, dès l’idée affirmée et construite dans le réel de ses instigateurs, plusieurs membres fondateurs les ont suivi, et le 7 Mai 2011 fut la date de la première assemblée générale constitutive. L’obtention du visa a mis plus de temps à arriver, seulement en Septembre 2011.

Street-Art-dans-Tozeur-par-lartiste-Teo-Moneyless-Pirisi-Du-Chott-El-Jerid-vers-la-Médina-confrontation-de-deux-cultures.-Crédits-Images-Ben-Gaston

Leur premier projet a été une pièce de théâtre, « L’Assemblée des Femmes » d’Aristophane, jouée par une troupe française à l’ « Acropolium de Carthage » l’été 2011. Si le choix d’ « Hippocampe » s’est directement dirigé vers cette pièce du théâtre antique, c’est parce qu’elle traite de la démocratie et de sa difficile instauration, ainsi que du rôle et du statut des femmes, sans oublier l’importance du peuple, sa souveraineté et sa légitimité.

Nous étions alors à la veille des élections du 23 Octobre 2011, en pleine période électorale, et ses diverses problématiques liées à la « démocratie » et ses composantes, jusqu’ici « captées » par les tunisiens en langage codé, l’intéressaient au plus haut point, et représentaient pour eux un sujet d’études approfondies. Devant cet aspect pédagogique lié à l’apprentissage et à la diffusion de la citoyenneté de tout un chacun, « Hippocampe » a permis la représentation de l’ « Assemblée des Femmes ». Ce, en partie grâce à la volonté et à l’enthousiasme des artistes français contactés, et qui ont accepté de diviser leur cachet par trois. Avec très peu de moyens, et des promesses non tenues, comme celle de Mme Lilia Labidi, Ministre de la Femme de l’époque, qui leur a fait comprendre à tort qu’elle allait les subventionnait, les laissant s’engager sur plusieurs fronts pour ensuite leur faire faux bond.

Malgré cela, l’association a continué à frapper aux portes, et c’est l’ex Ministre de la Culture Mr Bach Chaouch qui leur a permis de se produire, déjà sans visa, ensuite avec quelques aides matérielles non négligeables, comme la prise en charge des billets d’avion et l’hébergement des sept comédiens de la troupe française.

Ces comédiens qui étaient prêts à habiter en auberge de jeunesse, ont été logés à l’hôtel « Résidence », cette hôtel en banlieue nord de Tunis, luxueux jusqu’à l’arrogance, avec aux environs de 500 dt la nuit, deux fois le salaire minimum tunisien. Encore un exemple qui nous démontre à quel point l’argent de l’Etat est souvent mal reparti selon les besoins et les nécessités, car il aurait été certainement plus viable et plus vitale à l’association « Hippocampe » de bénéficier de tout cet argent pour ses actions ultérieures dans la région de Tozeur. « Hippocampe » qui n’a réellement vu aucun millime ni aucune subvention du Ministère de la Culture, et qui n’en voit toujours pas. Leur donner des financements pour réaliser des actions sur terrain aurait été préférable pour cette association qui a du mal à joindre les deux bouts pour la mise en place de ses travaux.

Par ailleurs, avec l’ « Assemblée des Femmes », et c’est ici le point essentiel, suite à la représentation à Carthage, « Hippocampe » projetait de mettre en place l’adaptation avec des comédiens de Tozeur, pour mettre en valeur la jeunesse créative de cette région. Car si la première action a été faite à Tunis, cela a été, depuis le départ, dans l’idée de la retranscrire du dehors vers le dedans, le but initial n’étant pas de ramener une troupe étrangère, mais d’établir un passage avec une interprétation de « l’Assemblée des Femmes » et des problématiques dont elle traite, avec des comédiens régionaux, pour ensuite la jouer dans les diverses régions intérieures de la Tunisie.

Ce projet n’a pu voir le jour, non part faute de moyens puisque le groupe privé « Tunisiana » a donné 20.000 d pour cela, mais à cause de mésententes profondes entre l’association et la metteure en scène tunisienne contactée pour ce faire, mésententes qui les ont d’ailleurs mené devant les barreaux. Pénibles aléas de la vie associative, où les relations entre membres internes et/ou externes ne sont pas toujours au beau fixe. Conséquences tout aussi négatives qui influent bien souvent sur la réussite ou non d’une association. Pour le projet de l’ « Assemblée des Femmes » version Tozeuroise, il est actuellement mis en veilleuse.

De l’action théâtre, « Hippocampe » a emprunté les voies de l’action poésie, une deuxième manifestation culturelle entièrement basée cette fois-ci à Tozeur, où l’évidence de la poésie s’est imposée d’elle-même, Tozeur étant la terre d’origine d’immenses poètes tel qu’Abdelkacem El Chebbi ou Mustapha Khraief, cette région étant génitrice par excellence de ce genre littéraire aux confins de l’inné pour ce peuple saharien. Sur ces bases et données solides, « Hippocampe » installe dans la région, les « Ouvertures poétiques », un festival international de poésie, inlassablement avec cet état de grâce qui les accompagne depuis le début, et avec la volonté et la disponibilité d’artistes nationaux et étrangers qui acceptent même jusqu’à venir avec leurs propres moyens pour chaque action culturelle. Pour la gestion et la tenue de la poésie, il y a eu 32 poètes, 10 poètes étrangers, 6 de différentes régions tunisiennes et 16 de Tozeur.

Spirale-du-Chott-el-Jerid-oeuvre-hommage-dAmara-Ghrab-à-la-spirale-de-Robert-Smithson.-Crédits-Image-Association-Hippocampe-Art-et-Citoyenneté.

Les « Ouvertures poétiques » ont ensuite donné naissance à un ouvrage, et ont surtout marqué de leurs empreintes Tozeur, car même s’il s’y tient d’autres festivals de poésie, ils sont généralement fermés au public et restent profondément académiques donc archaïques. Les « Ouvertures poétiques » ont brassé beaucoup de monde différent, notamment en ouvrant leurs portes aux esprits populaires Tozeurois.

Juste après la poésie, « Hippocampe » a organisé une soirée d’observation du ciel et des astres, un événement d’astronomie passé inaperçu, malgré des conférences et des contemplations…

La quatrième grande action de l’association, a été le « Land Art à Tozeur » qui s’y est tenue du 29 Mars au 7 Avril dernier, où artistes plasticiens et visuels, étrangers, tunisiens et étrangers ont investi en résidence de création, le Chott El Jerid et Eden Palm, les deux sites Tozeurois où la nature côtoie la beauté sauvage des no man’s land. Justement, la nature et le « land » ou environnement, qui devient objet, sujet, support et espace de l’œuvre d’art, fragile dans sa sensible mortalité et son identité éphémère.

Le « land art » permettant également à l’œuvre ou image visuelle de sortir des cimaises des galeries, pour toucher le citoyen dans son espace de vie, dans ses lieux quotidiens et communs. Une manifestation culturelle qui a certainement fait vivre et réfléchir le Tozeurois, au rythme de la sensibilisation environnementale la plus exacerbée.

« Hippocampe » mène donc sa barque, contre vents et marées, avec très peu de moyens. Sur 28 dossiers déposés depuis la création de l’association, pour des aides de financement, l’on peut dire que seulement cinq partenaires ont répondu présents : le groupe privé « Tunisiana », l’Office du Tourisme, l’Institut Français de Tunisie, et des partenaires Tozeurois tel qu’Eden Palm, ou Dar Chraiet, ainsi que des maisons d’hôtes qui accueillent les protagonistes des actions « Hippocampe » avec quelques remises et facilités. Le Ministère de la Culture fait toujours la sourde oreille. Devant l’action culturelle en région, il reste inlassablement indifférent.

Pourtant quoi de plus respectable que de miser sur la culture comme vecteur de développement et surtout en période de transition démocratique ? Apporter la réflexion, l’art et l’intellect dans les régions intérieures de la Tunisie, c’est aussi une manière de combattre la propagation des esprits obscurantistes avec la mise en place progressive du totalitarisme spirituel. Lutter contre le formatage intellectuel, c’est un peu le combat des associations culturelles qui agissent en régions, et qui prônent l’art pour tous et pour tous les tunisiens, et qui l’affirment comme une part de citoyenneté à semer et à entretenir en chacun de nous.

Dynamiser par l’art et la culture des régions oubliées donc doublement abandonnées est en soi une action qu’il faut à tout prix soutenir et encourager. Car insuffler le souffle de la création, n’est pas seulement un soupir rêveur, il s’avère progressivement et de plus en plus être une ressource autant spirituelle que matérielle.

Selima Karoui