De l’avis de plusieurs concernés, créée pour soutenir ses assurés, la CNAM a perdu de vue ses attributions premières : la solidarité et l’égalité des droits , la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible.

En effet, ces derniers temps, plusieurs cas de dépassement de plafond non justifiés nous ont été signalés dans différents centres de la CNAM sur l’ensemble du territoire. Afin de mieux cerner le problème, différents acteurs ont acceptés de témoigner, sur ce qui peut s’apparenter, aujourd’hui, comme une prise en otage d’une grande partie de la société, qu’ils soient assurés ou prestataires de services.

Ayant contacté le ministère des affaires sociales, afin d’avoir de plus amples informations sur le sujet, nous nous sommes heurtés à une fin de non recevoir, dans un langage bureaucratique symptomatique de la sclérose de l’administration tunisienne : « Nous ne sommes pas en mesures de vous répondre, veuillez vous adresser directement à la CNAM ».

Avant de nous adresser à la CNAM, un document nous est parvenu, démontrant clairement comment ce dépassement s’opère. Ce document révèle un dépassement de plafond de 160, 333 dinars pour une assurée bénéficiant de l’APCI, c’est-à-dire, étant intégralement prise en charge par la CNAM au vu de la qualité de la pathologie développée.

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Afin d’en savoir plus nous nous sommes adressés au médecin en question qui a accepté de mieux nous expliquer le contenu de ce document, tout en nous donnant son avis de professionnel de la santé sur les maux dont semble souffrir la CNAM aujourd’hui.

A la suite du cas présenté ci-dessus par le Dr. Tajouri, nous avons contacté le chef de centre de la CNAM. Ne connaissant pas le dossier, il admet volontiers l’existence de plusieurs dysfonctionnements en ce qui concerne le dépassement de plafonds : « Plusieurs raisons peuvent être avancées à cela, mais tout remettre sur le dos CNAM relèverait de la malhonnêteté intellectuelle. »

Pour ce chef de service, qui a traversé « presque tous les postes possibles » au sein de sa CNAM locale, plusieurs raisons sont invoquées :

Certaines nous incombent, d’autres pas :

– Entre 2007 et 2014, la charge de travail au niveau national à été multipliée par 8. A titre d’exemple, dans notre centre, nous traitons 210 000 dossiers pour seulement 14 personnes, moi inclus. Il est évident que la qualité du travail en pâtit, et il est, somme toute, humain d’avoir une marge d’erreur et un délai de réactivité plus long face à une telle charge.

– Le logiciel informatique ne répondait déjà pas à nos attentes, quand il a été mis en place. Plusieurs chefs de centres avaient effectué une demande au bureau d’ordre central qui n’a pas réagi. On nous a informés récemment que celui-ci serait modifié dans les jours qui viennent.

– La formation aussi fait défaut, tant au niveau de nos agents qu’au niveau des médecins eux-mêmes. Un exemple concret : un assuré social en tiers-payant (l’assuré social ne paye que le ticket modérateur à sa charge et la Caisse procède au paiement direct des fournisseurs de soins concernés.), qui au vu de sa pathologie doit passer en APCI (prise en charge totale par la CNAM), n’est pas correctement redirigé, ce qui crée des dépassements de plafond.

– Le cadre général depuis la révolution n’a pas évolué. L’administration centrale nous laisse livrés à nous-mêmes. Imaginez que, depuis 2011, malgré la hausse du nombre d’assurés sociaux et la longueur des procédures, et malgré nos avertissements répétés, rien n’a été fait pour nous donner les moyens d’assurer correctement notre mission : Quand notre centre a ouvert, l’étude l’ayant précédée était totalement erronée, elle a tablé sur un nombre potentiel d’assurés sociaux, bien en deçà de la réalité.

– Enfin reste les assurés eux-mêmes : Ils ne connaissent ni leurs droits, ni leurs devoirs. Beaucoup ne savent même pas qu’il existe un plafond. D’autres pensent à tort qu’il existe un délai de prescription, ce qui n’est pas le cas.

Il faut arrêter de nous diaboliser, nous faisons notre travail du mieux que nous pouvons. Dans notre localité, notre tableau de bord est respecté. Les délais de remboursement sont effectués dans les 5 jours et nous avons eu la promesse que notre effectif allait augmenter.

Dans cet argumentaire, il existe surement une part de vérité. Cependant il convient de signaler qu’il existe bel et bien un délai de prescription. Cela est prévu par l’article 24 de la loi n°2004-71 du 02 août 2004 portant institution d’un régime d’assurance maladie :

… Les actions de la caisse contre les personnes à qui des avantages au titre de ce régime ont été octroyés indûment sont prescrites après deux ans. Le délai de prescription court à partir de la date du payement indu…article 24 de la loi n°2004-71 du 02 août 2004.

Comment expliquer alors que certains assurés soient sommés de payer des dépassements de plafond remontant bien au-delà des 2 ans invoqués ?!

De plus, comme rappelé par le Dr. Tajouri dans la vidéo ci-dessus, plusieurs assurés sociaux, outre le fait d’avoir été notifiés par un dernier avertissement avant des poursuites judiciaires, se sont vus, sans aucune notification, retirer temporairement de l’accès aux services de la CNAM. Pourquoi, et comment justifier le fait de priver des familles de leur droit le plus absolu d’accéder à une santé de qualité ?

Ainsi, entre la réalité du terrain vécue par les prestataires de services et les assurés sociaux, et le chef de centre d’une CNAM locale, un gouffre existe. A la désespérance et à la désolation des uns se heurte l’inanité des autres.

Comme l’affirme le Dr. Tajouri, aujourd’hui un manque de confiance s’installe entre médecins et patients confus et déboussolés, ne sachant vers qui se tourner pour préserver leurs droits.

Une assurée sociale rencontrée à la CNAM, qui a préférée garder l’anonymat, nous confie : « Je ne sais plus à qui faire confiance. On me demande de payer 378 dinars de dépassement. Ni la CNAM, ni les médecins traitants ne m’ont informée qu’il existait un plafond. L’un comme l’autre se foutent de nous. Comment voulez vous que je me soigne correctement avec un plafond annuel de 200 dinars et de 50 dinars pour mon nouveau né ?! Entre les vaccins, les rappels, les radios, les prises de sang et les médicaments, j’ai surement dû l’exploser le plafond » , nous dit-elle avec un sourire figé cachant mal son désarroi.

Cependant, le Dr. Nizar Brahem, membre du Syndicat Tunisien des Médecins Libéraux, affirme, lui, que médecins et assurés sociaux souffrent tout deux des mêmes maux d’un système qui doit être impérativement corrigé par le dialogue.

Face à ce « défaut de communication », le Dr. Foued Bouzaouache, Secrétaire Général du Conseil Régional de l’Ordre des Médecins de Sousse suggère des solutions pratiques pour sortir de cette crise que traverse la CNAM et qui affecte tant les médecins que les assurés sociaux.

De l’avis unanime de nos interlocuteurs, les maux dont souffre la CNAM sont dus à un manque de communication entre les médecins, les assurés sociaux et la CNAM. Ce triumvirat souffre lui-même d’un fardeau de taille : l’absence de considération des ministères concernés, du syndicat du patronat (UTICA ) trop occupé à faire de la politique, et de l’UGTT dont le secteur public accapare l’entière attention.

Face à l’absence de courage politique d’initier des discussions sur un sujet social trop sensible, seul le Conseil National de l’Ordre des Médecins apparaît, aujourd’hui, comme un élément suffisamment fédérateur pour pouvoir instiguer les états généraux de la réforme de la CNAM. Bien que n’entrant pas dans ses prérogatives et bien loin de son rôle initial et de la politique qu’il mène, voire même contre sa propre volonté de s’insurger, celui-ci jouit à travers nos différentes rencontres d’une légitimité non encore écornée.

« Laisser des médecins défendre mes intérêts ? Pourquoi pas ?! Après tout la CNAM aussi était sensée les défendre et regarder où j’en suis aujourd’hui », conclut notre assurée sociale visiblement résignée.