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Présentée comme l’exception du Printemps arabe, la Tunisie est le pays où la démocratie a de sérieuses chances de prendre racine durablement. On y vote ce week-end pour la seconde fois dans des élections présentées comme libres.

Une démocratisation poussive

La première fois, en octobre 2011, a vu l’installation d’une assemblée constituante qui a fini par doter le pays d’une constitution assez moderniste. Cela ne fut pas sans douleur et psychodrames, des assassinats politiques même; toutefois, l’essentiel a fini par être fait.

Il est vrai que les principaux acquis de cette constitution sont encore à ce jour plutôt lettre morte. Ce qui explique cette contradiction, c’est que la première élection dite libre du pays a permis l’arrivée au pouvoir d’un parti islamiste arrogant qui s’est entouré pour la circonstance de partis supposés laïques et libéraux qui se révélèrent ne point l’être ou si peu, juste pour la forme.

Aussi, les gouvernements de la coalition appelée troïka n’ont fait pour l’essentiel que se couler dans le moule de l’ancienne dictature, utilisant à leur profit le dispositif juridique liberticide, profitant de ses immunités et privilèges.

Certes, il y eut quelques avancées, mais en nombre limité et non suivies d’effets concrets, le parti islamiste bénéficiant alors d’une sorte de blanc-seing américain qui, séduit par son programme économique ultralibéral, voulait jouer à fond la carte islamiste en Tunisie. Depuis, ils ont réalisé que celui qu’ils croyaient manipuler savait aussi manipuler et la confiance sans être perdue lui est désormais mesurée.

Et comme l’empreinte des Américains sur le pays est prégnante depuis le Coup du peuple qui n’aurait pu aboutir sans leur feu vert, ils gagneraient à conditionner leur soutien par des réalisations concrètes dans le sens du libéralisme politique et social, le parti islamiste ayant démontré qu’il ne cède sur un dogmatisme obtus que sous la contrainte, étant porté à une pratique à l’antique de la politique.

Car, si les États-Unis ont eu raison de jouer la carte des islamistes tunisiens qui sont les seuls du monde arabe à montrer de la souplesse, ils doivent être attentifs au fait qu’ils ont affaire à des artistes de l’illusionnisme.

Les dessous des élections

Seconde manifestation de démocratie, au bout de presque quatre années d’illusions perdues pour un vrai changement, les élections de ce week-end concernent la mise en place d’une assemblée législative et elles seront suivies, en novembre, par une présidentielle.

Malgré l’importance de l’enjeu, la campagne s’est déroulée dans un relatif désintéressement de la population par trop désabusée, et qui a été assez peu encline à s’inscrire sur les listes électorales. On s’attend donc à un fort taux d’abstention, notamment de la part de la frange la plus jeune de la population, les premiers et plus grands déçus que la révolution dont ils étaient le moteur ait été confisquée par les professionnels de la langue de bois et de la politique politicienne.

C’est qu’on pense même connaître à l’avance le résultat des urnes qui doit consacrer un partage du pouvoir entre les deux plus grandes forces politiques du pays, le parti islamiste et le parti autour duquel se sont rassemblés en ordre dispersé laïques et libéraux.

Cette division n’est cependant que simplificatrice, trompeuse même, puisqu’en matière de libéralisme économique, il n’est pas plus libéral que le parti islamiste, ce qui l’assure d’un soutien américain assez solide même s’il est devenu pointilleux; et en matière de libéralisme politique, les supposés modernistes ont leurs dogmes et leurs tabous.

Malgré cela, les élections tunisiennes sont suivies de très près par les observateurs, bien plus étrangers que nationaux ; on s’interroge sur la viabilité du scénario qu’elles laissent augurer. Il s’agit de la mise en place d’une nouvelle équipe issue d’un consensus où l’actuel chef de gouvernement serait maintenu à la tête d’une équipe qui, si elle doit être différente de la présente, y ressemblerait en étant celle des compétences d’abord avant d’être des représentants de partis.

On se dirige donc vers une sorte de gouvernement d’union des forces politiques les plus larges qu’imposera une assemblée éclatée où dominera dans un ordre ou dans un autre le parti islamiste et son grand rival laïque au milieu d’une mosaïque de petits partis représentant le pluralisme du pays, mais incapables à eux seuls et sans le concours des deux grands d’avoir droit au chapitre.

Le scénario le plus probable est que le parti islamiste ait une légère avance à l’assemblée ou au pire un poids qui équivaut celui de son grand rival, et ce en gage de sa bonne foi démocratique tout autant qu’en encouragement pour sa nécessaire et si lente mais inévitable mutation. Cela lui permettrait d’avoir nominalement la main sur le gouvernement qu’il cèdera de bonne grâce à l’actuel chef de gouvernement dont l’arrivée était déjà de son fait pour l’essentiel et auquel tiendrait le grand ami américain.

De la sorte, on contrebalancera l’entrée à Carthage du grand rival, M. Caïd Essebsi, à qui on ne voit pas comment la présidence pourrait échapper. Il faut rappeler d’ailleurs que le parti islamiste n’était déjà pas opposé, lors de la constitution du premier gouvernement de la troïka, à ce que celui qui était alors Premier ministre soit élevé à la présidence de la République; il n’y a renoncé que devant l’opposition farouche de ses deux partenaires, surtout de l’actuel occupant du palais de la présidence.

En somme, le parti islamiste continuera à dominer la scène politique, mais plus nominalement que réellement. Il est vrai qu’il a vu qu’il n’était pas possible d’imposer ses vues et son choix de société à une Tunisie attachée à son modèle et il a dû lâcher du lest, privilégiant le travail de longue haleine et en profondeur.

Aussi, entend-il se focaliser sur les grandes réformes législatives qui doivent être lancées aussitôt les élections terminées. Il entend surtout marquer de son empreinte une réforme profonde du système éducatif.

Les défis de l’exception tunisienne

C’est justement sur ces deux plans que se jouera la future bataille de Tunisie et que réside l’enjeu de cette élection : quel type de société et quel type de politique nationale et internationale mettra-t-on en place ?

S’agissant du type de société, il est clair que le choix actuel étant pour le libéralisme politique, aucune modification dans un sens contraire ne réussirait. Certes, le parti islamiste peut à juste titre revendiquer le droit de mieux assurer l’enseignement de ce qui constitue les fondamentaux de peuple, à savoir la langue arabe et la connaissance de sa religion par le peuple, mais cela peut et doit être fait dans un esprit de liberté et de rationalité et non de dogmatisme et de démagogie.

De même, les lois attentatoires aux droits et libertés privatives héritées de l’ancien régime ne sauraient rester en l’état, car elles ne sont pas seulement contraires à la nouvelle constitution, mais aussi à l’esprit de l’islam dont elles prétendent se réclamer. Cela a été assez démontré ces derniers temps.

S’agissant de l’aspect politique, il doit y avoir une véritable coupure avec l’ancien régime en décentralisant réellement la décision politique et en dotant les villes et les régions de réels pouvoirs d’auto-administration. La seule façon de réduire le terrible décalage de développement régional réside dans une décentralisation effective aussi bien des rouages administratifs que de la décision politique.

Sur le plan de la politique internationale, la Tunisie ne pouvant échapper à son environnement géostratégique, il est impératif que sa diplomatie soit plus agressive et moins timorée à l’égard de l’Union européenne qui reconnaissait déjà le droit de la Tunisie d’avant la révolution d’accéder à tous les avantages d’un pays membre en dehors de l’adhésion.

Les autorités de la Tunisie devenue démocratique doivent donc au moins oser réclamer ce qui était déjà promis à la dictature ; ils ont même le devoir de rendre de droit leur dépendance de fait de l’Union en postulant à une future adhésion dans le cadre d’un espace de démocratie méditerranéenne à ériger. En attendant, la diplomatie tunisienne doit agir pour instaurer au plus vite le libre mouvement de ses ressortissants sous couvert de visa biométrique de circulation qui est aussi respectueux des réquisits sécuritaires que l’actuel visa lequel est, au demeurant, contraire au droit international.

Enfin sur ce même plan, la Tunisie doit renouer avec la sagesse de son fondateur, Bourguiba, en osant instaurer des rapports ordinaires avec Israël dans le cadre du partage de 1947. Outre de se situer dans le droit fil d’une diplomatie traditionnelle réaliste et bien avisée, elle apportera un peu de bon sens au traitement de ce conflit qu’on continue à mal gérer bien qu’il soit le noeud gordien de la dérive actuelle du monde vers la plus totale horreur due à l’incompréhension des uns et des autres des justes intérêts de chacun.

Ce sont quelques-uns des enjeux stratégiques de l’élection tunisienne dont le déroulement, malgré l’instance supposée indépendante qu’est l’ISIE, n’est pas dénué de défauts et d’imperfections, qu’illustre à merveille l’usage d’une encre électorale qui n’a d’intérêt que pour ceux qui la commercialisent, qui fait relever l’élection de l’opération purement de commerce.

Peut-on toutefois et doit-on trop exiger d’un pays qui sort à peine de dictature et qui continue à ployer sous le joug de nombre de tares encore plus importantes que le scénario retenu pour la suite de cette élection et de celle qui suivra ?

N’est-ce pas à un aggiornamento que l’on aspire et qui ne sera pas que celui de la petite Tunisie, mais un modèle à suivre pour le reste du monde arabe islamique, et pas seulement ? C’est, du moins, ce qu’on a dit lors de la révolution du jasmin augurant le printemps arabe; et rien n’est encore perdu pour que cela le soit !