Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, et que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques. Julien Benda – “La trahison des clercs” (1927)
Il nous aura fallu trois interminables années pour parachever la nouvelle Constitution et organiser des élections libres, censées favoriser une stabilité politique propre à rassurer les marchés et les agences de notation. On était supposés ainsi mettre sur les rails la Tunisie de demain; Une Tunisie qui sortirait enfin du rang des cancres de l’économie mondiale; un rang injustement maintenu par 55 ans de dictature. Une Tunisie qui profiterait de son infrastructure, de son potentiel en ressources humaines et de sa position géographique stratégique, pour jouer un rôle majeur en méditerranée et rejoindre enfin les économies émergentes.
Cette Tunisie dont on rêve, celle de la justice sociale, de l’accès aux opportunités économiques et de la redistribution équitable des richesses, qui permettrait aux citoyens de bénéficier d’un pouvoir d’achat digne et qui contribuerait à endiguer la corruption et la contrebande. Une Tunisie où les entreprises cesseraient de jouer le rôle de sous-traitants ou d’assembleurs pour les grandes marques multinationales, et exporteraient enfin des produits à haute valeur ajoutée qui s’imposent sur le marché international sous un solide label « Made in Tunisia ». Une Tunisie qui prioriserait les investissements sur la recherche scientifique, les programmes de recherche et de développement, la technologie numérique, l’ingénierie des systèmes d’information, les télécoms…etc.
Guidés par la peur et non pas par l’espoir
On était supposés entamer la marche “en avant toutes” vers cette Tunisie là, mais notre « élite » en a décidé autrement. Elle a mené campagne pour un « vote utile » en faveur des nostalgiques d’un passé où régnait l’ordre et la sécurité, portée par les médias dominants; ces mêmes médias qui ont éjecté de leur champ le discours avant-gardiste de nombreux penseurs, hommes et femmes de compétence dont regorge la Tunisie. Et cette campagne a eu son écho parmi les électeurs, un écho facilité par l’ambiance anxiogène qui régnait dans le pays suite à l’opération sécuritaire menée à Oued Ellil. Comme au bon vieux temps, on s’est servi de la peur de l’intégrisme pour promouvoir un tour de vis sécuritaire.
On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec ce que Julien Benda dénonçait chez les « collabos » de la France de vichy, qui avaient préféré la capitulation de la France face à l’Allemagne hitlérienne plutôt qu’une France démocratique où leurs adversaires politiques gagneraient les élections, il écrit notamment :
L’un est leur mobilisation au nom de l’ordre, laquelle s’est traduite chez les clercs français par leurs assauts contre la démocratie, celle-ci étant posée par eux comme l’emblème du désordre […] l’aveu que mieux valait la défaite de la France que le maintien du système abhorré. La trahison des clercs.
A travers le concept du vote utile, l’« intelligentsia » a donc réussi à restaurer la philosophie du « khobzisme » qui considère que la principale finalité d’un engagement social ou politique réside dans la recherche d’une sécurité matérielle; une mentalité qui a engendré le silence et la soumission durant la plus sombre période de notre histoire. Non seulement notre « élite » avait fermé les yeux sur les tortures, les disparitions forcées, les viols, les exactions et les répressions subies par ses compatriotes de divers horizons : islamistes, gauchistes, syndicalistes, féministes…etc.; mais elle s’est également compromise avec la dictature à un point tel, qu’elle a appelé Ben Ali à briguer un sixième mandat (l’ « Appel des mille »), afin de maintenir en place le système qui leur garantissait des positions privilégiées.
Alors qu’on ne s’y trompe pas, notre chère « élite » bienveillante est bien plus portée sur la préservation d’un statut quo socio-économique, que sur la restauration de l’ordre et de la sécurité. En effet, nombre d’entre eux sont des affairistes bénéficiant de positions confortables dans l’administration ou dans le secteur privé. Un secteur privé dominé par des groupes et des holdings jouissant d’une situation de quasi-monopole dans les différents secteurs de l’économie et détenus par les familles proches de l’ancien régime. Selon le rapport de la banque mondiale, les sociétés privilégiées de ces affairistes faisaient, aux dépens de tous, des bénéfices avoisinant 21% des profits de l’ensemble du secteur privé, tandis qu’elles n’offraient que 1% du total des emplois. Cette « élite » a donc la nostalgie d’une politique économique qui profitait au petit nombre excluant la majorité. Alors pourquoi changer de modèle économique ? Pourquoi mettre fin à l’exclusion et instaurer un système basé sur l’égalité des chances ? Ces “hordes sauvages” n’en sont pas dignes!
On sait maintenant pour quelle raison nos « intellectuels » n’ont pas mené de débats de fond sur les programmes électoraux et sur les réformes prioritaires à mener dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la banque, des médias, de l’administration et de la justice. On sait pour quelle raison ils ont zappé du débat tous les sujets qui ont préoccupé nos concitoyens ces trois dernières années, à savoir la propreté des rues, l’inflation, la dégradation du pouvoir d’achat et la contrebande. On sait pour quelle raison on n’a parlé que de la restauration de l’ordre, de la sécurité et du “prestige” de l’Etat.
Maintenir le peuple sous anesthésie, cultiver la paresse intellectuelle et occuper les esprits par les débats partisans stériles: « Vous êtes dans mon camp ou dans le camp de l’ennemi ? » est leur mot d’ordre.
Mais quel héritage a laissé cette « élite » aux générations futures ? Un modèle de société basé sur une Tunisie à deux vitesses, où la capitale et les villes côtières bénéficient du développement grâce à l’appui discriminant de l’Etat. Le reste du pays restant figé en son état de l’ère de l’indépendance.
Notre Notre « Nokhba »* a contribué à instaurer une médiocratie où règnent l’interventionnisme et le clientélisme, où la seule façon d’être promu est l’allégeance, la délation et le clientélisme. Un système qui a permis à de vrais incompétents de se retrouver dans des postes de direction dans l’administration ou les entreprises publiques. Un système avec une économie dominée par des géants nationaux, incapables de s’exporter, car ne pouvant être concurrentiels sans les privilèges et les passe-droits. Un système où le SMIC est une véritable insulte aux ouvriers, lorsqu’on connait les bénéfices engrangés par les entreprises. Un système avec des écarts de rémunération surréalistes entre un salarié et son PDG.
Cette médiocratie a eu pour conséquence la fuite massive des cerveaux vers des pays ou leurs compétences étaient valorisées et où ils étaient payés à leur juste valeur. Elle a également engendré la tragédie des « harragas » qui ont perdu tout espoir de vivre dignement chez eux et qui émigrent clandestinement vers des pays où ils pensent trouver une chance de gagner leur vie de façon décente.
Comme le dit si bien Goethe, « Ceux qui ne connaissent pas leur histoire, sont condamnés à la revivre ».
Le tragique dans cette situation, c’est que nos « intellos » connaissent très bien notre histoire. Ils n’ont cependant jamais étés emballés par la révolution du jasmin. Cette révolution qui a enchanté le monde par son civisme et qui a déclenché un vent de liberté suivi d’une remise en question du modèle de gouvernance dans l’ensemble du monde arabe, un monde anesthésié par la dictature et le sous-développement.
Notre « élite » ne s’est pas cachée de son mécontentement du bouleversement de l’ordre établi. Elle se contenterait bien de revivre un sous-développement douillet. Elle n’est pas favorable à la démocratie, même si elle s’en réclame, car la démocratie n’est pas propice à ses affaires.
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* « Nokhba » : élite.
Je pense que la Tunisie n’a pas d’élite, je ne vois que des petits!
Bien dit. Je dirai pire: Nous avions au temps de Bourguiba une élite, maiselle s’est vite embourgeoisie et elle est devenue castrée. Il ne lui est resté que une naiveté immense comme croire à la démocratie, à la liberté absolue, et a lamondialisation. La seule activité quilui estresté c’est la masturbation intellectuelle
Mais ne faites vous pas partie de cette “élite” que vous dénoncez ?? Au lieu de critquer sans cesse
sans apporter jamais de réponses constructives,retroussez vous les manches et mettez vous au travail !!
“Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. ” J F K
La Tunisie est dirigé par des singes du sommet de l’etat jusque en bas, c triste a dire. Et sont peuple est composé de mouton ou seul l’apparence et les beaux discours compte pour se faire elire.
Je souhaite bonne chance aux tunisiens du bled pour remboursé les milliards de credit que notre pays a emprunté a l’etranger …
soufian
C’est à chacun de poser sa contribution pour que ”l’histoire ne bégaie pas”. je veux dire sortir de ce fatalisme que nous enferme, encore aujourd’hui, dans l’attente du sauveur tel ce vieux “combattant suprême” qui aura finalement permis l’avènement d’un autre dictateur, Ben Ali, et même, oui même Ghannouchi et sa clique jurant de leur Allahou Akbar qu’ils ne cherchent aucune revanche, juste un recadrage identitaire de la société… On connait la suite !
Enfin, moi aussi, je livre cette citation de Howard Zinn, “ Nous ne sommes pas obligés d’accomplir des grandes actions héroïques pour participer au processus du changement. De petits actes multipliés par des millions de personnes peuvent changer le monde”
Bonjour,
Est-ce qu’il ne serait pas utile d’illustrer ces propos par des exemples précis ?
Ces élites et leurs affaires.. c’est qui exactement ? Et de quelles affaires s’agit-il ?
Donnez des exemples concrets et le peuple suivra. Les gens ne sont pas bêtes, ils n’admettront pas ce que vous dites, simplement parce que vous le dites.
De tous les temps, la Tunisie a toujours eu des hommes et de femmes de grande valeur, sauf que ces derniers ne font pas partie de ceux qui ont monopolisé le pouvoir, les richesses et etablit la dictature de l indépendance . Les autoproclamés ” elites”, sont plutot les dignes sucesseurs des colons francais . Seul le teint basané et l appartenance religieuse a fait la difference entre ces derniers et les neo-colons tunisiens . Les rechercheurs qui
s interesseront a ce sujet, seront probablement ebahis, lorsqu ils constateront les similarités entre les politiques des colons francais et celles de leurs confereres tunisens quoique les differents contextes historiques. Le fait que les neo-colons, sont tunisiens il leur etait plus facile
d expoiter et de terroriser encore plus et mieux, leur compatriotes. Votre analyse est rigoureuse, pertinente et solide mais ne desperez surtout pas. !! . Il vrai qu une grande partie des electeurs tunisienss ont éte facilement manipulés pour voter pour leur anciens oppresseurs, mais ces derniers, quoiqu ils feront tout pour réetablir sous d autres formes leur dictature, ils ne réussiront pas a mater les exigences populaires pour une société ou regne justice economique , sociale et culturelle ,entre les citoyens et les regions. De par sa nature , defenseur de interets des capitalistes vereux et des autoproclamées ” elites”, Nida Tounes bien entendu menera une politique dont l objectif sera de reetablir l hegemonie politique, economique , sociale et culturelle de sa clientele en utilisant, la matraque ( le prestige de l etat !, sic ) au lieu des reformes democratiques et egalitaires. L impotence de Nida Tounes et de sa clientele a agir pour la construction d une société democratique nous la vivrons dans quelques mois et ce, meme en gouvernant avec Ennahda. Un mouvement dont le seul objectif n est pas en premier lieu de realiser les aspirations de la revolution mais plutot de survivre les tentatives obsessionelles de ses adbersaire pour l eradiquer totalement. La revolution a liberé des tunisiens de la peur
instaurée aprés l independance et ni Nida Tounes, ni aucune autre force oppressive ne pourra la réetablire. Lorsque les tunisiens manipulés par la demogagie de Nida Tounes, des medias de la vrai honte, constateront qu ils ont été manipulés le peuple reagira violemment et les forces
contre revolutionnaires n y pourront rien faire. Nida Tounes et ses alliés devront choisir entre abondonner reetablir la dictature, ou mener la Tunisie vers une guerre civile qui en resultera en un séparatisme des regions discriminées, en plus de terrorisme et autres malheurs etc. etc .. Ne desperez pas car les pseudos elites ont trop a perdre et elle finiront
par vouloir garder le peu, plutot que perdre le tout et s adapter malgré elle a une nouvelle Tunisie . Merci pour votre enrichissante analyse !
@Rachid Changez un peu de disque,celui la est rayé !
Voila un commentaire qui vraiement enrichit le debat ..
Vous pouvez ne plus lireles journaux. On appelle celà la politique de l’autruche?
Ces même élites contre laquelle Frantz Fanon nous mettait déjà en garde en 1962, celle qui collaborait avec le système colonial.
En tout cas merci pour ce post qui me redonne un peu d’espoir pour l’avenir de mon pays. Je me dis au moins que je ne suis pas le seul à faire ce constat.
Trop de commentaires ou de tentaives d’analyse trouvent dans la dénonciation, par trop globalisante, un moyen assez commode pour flétrir l’image de ceux qu’ils nomment ” élite”. Ainsi, tous et tout le monde est rangé dans un mème camp, les élites intellectuelles, les élites de la finance et celles qui sont habituées aux lieux divers de pouvoir.
C’est vrai que le spectacle que nous propose la Tunisie de la “révolution” n’est pas très entrainant lorsqu’on songe que le spectre politique, apparammment très divers et pluriel, se réduit comme peau de chagrin. Désormais, nous avons droit à une offre bicéphale que composent les deux ennemis-intimes, Ennahda et Nida. Ils seront, en toute probabilité, contraints au partage du pouvoir. Ou, tout bonnement, trop contents d’en ètre, puisque ce serait, à en croire certains, le motif et le fondement de leur existence.
Alors, nos élites, toutes catégories confondues, sont seulement préoccupées par leur sort et les bénéfices qu’elles tirent de leur allégence au pouvoir; nos élites politiques -celles plébiscitées par les suffrages- ne visent que le pouvoir et les bénéfices qu’elles en peuvent engranger.
Si cela est vrai, il faudrait faire son deuil de toute hypothèse démocratique ou ferrailler pour une nouvelle révolution plus vraie que nature, plus probe et plus sincère que le peuple qui en serait le bénéficiare et qui a eu “le tort” de s’enfermer, et nous enfermer avec lui, dans une fausse alternative.
Il peut paraitre moins romantique d’accepter ce qui se présente comme un pas vers une démocratisation. Un processus lent et problématique, parce que cela dépend du peuple, tout le peuple, y compris ses élites. Parce que sortir de la nuit de l’arriération culturelle, de la stagnation et de l’obscurantisme est, en soi, une révolution. Le chemin est trouvé, il s’agit de l’emprunter vers l’essor démocratique, économique, social et culturel.