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Image d’archive.

 

Dans la soirée du mercredi 24 décembre, Yassine Ayari a été arrêté, à son arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage, et transféré en centre de détention.

Cette arrestation fait suite à sa condamnation par contumace à 3 ans de prison, le 18 novembre 2014, – il était alors à Paris – par le tribunal militaire permanent de première instance de Tunis.

Le jugement a été rendu sur la base de l’article 91 du code de justice militaire, en vigueur depuis le décret du 10 janvier 1957, sous l’autorité de Mohamed Lamine Pacha Bey, qui énonce que :

Est puni de trois mois à trois ans d’emprisonnement, quiconque, militaire ou civil, en un lieu public et par la parole, gestes, écrits, dessins, reproduction photographiques ou à la main et films, se rend coupable d’outrages au drapeau ou à l’armée, d’atteinte à la dignité, à la renommée, au moral de l’armée, d’actes de nature à affaiblir, dans l’armée, la discipline militaire, l’obéissance et le respect dus aux supérieurs ou de critiques sur l’action du commandement supérieur ou des responsables de l’armée portant atteinte à leur dignité.

Nous n’avons pu nous procurer copie du jugement du tribunal militaire, mais, selon Maître Samir Ben Amor, l’avocat de M. Ayari, ce dernier aurait été inculpé pour les propos qu’il a tenus sur sa page Facebook, au cours du mois d’août 2014.

Yassine-Ayari

Pour en avoir le coeur net, nous avons revu l’ensemble de ce qui a été publié par M. Ayari au cours de ce mois d’août 2014. Il y a eu neuf publications entre le 1er et le 29 août 2014. Certaines sont pour le moins déconcertantes. C’est à se demander pourquoi la condamnation est fondée uniquement sur l’article 91. Ce qui remet en question la couverture médiatique de l’affaire ces derniers jours qui évoque, uniquement, la défense de la liberté d’expression. Mais la liberté d’expression est un droit qui a ses limites. On pense, entre autres, à la diffamation, à la sécurité nationale, à l’incitation à la haine et à l’incitation au terrorisme.

Certains média ont abordé l’affaire Ayari comme étant la première inculpation d’atteinte à la liberté d’expression, sous l’ère de Beji Caïd Essebsi. Or, le jugement a été rendu en novembre, plus d’un mois avant le dernier tour des élections. En réalité, les atteintes à la liberté d’expressions et d’opinions n’ont pas connu d’avant-après, elles n’ont tout simplement jamais cessé.

Maître Malek Ben Amor, avocat à la défense de M. Ayari contacté ce matin, a confié ses inquiétudes quant à l’atteinte aux libertés d’opinion et d’expression, menacés par des procès tels que celui de son client. L’interprétation large de l’article 91 est un vrai danger. Si les défenseurs des libertés ne se posent pas en barrière, le risque est de retomber dans la censure de l’ancien régime.

N’ayant pas pu consulter le jugement et craignant de tomber dans la polémique politico-médiatique, notre analyse de l’affaire Ayari s’arrêtera là. Le procès en appel a été fixé au 6 janvier 2015.

Le conflit des textes de lois

En revanche, il est important de rappeler, maintenant, d’autres affaires et d’autres civils, victimes de l’article 91 du code de la justice militaire. Médiatisée du fait du caractère polémique du personnage, l’affaire Ayari permet de braquer, à nouveau, les projecteurs sur une faille de la loi tunisienne.

Ayoub Messaoudi, ancien conseiller principal auprès de la présidence, condamné en appel, en janvier 2013, à un an de prison avec sursis, avec interdiction de voyager et suspension des droits civiques. Il a été condamné par le tribunal militaire sur la base de l’article 91 pour atteinte à la dignité de l’armée, après avoir dénoncé l’extradition de l’ex-premier ministre libyen El Baghdadi par le chef d’Etat-major des trois armées et le ministre de la défense.

Hakim Ghanmi, bloggeur tunisien interpellé, lui aussi, en 2013, sur le fondement de l’article 91 pour atteinte à la dignité de l’armée par le tribunal militaire de première instance de Sfax. Il avait critiqué le fonctionnement d’un hôpital militaire à Sfax. Il a finalement bénéficié d’un non-lieu.

Plus récemment encore, Sahbi Jouini, dirigeant d’un syndicat de police, a été condamné à la même date que Yassine Ayari par le tribunal militaire de première instance de Tunis, le 18 novembre 2014, à trois ans de prison, également sur le fondement de l’article 91 pour atteinte à la renommée de l’armée.

Ces condamnations sont-elles légales au regard de la justice ? La loi tunisienne est-elle constitutionnelle ?

En se penchant sur le corpus des textes législatifs tunisiens, on se rend très vite compte que la jurisprudence ne sert pas la logique du corpus dans sa globalité, au point que, parfois, cela n’a plus aucun sens, un texte vidant le contenu d’un autre ou le contredisant au fil de l’évolutions de la loi. Il en est ainsi de l’article 91 du code de la justice militaire. Explication.

L’article 91 du code de la justice militaire porte sur le crime d’outrage à l’armée ou au drapeau, commis par toute personne, militaire ou civile, donnant, ainsi, compétence à la juridiction militaire.

Or, dans le code pénal tunisien, l’article 129 porte, également, sur le crime d’outrage au drapeau, commis par quiconque, et donne compétence à la juridiction civile.

Deux juridictions sont donc, concurremment, compétentes pour traiter du même crime. Vive la sécurité juridique !

La distinction de compétence (article 91 du code de justice militaire) ou de l’outrage à fonctionnaire (article 125 du code pénal) n’est pas basée, ici, sur le statut de la personne commettant l’outrage – civil ou militaire, mais sur la victime de l’offense – la fonction publique ou l’armée. On peut alors questionner la légitimité de cette distinction et surtout l’opportunité de la compétence militaire sur des civils. Il parait aberrant, aujourd’hui, que les militaires puissent encore juger des civils. La compétence rationæ personæ des tribunaux militaires – du moins en temps de paix – doit se limiter au personnel militaire ou assimilé.

L’article 149 de la Constitution du 26 janvier 2014 énonce que:

Le tribunal militaire continue d’exercer les prérogatives qui lui sont attribuées par les lois en vigueur jusqu’à leur amendement.

Il semble, ainsi, que le législateur constituant était conscient de la nécessité de certains amendements au sein du code de la justice militaire.

On peut, également, poser la question de l’interprétation du texte de l’article 91. La critique de certaines actions de l’armée et de certains membres de l’armée, peut-elle réellement être entendue comme un outrage à l’armée ? Ne serait-il pas plus judicieux- surtout pour un Etat qui entend renouveler son image- de cesser d’user de cette carte qui rappelle le jeu de la dictature, et opter plutôt pour des actions en diffamation devant les juridictions civiles ?

Il est, sans doute, utile de rappeler l’article 31 de la Constitution du 26 janvier :

Les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont garanties. Ces libertés ne sauraient être soumises à un contrôle préalable.

La Tunisie a, par ailleurs, ratifié le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, protégeant très strictement les libertés d’expression et d’opinion.

On pense aussi à l’article 7(b) des Principes de Johannesburg :

Nul ne peut être puni pour avoir critiqué ou insulté la nation, l’Etat ou ses symboles, le gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires, ou une nation étrangère, un Etat étranger ou ses symboles, son gouvernement, ses institutions ou ses fonctionnaires à moins que la critique ou l’insulte ne soit destinée à inciter à la violence imminente.

En plein essor démocratique, la Tunisie atteindra, espérons-le, un jour (bientôt ?), ce niveau de liberté d’opinion et d’expression. Un amendement au code de la justice militaire est plus que souhaitable, afin de limiter la compétence des tribunaux militaires aux seuls personnels militaires et assimilés. D’ici là, il est certain qu’au regard des failles de la législation actuelle, du manque de cohérence des lois, de leur constitutionnalité douteuse, la future Cour Constitutionnelle aura, dès son inauguration, une masse monstrueuse de dossiers à traiter.