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Vivre dans un pays où la liberté d’expression et d’association est garantie par la loi est le rêve que les Tunisiens ont entretenu, pendant des décennies. Au lendemain du départ de Ben Ali, qui s’est employé à manipuler l’associatif, une multitude de citoyens rêvaient de la création rapide d’un contre-pouvoir puissant et indépendant. Mais la réalité se révèle plus tenace que nos rêves. Car la société civile semble dériver au gré des conflits politiques et idéologiques.

Les dernières attaques contre les libertés et les droits de l’Homme en Tunisie n’ont pas joui d’un soutien à grande échelle. Beaucoup parlent d’un conflit idéologique qui déroute les défenseurs des droits de l’Homme et des causes justes. D’autres estiment que la société civile tunisienne est accaparée par l’argent politique et les financements étrangers qui dictent des agendas «  réformistes  » insuffisants pour combler les attentes réelles de la Tunisie post-révolution.

Se limitant à des communiqués de presse, plusieurs organisations sont quasiment absentes des combats essentiels. Nous l’avons observé, lors des derniers dépassements commis par le ministère de l’Intérieur, sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Nous l’avons dénoncé, au cours du procès de Yassine Ayari, condamné à un an de prison ferme par un tribunal militaire pour des écrits sur les réseaux sociaux. Et nous l’avons, également, suivi, tout au long des procès politiques, dont les victimes sont de jeunes révolutionnaires, comme celui de Ksibet El Mediouni, Sidi Bouzid, Bouzayen et Kasserine. L’absence des organisations militantes était flagrante même dans les combats considérés sacrés, comme celui des martyrs et des blessés.

Malgré l’investissement massif d’une grande partie du tissu associatif dans la transition politique, les questions essentielles qui devraient unifier l’action de la société civile, telles que les revendications sociales et économiques, sont restées presque en marge. Les exemples sont multiples et touchent à nombre de domaines inexplorés, tels le dialogue avec les jeunes des quartiers populaires, les problématiques de l’éducation, de la culture et de la santé.

Aymen Aberrahmane, jeune activiste, se pose la question sur la définition même de la société civile.

Face à la démission collective de l’associatif, pouvons-nous affirmer que nous avons une réelle société civile ? L’organisation de quelques workshops et séminaires et l’obtention d’un local peuvent-ils suffire à accoler le nom d’activistes à ceux-là ? Je pense que ça ne doit pas être le cas, surtout que les thématiques les plus importantes sont les moins traitées par ce genre d’associations.

Au moment où des enfants meurent, ponctuellement, sur le chemin de l’école, à Kasserine, Thala ou Kairouan, nous assistons à une absence quasi totale de travail de terrain dans les régions, afin de trouver des solutions durables à la marginalisation. En revanche, quelques affaires jouissent d’une hyper médiatisation et d’un soutien fort de la part des militants. En l’occurrence, les affaires de Jabeur Mejri, Eya, Azyz Amami ou encore Meriem Ben Mohamed, qui ne sont pas les seuls opprimés dans ce pays.

«  A cause de la division idéologique de la société civile, il y a un déséquilibre dans le traitement des dossiers. Certains ont bénéficié d’un grand soutien, alors qu’ils ne constituent qu’une partie infime du nombre croissant des victimes. Il y a des procès qui se tiennent, surtout dans les régions, sans un seul observateur de la société civile. Pourtant, à l’époque de Ben Ali, le nombre des avocats bénévoles et des militants était beaucoup plus réduit qu’aujourd’hui. Au point que les familles des victimes comme les salafistes ou les disparus dans la mer ont compris qu’il ne faut plus solliciter le soutien de certaines ONG  », témoigne Abderrahman Hethili, président du Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux et membre du bureau exécutif de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme.

Certains sujets et points de vue sont encore tabous en Tunisie, comme la lutte contre la corruption, la répartition des richesses, la réalité du népotisme dans la douane et la police. Hormis les grands discours farfelus des politiciens, lors des meetings et devant les médias, la Tunisie n’arrive toujours pas à poser sur la table les dossiers brûlants qui touchent à sa souveraineté et sa prospérité.

Le travail sur les grands dossiers comme la torture, le terrorisme ou encore la corruption nécessite un audace et un minimum de protection aux lanceurs d’alertes. La mort mystérieuse de l’avocat Faouzi Ben Mrad qui a mené un combat pour dissoudre le RCD, la mort de Abdelfatah Amor qui a ouvert des dossiers de corruption, et l’assassinat de Chokri Belaid qui voulait organiser un dialogue national sur le terrorisme, sont autant d’indices qui n’encouragent pas les militants à s’aventurer dans ce genre de dédales, explique Aymen Abderrahmane.

Vu d’un autre angle, Chayma Bouhlel, jeune militante et manager du projet « Marsad baladia », à l’ONG Al-Bawsala, pense qu’il ne faut pas «  mettre toute la société civile dans un seul panier. La spécialisation de la société civile est une bonne démarche qui lui permet de devenir plus efficace. La réalité tunisienne soulève des dizaines de problématiques importantes en même temps. Il est impossible de traiter tous les dossiers par tout le monde et de la même façon. Autrement, il ne faut pas éluder le fait que la neutralité de la société civile est, à la fois son capital et son drame. Les dossiers urgents ne bénéficient pas d’un soutien immédiat, car nous n’avons pas suffisamment de données pour l’étudier et forger une position claire. Par exemple, la société civile ne peut pas attaquer, directement, certains cas, en particulier la corruption dans l’administration tunisienne. Cela peut l’amener à jouer le rôle de la justice. Par contre, elle peut faire de la prévention ou plaider pour des lois qui garantissent plus de transparence et de gardes-fous limitant la corruption. »

Devant les défis ardus qui s’annoncent pour les années à venir, la société civile devrait focaliser ses efforts sur l’indépendance financière et la décentralisation de la prise de décision.

« Une grande partie des militants actifs dans les associations ne sont pas professionnels et sont obligés de concilier entre leur travail et le militantisme. En plus, les bureaux régionaux sont démunis et n’ont pas le minimum de moyen et de ressources pour agir. Au moment où les mouvements salafistes s’emparent des quartiers populaires, la société civile ne propose même pas de solutions pour créer des ponts de dialogue avec les jeunes qui finissent noyés dans la mer ou dans les bras de l’extrémisme religieux  », ajoute Aberrahmane Hethili, avant de rappeler que la solution sécuritaire ne doit pas primer sur une stratégie sociale proposée et imposée par la société civile aux autorités.

Quatre ans de libération de l’espace associatif ne seront peut-être pas suffisants pour préjuger du rendement d’une société civile fraîchement structurée. Cependant, la crainte du verrouillage de l’ espace associatif par l’argent politique, les privilèges du pouvoir et la centralisation décisionnelle, à l’image du «  système », appelle à une réflexion et un débat plus approfondis que les rencontres festives d’auto-congratulation que les acteurs de la société civile organisent de temps à autre.