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Dans son dernier rapport sur la Tunisie, le comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM) constate que la loi des finances de 2015 accorde à nouveau la priorité « au remboursement de la dette et à l’application des recettes néo-libérales sous la houlette des institutions financières internationales ». A cet effet les fonds alloués au remboursement de l’endettement intérieur et extérieur s’élèvent à 5 130 000 000 de dinars (2,3 milliards d’euros) alors que le total des emprunts programmés au titre de la même année s’élève à 7,5 milliards de dinars qui s’ajoutent aux 13 milliards de dinars de l’année 2014.

Ainsi, il s’avère que l’essentiel des emprunts contractés en 2015 sera consacré comme les années précédentes au remboursement des dettes de l’ancien régime ; de ce fait, le peuple tunisien est doublement pénalisé puisqu’il a été contraint après la révolution de continuer à s’endetter lourdement à des conditions draconiennes dans le seul but de pouvoir s’acquitter au profit des créanciers des créances douteuses pourtant officiellement qualifiées d’odieuses par le parlement européen du fait qu’elles ont été détournées en grande partie en faveur du dictateur et de ses proches.

L’endettement insoutenable de la Tunisie

Selon les chiffres officiels la dette publique tunisienne pour 2014 était estimée à 48,3 milliards de dinars ce qui représentait 58, 9% du PIB. La part de l’endettement extérieur évaluée à plus de 30 milliards de dinars est fluctuante vers la hausse en raison de la régression constante du dinar par rapport à l’euro, le dollar et le yen japonais ; si on intègre la dette des entreprises et des ménages, la dette globale représenterait plus 126% du PIB.

Mais certaines sources mettent en doute la crédibilité des statistiques officielles soupçonnées de vouloir minimiser la gravité du surendettement de la Tunisie. Ainsi certains analystes évaluent l’endettement global actuel de la Tunisie à 130% du PIB ce qui est lourd compte tenu de la structure de l’économie tunisienne. Seul un audit permettrait de connaître la véritable situation et de déterminer la part odieuse de la dette tunisienne ; mais le gouvernement Jebali avait retiré en février 2013 le projet de loi autorisant cet audit.

En vérité, l’endettement de la Tunisie qui ne dépassait pas les 5 milliards de dinars en 1990 a connu un bond spectaculaire sous l’ancien régime atteignant 25MD en 2010 ; mais il s’est encore aggravé après la révolution puisqu’il a été évalué à 42 milliards de dinars fin 2012 ; cette tendance rapide à la hausse s’explique par le maintien des mêmes choix économiques de la dictature basés sur le financement des déficits courants par l’endettement improductif destiné pour l’essentiel au règlement de la dette et aux dépenses de consommation au détriment de l’investissement. En 2013 la dette était évaluée à 20 milliards d’euros par la députée européenne Éva Joly qui avait tiré la sonnette d’alarme estimant que l’endettement tunisien était devenu insoutenable.

En fait sur le total des emprunts contractés après la révolution près de 18 MD ont selon le député Fathi Chamkhi servi au remboursement des dettes de la dictature sous prétexte d’assurer le respect des engagements de la Tunisie dans le cadre de la « continuité de l’État » ; Mais cette vérité amère a été soigneusement camouflée au peuple tunisien avant d’être révélée en 2014 par des députés européens favorables à l’annulation de la dette tunisienne.

Il convient de rappeler les critiques virulentes formulées en mars 2014 par la députée européenne Marie- Christine Vergiat à l’égard de la politique d’endettement « toxique » et de crédits conditionnés imposée à la Tunisie par le parlement Européen pour l’octroi d’un crédit de 300 millions d’euros ; elle avait alors dénoncé le refus des parlementaires européens d’annuler la dette tunisienne ainsi que les conditionnalités « austéritaires » du prêt qui rejoignent celles du FMI (suppression des subventions aux plus démunis, privatisations des banques publiques….) soit les mêmes recettes, reconduites en 2015, qui ont contribué à la dégradation considérable des conditions de vie de l’immense majorité des Tunisiens après la révolution. Le gouvernement a d’ailleurs été contraint, à l’instar de l’année précédente, de reconsidérer certaines de ces dispositions en raison des troubles sociaux qu’elles ont suscités.

Je reproduis intégralement ci-après les révélations de cette députée sur la gravité de l’endettement de la Tunisie et sa dénonciation des gouvernements européens en tant que principaux responsables de la politique suicidaire imposée au peuple tunisien à ce sujet. Ainsi la dette tunisienne « s’est déjà envolée de 20% en trois ans. Or l’UE et les États membres portent une lourde responsabilité en la matière ; la BEI est son second créancier et la France se classe en troisième position. Le remboursement de cette dette représente chaque année 6 fois le budget de la santé et 3 fois celui de l’éducation ; la Tunisie a déjà remboursé à ses créanciers 2,5milliards d’euros de plus que le capital prêté et 85% des emprunts contractés par la Tunisie ont servi au remboursement de la dette. La Tunisie et les Tunisiens sauront désormais ce que valent les belles paroles et les grandes déclarations ».

Depuis la situation n’a fait que se dégrader comme le confirme le nouveau ministre des Finances Selim Chaker et le gouverneur de la banque centrale qui avouent dans des déclarations de presse parues en date du 4/03/2015 ne pas avoir trouvé de sources de financement pour colmater un déficit budgétaire record de 7,5milliards de dinars au titre de 2015.

Pourtant, le gouverneur de la banque centrale – principal responsable de la gestion du dossier de l’endettement – vient d’annoncer le paiement en date du 2/2/2015 d’une échéance de 700 millions de dollars en dépit de la situation critique des finances tunisiennes qui justifierait amplement l’initiation en urgence de contacts avec les principaux créanciers pour examiner les possibilités de négocier un moratoire de la dette et l’exploration des politiques alternatives qui s’offrent à la Tunisie compte tenu de la conjoncture économique et financière critique à laquelle elle se trouve confrontée.

Néanmoins, le nouveau gouvernement Essid ne semble pas envisager un changement de politique dans ce domaine ni dans celui les choix diplomatiques et économiques qui y sont associés en dépit du bilan globalement négatif de ces orientations reconduites après la révolution sous la pression internationale alors qu’elles s’inscrivent en parfaite continuité avec celles de l’ancien régime ; ainsi il vient d’obtenir en date du 4/03/2014 l’aval de l’assemblée du peuple pour le prêt conditionné sus mentionné de 300 millions d’euros négocié et conclu avec l’UE en septembre 2014. Et ce en dépit des vives réticences qu’il suscite au sein de l’opposition et d’une frange non négligeable de la société civile ainsi que de nombreux économistes, diplomates et experts tunisiens pour de multiples raisons, notamment du fait des conditionnalités qui y sont associées et des contraintes qui en découlent au niveau de la répartition des dotations budgétaires du fait de la priorité accordée au règlement des emprunts contractés par la dictature .

Les politiques alternatives à la politique d’endettement

Au lendemain de la révolution, la Tunisie aurait pu invoquer la théorie de la dette « odieuse » en se basant sur l’expérience de pays similaires notamment l’Équateur, qui en 2008, et après une transition démocratique a décidé souverainement de faire auditer sa dette afin d’en extraire la part odieuse détournée en faveur de la dictature. Ainsi et après des négociations avec le FMI il a annulé 70% de cette dette évaluée à 7 milliards de dollars ; Ce choix était d’autant plus jouable et justifiable qu’il bénéficiait de l’appui de nombreux députés européens.

Mais la Tunisie a choisi de continuer à honorer les dettes de la dictature sous prétexte de préserver sa note souveraine et d’assurer la « continuité de l’État » encouragée en cela par les engagements pris par le G8 à Deauville en mai 2011 de fournir une assistance financière massive aux pays du « printemps arabe » dont 25 milliards de dollars au bénéfice de la Tunisie ; de même ils se sont engagés à restituer à la Tunisie les biens spoliés détournés à l’étranger.

Aucun de ses engagements n’a été tenu et aucun des gouvernements postérieurs aux élections de la constituante n’a assuré le suivi de ce dossier tout en continuant la politique d’endettement improductif et d’emprunts conditionnés qui a abouti à la situation actuelle de quasi faillite économique et financière.

C’est pourquoi j’estime que les nouvelles autorités devraient accorder au problème du surendettement la priorité absolue lors des prochaines échéances bilatérales et multilatérales avec nos partenaires stratégiques notamment le G8, les principaux bailleurs de fonds multilatéraux et en particulier la France, l’Allemagne, le Japon et l’UE lors du conseil d’association prévu au cours de ce mois.

A ce propos d’autres solutions sont possibles dont l’annulation en tout ou en partie de la dette publique tunisienne bilatérale et multilatérale à travers divers mécanismes dont le club de Paris ainsi que l’initiative lancée en 1996 par le FMI et la BM en faveur des pays pauvres très endettés ; il convient de rappeler qu’en 1991 l’Égypte et la Pologne ont bénéficié d’une réduction de 50% de leur dette.

Il est nécessaire aussi de réactiver les initiatives annoncées en 2011 notamment par l’Allemagne et la France de reconvertir le service de la dette en projets. De même une autre piste proposée par l’économiste tunisien Abdelmajid Ammar de négocier la transformation des transferts nets de capitaux de la Tunisie vers ses créanciers en investissements profitables aux deux parties.

La Tunisie est un exportateur net de capitaux au profit de ses créanciers

En effet il ne faut pas perdre de vue que les bilans globaux établis par les économistes tunisiens spécialistes du dossier ( cf l’ouvrage de Abdelmajid Ammar paru début 2014 intitulé : L’endettement extérieur de Tunisien l’engrenage fatal ) révèlent le cout prohibitif des emprunts contractés depuis 1988 dans la mesure ou leur solde final s’avère globalement négatif. En effet, il est établi, chiffres à l’appui, que la Tunisie est un exportateur net de capitaux au profit de ses créanciers sur la période 1988-2010 ; ces transferts nets représentent la différence entre le montant annuel des prêts reçus par la Tunisie et les sommes déboursées pour le remboursement du service de la dette en principal et en intérêts.

Autrement dit la Tunisie a, durant ces 22 années, payé à ses créanciers non seulement les fonds prêtés et leurs intérêts, mais elle a déboursé en plus 6534 millions de dinars soit un solde moyen annuel négatif de moins 284 millions de dinars. Et la situation n’a fait qu’empirer après la révolution selon les révélations sus mentionnées de la députée Européenne Marie Christine Vergiat qui s’est indignée de ce transfert net de richesse au détriment de la Tunisie.

Et c’est ce qui explique la vive opposition au crédit européen conditionné de 300 millions d’euros exprimée par les députés de l’opposition au sein de l’assemblée du peuple – en particulier ceux du front populaire – qui considèrent a juste titre ce prêt comme un danger menaçant notre indépendance de décision et notre souveraineté nationale économique.

A noter que ces conditionnalités rejoignent celles qui ont fait l’objet de deux lettres d’intention adressées au FMI par la banque centrale en 2013 et 2014 portant acceptation par le gouvernement tunisien de se conformer au nouveau programme d’ajustement structurel de trois ans du FMI en contrepartie de l’octroi de nouveaux prêts ou de l’échelonnement d’anciens prêts.

La crise de l’endettement est liée aux choix économiques du libre échange de l’ancien régime

En somme, la grave crise du surendettement à laquelle est confrontée la Tunisie est profonde et structurelle et ses retombées négatives étaient prévisibles et inéluctables, car elles découlent des nouveaux choix économiques ultra libéraux imposés à la Tunisie en 1986 à travers le PAS du FMI qui a ouvert la voie à son insertion quasi coercitive dans la mondialisation et l’économie de marché concrétisée par l’établissement de la zone de libre échange des produits industriels avec l’UE en 1995.

Les répercussions négatives de cette politique ne seront ni conjoncturelles ni limitées à la dégradation constante des conditions de vie des tunisiens ; en effet il n’est pas exagéré de dire que ce sont les attributs de notre indépendance et de notre souveraineté économique et même politique qui sont aujourd’hui menacés.

En effet la Tunisie a perdu du fait de sa dépendance à l’égard des financements et des investissements étrangers sa souveraineté décisionnelle dans la détermination de ses choix économiques ainsi que sa liberté de décision dans la répartition des dotations budgétaires dont l’essentiel est affecté au remboursement des dettes. Dès lors il est légitime de s’interroger sur les raisons qui poussent nos gouvernants à perpétuer ces orientations obsolètes de la dictature alors qu’elles sont sans issue ne faisant qu’exacerber davantage la crise économique et financière et menaçant même la stabilité et la paix sociale.

Pourtant tous les gouvernements post révolution ont reconnu l’échec des choix économiques ultra libéraux mis en œuvre depuis le début des années 70 et promis d’élaborer un nouveau mode de développement ; mais ces promesses n’ont jamais été tenues en raison des pressions étrangères dont les intérêts concordent avec le maintien de la Tunisie dans l’économie de marché.

Quoi qu’il en soit j’estime que tous ces dossiers stratégiques méritent un débat national destiné à explorer les politiques alternatives qui s’offrent à la Tunisie pour réduire l’apport des financements et des investissements étrangers et la réhabilitation du développement stratégiquement planifié privilégiant la promotion de l’investissement national industriel et agricole orienté vers la reconquête du marché intérieur, la reconstruction d’un appareil productif national industriel et agricole performant et compétitif, la réalisation de l’autosuffisance alimentaire et la reconquête de notre souveraineté nationale énergétique et économique.

Ahmed Ben Mustapha
Diplomate et ancien ambassadeur
12 mars 2015