Un passage rapide sur la ville de Douz et ses oasis suffit à se rendre à l’évidence de la triste réalité : le Tunisien du sud est au-dessous du « stress hydrique » fixé communément à 500m3/an/hab. Encore une fois, l’étrange paradoxe entre la richesse des ressources de l’eau et la soif des habitants et des terres impose une nouvelle considération de la problématique de l’eau. Reportage.

Entre ses palmiers bien dressés, Fathi Ben Omor, 32 ans, nous accueille et nous invite pour un tour. Il a acheté cette terre il y a dix ans, avec seulement trois palmiers. « Je gère l’oasis avec ma famille. Maintenant, nous avons près de quarante palmiers grâce à un forage que nous avons creusé à 14 mille dinars », explique l’agriculteur avant d’ajouter que « l’eau fournie par l’État ne suffit pas à l’irrigation des terres ». La source principale, « Al Bayda » et la source chaude « Lazela », se mélangent pour couvrir près de 90 hectares de palmeraies. La distribution de l’eau est supervisée par les Groupements d’intérêt collectif (GIC). Le déroulement de l’eau fixé par l’État, permet à chaque agriculteur d’avoir sa part d’eau une fois par mois (20 jours en été). Vu ces conditions, Fathi a été contraint à forer son puit sans autorisation de l’État.

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Fathi Ben Omor, 32 ans, a été contraint à forer son puit sans autorisation de l’État.

De toutes façons, l’État ne donne l’autorisation à personne. Mais tout le monde en creuse, soit en solo ou en groupe pour partager les charges. Si vous voulez une bonne qualité de dattes, il faut irriguer tous les jours, donc il faut un forage.

Selon l’Institut de Recherche pour le Développement, « les puits et forages se sont multipliés dans la région du Sud Tunisien. Les retraits annuels sont passés de 0,5 km³ en 1960 à 2,75 km³ en 2010, entraînant un abaissement généralisé du niveau piézométrique, atteignant 25 à 50 m selon les endroits. De nombreux puits artésiens et sources naturelles, autour desquels se sont développées les oasis, sont d’ores et déjà taris ».

En fin de tournée avec Fathi, nous arrivons à la route principale des oasis. Un énorme trou bloque le chemin. En nous approchant, le jeune agriculteur nous explique qu’hier soir, une importante fuite d’eau a fait d’énormes dégâts dans les terres voisines. L’une des canalisations s’est rompue et l’eau a détruit la route et a fait fondre le sable autour. Des centaines de litres d’eau gaspillées sous nos yeux. Fathi ajoute que la casse provoque une saturation dans la canalisation d’eau usée. Pire encore, ce genre d’inondations arrive souvent dans les oasis.

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L’eau a détruit la route et a fait fondre le sable autour.

Les agriculteurs ne sont pas conscients de la gravité de la situation. Quand leur tour arrive, ils laissent l’eau jaillir et circuler sous leurs palmiers sans contrôle. Ils ne veillent jamais tard le soir et le matin personne ne vient tôt pour faire le suivi et rectifier le tir si jamais une fuite survient. La casse peut rester plusieurs jours sans réparation, car les agriculteurs savent que la « Jamyia » (Groupement d’intérêt collectif) ne viendra jamais pour contrôler ou les obliger à réparer les dégâts, témoigne Fathi en montrant un mécontentement du rendement de l’association.

Abdelmajid Dabbar, militant écologique nous explique de son côté que la CRDA n’a pas les moyens ni même la sécurité nécessaire pour faire le contrôle nécessaire et imposer les règles. Selon lui, l’État ne recrute pas assez et ne remplace pas depuis des années, les retraités, les morts et les démissionnaires. De ce fait, les agriculteurs n’ont pas de contrôle :

Ils usent de la richesse nationale sans poursuite judiciaires ni sanctions. Pire, ils continuent aussi à demander l’aide de l’État tout en restant hors la loi.

À quelques kilomètres de la ville, Mohamed Ben Jomaa nous croise dans la source d’eau « el-fhidia », abandonnée depuis plusieurs mois: « Cette source a été construite et dirigée par l’État depuis plus de dix ans. C’était la source d’eau la plus proche de notre habitation. Cela fait un an maintenant qu’elle ne fonctionne plus. On nous dit qu’il y a un problème dans le moteur. Depuis sa fermeture, nous sommes obligés d’aller plus loin, ce qui nous coûte beaucoup d’argent et met en danger la vie de nos chameaux », se plaint Mohamed, berger depuis plus de 40 ans à Douz. Chaque année, et à cause de soif, il compte une perte qui dépasse les dix bêtes.

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Mohamed Ben Jomaa, berger de chameaux dans la région de Douz.

Les sources d’eau douce à Douz manquent d’entretien et de sécurité.

Il faut désigner un responsable et faire un suivi en temps réel des pannes fréquentes et des forages. Nous avons contacté les autorités locales plusieurs fois. Hélas, nous n’avons récolté que des promesses. Sachant qu’il faut agir en hiver avant la venue de la chaleur, je pense que tout est perdu maintenant. Encore un été de soif pour mes troupes, se désole Mohamed.

L’eau souterraine est considérée comme la source hydrique la plus importante au Sud. En effet, le sud Tunisien dispose de 70% des réserves en eaux souterraines du pays. Nous comptons deux grandes nappes : la nappe du complexe terminal et celle du Continental intercalaire. Ces sources d’eaux géologiques sont peu renouvelables à cause de la configuration structurale et du climat de la région. D’après l’Observatoire du Sahara et du Sahel, « au cours des trente dernières années, l’exploitation par forages a sévèrement entamé cette réserve d’eau souterraine. De 1970 à 2000, les prélèvements, utilisés autant pour des fins agricoles (irrigation) que pour l’alimentation en eau potable et pour l’industrie, sont passés de 0,6 à 2,5 milliards de m3 /an à travers des points d’eau dont le nombre atteint aujourd’hui plus de 8800 points où les sources, qui tarissent, sont remplacées par des forages de plus en plus profonds. Cette intensification de l’exploitation engendre un certain nombre de problèmes, dont principalement la baisse régulière du niveau d’eau, l’augmentation du coût du pompage, l’affaiblissement de l’artésianisme, le tarissement des exutoires naturels et un risque de plus en plus grand de détérioration de la qualité des eaux par salinisation ».

Les salinités de la nappe Continental intercalaire (CI) sont généralement plus élevées. Elles varient de 1,5 à 4 g/l, ce qui limite leur usage en tant qu’eau potable. Cette salinité s’explique par le fait que ces eaux sont situées dans la partie confinée de la nappe, en contact avec des formations encaissantes comprenant des éléments argileux et gypseux.

Douz est une ville connue pour le tourisme saharien et les dattes. Deux secteurs qui essayent de cohabiter malgré la pénurie de l’eau. Pas loin de la zone touristique, nous avons rencontré El Haj Mohamed Al Safi Ben Omran dans son oasis. Ses quelques hectares prospères, il les doit au premier forage, creusé à Douz dans les années 70.

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Haj Mohamed Al Safi Ben Omran doit ses quelques hectares prospères au premier forage creusé à Douz dans les années 70.

« C’est moi qui ai tout commencé. Quand j’ai creusé le premier forage, j’ai réussi à planter des dizaines de palmiers d’un seul coup… et tout le monde m’a suivi après », raconte Ben Omran pour expliquer les origines de l’explosion des forages et des oasis qui a changé la donne. En effet, avec cette expansion d’agriculture, la demande de l’eau n’est plus équilibrée, et c’est ce qui a contribué considérablement à l’augmentation de la salinité de l’eau à Douz.

Le problème n’est pas seulement la multiplication du nombre des forages dans la région. Je pense que l’administration tunisienne, même si elle a raison d’interdire les forages privés, doit s’adapter à la situation actuelle. Si tout le monde sans exception est hors la loi, il faut donc changer la loi et faire un effort pour réguler le secteur. Il y a un travail d’encadrement et de sensibilisation à l’usage et à la gestion de l’eau que le Ministère de l’Agriculture doit mener à Douz, explique Ben Omran.

Par la gestion de l’eau, Ben Omran voulait parler des méthodes d’irrigation de palmeraies. À travers une démonstration technique, le vieil agriculteur énumère les bénéfices de l’irrigation par la technique du goutte à goutte. Selon lui, la micro-irrigation permet d’économiser plus des deux tiers de la quantité d’eau gaspillée par l’irrigation traditionnelle, basée sur la canalisation. Mais cette technique n’est pas populaire chez les agriculteurs de Douz.

« L’expansion des oasis est très récente à Douz. Avant, les agriculteurs n’avaient que de petits terrains et une dizaine de palmiers à gérer. En multipliant le nombre de palmiers, les agriculteurs ont oublié de changer leur mode d’irrigation. Ils continuent à arroser leurs palmiers par des canalisations traditionnelles. Il faut plus d’effort et du temps pour les convertir à la micro-irrigation », recommande Ben Omran.

La recherche de l’IRD réalisée en mai 2013, démontre que « la diminution de l’artésianisme, c’est-à-dire de la pression de l’eau au sein des nappes souterraines, risque d’impacter la viabilité de l’économie oasienne. En quantifiant la recharge actuelle de 1,4 km³ par an, qui correspond à 40 % des 2,75 km³ prélevés au total chaque année dans la région (d’après les données de l’Observatoire du Sahara et du Sahel – OSS), des travaux de restructuration permettront le développement d’outils de gestion raisonnée de cette ressource, dans l’attente de la mise en place de systèmes d’irrigation plus économes. L’enjeu est de taille : ces nappes devront pourvoir aux besoins croissants d’une population qui devrait atteindre 8 millions d’habitants d’ici 2030 d’après l’OSS ».

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À Douz, le manque d’eau touche, principalement, les habitations. En effet, l’eau fournie par la SONEDE n’est pas potable : « Trop de calcaire, un goût très amer et une odeur puante. Voilà à quoi ressemble l’eau du robinet! », nous décrit Khadija, une femme de foyer. Comme la majorité des habitants, Khadija achète l’eau d’un vendeur ambulant, Imed, qui ramène des citernes de la source « Bir Soltane », située à 100 km de Douz.

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Ainsi tous les jours, des camions font le va-et-vient entre Douz et Bir Soltane pour ramener de l’eau potable aux habitants.

Nous achetons la citerne à 15 dinars. Les habitants achètent 20L à 1,600 millimes. Le prix n’est pas cher et pourtant plusieurs n’arrivent pas à payer … Les gens ici sont pauvres. Tout le monde attend le projet promis par l’État qui consiste à recycler l’eau du robinet, nous explique Imed, ex-chauffeur de taxi converti en commerçant d’eau depuis quatre ans.

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Tous les jours, des camions font le va-et-vient entre Douz et Bir Soltane pour ramener de l’eau potable aux habitants.

Dans la ville, l’eau est le sujet de discussion de tous les jours. « En plus de ce que nous dépensons pour l’achat de l’eau, nous sommes obligés de payer la facture de la SONEDE. Les plus pauvres se limitent à l’eau du robinet en assumant les lourdes conséquences », explique un des habitants.

La majorité des habitants s’approvisionne en eau sur le marché parallèle, qu’elle provienne d’une source naturelle ou d’un des générateur d’eau osmosée. Dans un garage, deux jeunes filles accueillent les clients. Chacun ramène ses bidons et attend son tour. C’est un point de vente « clandestin » d’eau filtrée par osmose inverse. Les vendeuses refusent de nous laisser filmer. Elles refusent de répondre à nos questions. Mais les habitants nous expliquent que malgré le manque d’hygiène et la nuisance de cette eau filtrée à long terme, elle reste une meilleure alternative à l’eau du robinet.

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Un point de vente d’eau filtrée par osmose dans le centre ville de Douz.

Sur son site officiel, la SONEDE annonce un projet d’amélioration de la qualité des eaux distribuées dans le Sud. Les travaux ont déjà commencé et l’exécution se fera en deux phases. La première concerne les régions dont la salinité des eaux distribuées dépasse 2g/litre et dont le nombre d’habitants dépasse les 4000. La deuxième touche les régions dont la salinité des eaux distribuées varie entre 1,5 et 2 g/litre et dont le nombre d’habitants dépasse les 4000.

La Tunisie estimait le début de sa soif à 2020. Nous sommes en 2015 et la pénurie d’eau commence déjà à se faire sentir. Concernant le sud du pays, certains agriculteurs appellent à tourner la page et à ouvrir un dialogue entre les parties concernées. Au même temps, l’État qui continue à souffrir de la faiblesse de sa logistique et de son autorité n’arrive pas à envisager des compromis qui pourraient sauver ce qui reste des réserves d’eau souterraines. Si ce chaos continue, tout le monde sera perdant. Hélas, ce qui demeure plus grave que la responsabilité politique et les leçons de bonne gouvernance, est, en fait, les vies humaines qui seront en danger.


Nous remercions tout particulièrement Karim Chaouech, qui nous a accompagné pendant ces trois jours de travail à Douz, pour ses conseils avisés et sa connaissance du terrain.