En ces temps d’indigence, quoi de plus salutaire que la voix lucide d’Edgar Morin pour dessiller nos dénis. L’auteur de La Méthode est venu nous rappeler que « tout ce qui ne se régénère pas dégénère », la démocratie en l’occurrence. Car « si elle n’est pas vitalisée par la diversité des opinions et le choc des idées, la démocratie devient synonyme de médiocratie ». En fait, comme tout système, la démocratie se nourrit d’antagonismes tout en les régulant. Ainsi parla Morin, face à un public tunisien venu nombreux détremper son désarroi dans la complexité décomplexée.
Lors d’une conférence donnée à l’Université de La Manouba, intégralement publiée sur la chaîne Youtube de Nawaat, le philosophe a exposé « ce jeu infernal entre ordre, désordre et organisation » où l’antagonisme est, en même temps que la complémentarité, constitutif de tout système. Au même titre que le désordre, interagissant avec l’ordre, est un principe actif dans tous les phénomènes organisés, qui permet l’évolution, ce qui passe nécessairement par la perte en donnant de l’inédit. Il y a une dialectique entre dispersion et rassemblement, entre potentiel de mort et potentiel de vie. Tout dépend de la régulation et de l’intéraction. En effet, quand un système n’arrive pas à s’auto-réguler, il se dégrade et disparait. Morin cite TS. Elliot: « L’univers mourra dans un chuchotement », évoquant « l’histoire heurtée du cosmos », et réfère au Macbeth de Shakespeare: « C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Il explique aussi que les écosystèmes qui composent la biosphère se maintiennent grâce à un certain équilibre, affirmant avec Spinoza que la créativité est dans la nature. L’exemple type du péril causé par la dérégulation est celui de l’économie avec l’unification techno-économique du globe qui s’accompagne de convulsions, de crises des civilisations mais aussi de modernité. Ainsi, ce que Morin appelle « le Vaisseau spatial Terre » est, désormais, piloté par « quatre moteurs incontrôlés que sont la science, la technique, l’économie et le profit ». Et « ce n’est tout de même pas l’ONU qui va réguler cela », ironise le philosophe.
« Ordre, désordre, organisation : dans le monde physique, dans le monde biologique, dans le monde humain ». Ardu en apparence, le titre de cette conférence introduit, en fait, à un savoir transdisciplinaire accessible à tout un chacun pour comprendre l’humain et le présent. Car sachez-le, notre connaissance est viciée, mutilée et mutilante. Il nous faut donc « réorganiser notre système mental » et emprunter des « voies réformatrices » pour un futur meilleur. En outre, Morin nous apprend que les sociétés sont toujours à la recherche d’une organisation à la mesure de leur aspiration à l’épanouissement individuel au sein d’une communauté.
Cette aspiration coule dans l’humanité qui s’exprime dans des révolutions. Elle s’est exprimée dans le printemps tunisien. Toujours aliénée, combattue, détournée, cette aspiration reprend et renaît toujours.
Pour qu’une société ne se désintègre pas, chaque membre doit faire preuve de solidarité et de responsabilité. « C’est ce qu’on appelle le patriotisme », dit Morin.
Dans l’interview qu’il nous a accordée, le sociologue du présent revient sur la révolution tunisienne, ce « lever de soleil qui portait les germes d’un futur ». Il nous prévient que « l’espoir n’est pas une certitude », comparant « le sort de la Tunisie » à « un vaisseau sur la Méditerranée, qui tangue parce qu’il y a de la houle ». A propos du « brasier du Moyen-Orient », il pointe la poursuite de la politique interventionniste de l’Occident et le démantèlement de l’unité mosaïque de ce Moyen-Orient, « à laquelle rêvait, à juste titre, Lawrence d’Arabie ». Tout comme les promesses du discours du Caire d’Obama ont échouées, concernant notamment les colonies israéliennes. Il évoque également son dialogue avec Tarek Ramadan, ainsi que sa rencontre avec le président Caid Essebsi.
Attentif à l’évolution de la transition tunisienne, Edgar Morin signait, en septembre 2013, l’appel à soutenir les jeunes. En mai 2014, il appelle à la libération de Azyz Amami. Quelques mois auparavant, le blogueur lui adressait une lettre ouverte où il lui écrit :
… Car, je ne sais pas si vous en avez idée, mais nous vous lisons. Férocement. Et ce que l’on dit/fait en France évoquant la Tunisie a de l’impact chez nous. Un impact fort. Et que cet impact ne nous est pas calculé selon l’alphabet anthropologique français, mais selon l’alphabet anthropologique tunisien.
Et c’est bien à la remise en question de l’occidentalisation de la pensée que se livre Morin. Celle-là même qu’il accuse d’avoir morcelé la connaissance en disciplines et désintégré les problèmes fondamentaux et globaux. Et pour cause, « l’occidentalo-centrisme nous donne l’illusion de posséder l’universel. Nous ne sommes pas qu’aveuglés par la méconnaissance, mais aussi par notre type de connaissance », affirme-t-il. On rappellera, en l’occurrence, le procès fait à L’Esprit du temps paru en 1962, et son éviction de la littérature sociologique, à la suite d’un article de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron où le livre de Morin fut qualifié de « vulgate pathétique ». Et on ne peut s’empêcher de penser à Michel Foucault qui enseigna la philosophie à l’université de Tunis, à l’époque où il écrivit son « Archéologie du Savoir ». Lui aussi avait tracé une voie pour dépêtrer le savoir dominant et désaliéner l’humain dominé, afin de « résister à la pensée unique », aurait dit Edouard Glissant.
Comment remédier à nos carences cognitives ? Lors du débat qui a suivi la conférence, l’auteur des « sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » propose notamment de rassembler les connaissances compartimentées pour les introduire dans l’enseignement secondaire et universitaire, sachant que « la connaissance globale n’est pas la connaissance du Tout, mais la connaissance de la relation entre les parties et le Tout ». Parmi ces thèmes, « qu’est-ce que c’est être humain », évoqué dans le 5e tome de La Méthode, L’humanité de l’humanité, avec la trinité humaine, « l’individu, la société et l’espèce », plaçant, ainsi, la personne humaine dans une situation qui permet à la fois une diversité illimitée et une unité particulière. Mais aussi « la compréhension d’autrui », car « l’enseignement donne des certitudes et n’apprend pas à affronter la vie qui est aussi une navigation à travers un océan d’incertitudes avec quelques escales d’incertitudes ».
Alors, avant que l’abîme nous happe, il nous faut relire et faire lire, à nos élus en particulier, ce penseur visionnaire qui écrit, dans Au péril des idées,« tout être humain a un besoin fondamental d’être reconnu. C’est un besoin primaire que l’on retrouve aussi bien dans les problèmes de gamins de banlieue que chez tous les dominés et les humiliés, chez les palestiniens…Il faut donc introduire de la reconnaissance ». Ou encore dans Le chemin de l’espérance :
…La crise d’une pensée politique aveugle qui, soumise à un crétinisme économiste qui dégrade tous les problèmes politiques en questions de marchés, est incapable de formuler aucun grand dessein.
Merci d’accorder assez d’espace à la réfelxion. Agir en se basant sur une reflexion mûre et partagée vaut mieux que réagir à des évennements sous forme des agitations. il n’y a pas plus compliqué que le Simple: si de la confrontation des points de vue au sujet de la complexité du réel naisse une pensée simple sous forme de idées pratiques et avec un “pragmatisme sensé” on pourra avancer. vivre ensemble, dialoguer ensemble et d’abord bien connaître soi. je ne peux pas faire de commentaires au sujet de la pensée de Mr Morin.
C’est tout récemment que je suis devenu un grand admirateur de M. Morin. Impressionné par son dialogue avec Tariq Ramadan dans ‘Au préril des idées son’, j’ai décidé de lire plusieurs de ses ouvrages, et j’y ai trouvé une grande sagesse et un sens pratique de ce qu’il faut faire maintenant. Je suis un théologien catholique de gauche, et j’admire que M. Morin, qui se dit non-croyant, est profondement convaincu que l’être humain a une vocation éthique et est animé en même temps par un grand désire de rendre plus juste sa condition sociale. Cette conviction n’est pas une conclusion scientifique; elle est plutôt une présomption basée sur une lecture de l’histoire, guidée par une espérance. Merci, M.Morin