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A part l’inflation, le gaspillage, la surconsommation, le laisser-aller légendaire, d’autres faits pour le moins surprenants et saisissants s’emparent du quotidien tunisien tout au long du mois de Ramadan. Ce dernier s’est toujours caractérisé et hautement distingué par ses excès, et dans cet intervalle temporel, entre subir ou choisir, le citoyen virevolte.

Une foultitude de traditions s’installe, certes avec une dominance indiscutable. Mais comment expliquer cette accumulation de mimiques comportementales tunisiennes qui d’années en années aiguisent la pointe de leur illogisme ?

C’est en voulant acheter des glaçons alimentaires qu’une suite incohérente de faits s’est enchainée sans répit. Sans en trouver après avoir cherché dans un nombre incalculable de vendeurs spécialisés (épiceries, bureaux à tabac, kiosque à journaux, etc.), je finis par comprendre que le spécimen « glaçon » était introuvable pendant le mois de Ramadan. Pour quelle étrange raison les glaçons disparaissent des commerces en ce moment bien précis, alors que nous sommes en plein été, et que les chaleurs sont caniculaires ? Légitimement avancées par les principaux intéressés (les fabricants), les raisons étaient dues à la non productivité, donc à la non production de ce type de glaçons, car la majorité des Tunisiens, pour ne pas dire presque tous, n’en achètent que lorsqu’ils consomment de l’alcool. Cette marchandise est donc automatiquement associée à la « kemia » dans nos contrées, et tout comme l’alcool, les glaçons alimentaires sont prohibés pendant ramadan. Essayez donc d’en demander et vous verrez la réaction des commerçants. C’est comme si vous blasphémiez. Bizarre, biscornu ou choquant, à vous de choisir.

Du côté du consommable nutritif, les axiomes se bousculent. Pour exemple, les queues interminables pour le pain, visibles qu’en période de famine ou de ramadan, sont toujours de mise, et si dans les boulangeries deux queues sont individuelles, une séparée pour les pâtisseries et sucreries, et une dite « normale » pour le fameux pain, celui-ci reste un des fantasmes journaliers du jeûneur de base, d’où l’attente.

Nous avons aussi le phénomène des « zlebya » et des « mkharrek », pâtisseries traditionnelles considérées par certains comme vestiges du patrimoine gastronomique national qui ne se trouvent et donc ne s’achètent que pendant le mois de Ramadan. Du moins, facilement, puisque nous les trouvons disponibles dans les négoces habituels, dans son quartier ou à proximité, voir même chez la boulangerie du coin. Au cours des 11 autres mois de l’année, pour en consommer, il faudrait aller à Beja pour en trouver.

Au royaume du secteur culinaire, l’hypermarché « Carrefour » reste ouvert en continu, comme à son habitude, jusqu’à la fermeture du soir. Mais gare à ceux qui s’aventureront à faire leurs courses juste avant la rupture du jeûne et une demi-heure après, carrefour ressemble alors au plus abandonné des manoirs hantés, et le passage aux caisses, désertes, devient une angoisse irrépressible. Une fois arrivés, après l’angoisse c’est la culpabilité qui vous gagne, vu l’agression du personnel que nous causons en demandant après lui. Ce dernier ne doit être dérangé sous aucun prétexte (il rompt son jeûne) alors qu’il est « normalement » en service. Essayez de demander de l’aide, c’est-à-dire un caissier qui vienne faire son travail, soit encaisser vos achats et l’on vous regardera comme si vous étiez le pire des criminels.

Le plus étrange étant les locutions « Chehia tawba » avant la rupture du jeûne et « Saha Chribtik » après, qui reviennent sans arrêt et qui ponctuent les journées des jeûneurs et même des non jeûneurs qui se le souhaitent entre eux.

Dans un autre registre que celui de la « bouffe », quittant l’asphalte urbaine, en stimulant de faire un tour du côté du tube cathodique, l’on se retrouve alors à nager en eaux troubles d’interférences identitaires.

Si personne (ou presque) ne fait ramadan nutritionnellement dans les normes, s’empiffrant frénétiquement pendant ses heures de permission, personne (ou presque) ne regarde la télévision dans les normes, amputant par là même toute activité intellectuelle qui allie la sagacité à la finesse d’esprit. C’est tout de même dommageable pour un mois qui appelle à la retenue, à la pudeur et à la méditation.

A part la totale démesure du marché publicitaire, et l’offre boulimique que propose ce business impitoyable, d’autres chevauchées audiovisuelles ambitionnent la télé-transportation du téléspectateur tunisien.

Si Ramadan rime avec télévision nationale depuis la fin des années 60, la temporalité spécifique de celle-ci pendant ce même mois devrait être classée patrimoine immatériel vu sa délicate préciosité.

Sociabilités télévisuelles daltoniennes qui se baladent de l’industrie des séries et des sitcoms jusqu’à un brouhaha télévisuel informe, le but n’étant évidement que de doper l’audimat en gavant le téléspectateur d’une sauce visuelle indigeste, le plus souvent.

Ce n’est pas un hasard si pratiquement tous les acteurs populaires ne travaillent que pendant le tournage de ces séries ramadanesques. Une commodité qui s’est étrangement ritualisée créant par là même une schizophrénie généralisée, le Tunisien voyant les mêmes acteurs cumuler des rôles antinomiques qui se succèdent de séries en séries et sur des chaînes concurrentes, une suite concurrentielle sans queue ni tête.

Avec une multiplication des émissions religieuses qui au lieu d’ajouter en spiritualité nous font penser au matraquage infernal des machines à propagande, avec une presse écrite, ou des ondes radiophoniques (arabe et francophone) qui distribuent la même rengaine, les profondeurs intellectuelles ramadanesques se limitent à une suite de chroniques, articles, émissions, recettes et sketches en tous genres, où tous les ingrédients sont maladroitement réunis pour une mayonnaise qui ne prend pas.

Sur d’autres fronts, comme étrangetés non expliquées ou vérités indémontrables, nous avons aussi les femmes qui ne se couvrent la tête que pendant Ramadan, celles et ceux qui ne font la prière que pendant cette période, avec un surplus réclamé et déclamé de Coran. C’est peut-être parce-que l’Islam se prête à moult interprétations, aussi diverses et contradictoires les unes que les autres. Alors, à chacun sa lecture.

Par ailleurs, sur les flancs des plages, il est bien-sûr permis de nager. Mais aussi de boire, de manger et de fumer en toute quiétude. Il faut croire que l’association baignade et nourriture exhibée pendant la période ostentatoire du mois réservé au jeûne ne pose aucun problème. Les descentes des brigades de police, pour sanctionner ceux qui ne jeûnent pas, préfèrent les cafés aux plages, c’est bien connu… L’exemple de la fermeture des restaurants et cafés, aucune loi ne le stipule en bonne et due forme. Droit confisqué par les gardiens des bonnes mœurs, il a permis à tous les tunisiens de s’assurer que la « jeune démocratie » qui est la leur n’est qu’une sérénade chantonnée par les observateurs extérieurs qui y ont trouvé une nouvelle matière pour enjoliver la carte postale qu’ils ont du « bled ». Assurance devenue certitude lorsque la justice tunisienne vient de condamner un compatriote à 3 mois de prison avec sursis, arrêté puis jugé pour détention d’alcool pendant le mois de ramadan (quelques bières dans le coffre personnel de sa voiture !). Alors que les terroristes, apprentis terroristes et leurs commanditaires se muent encore en toute impunité entre nos murs, des citoyens se font condamner parce qu’ils pensaient pouvoir être libres de leurs choix dans leur pays, la Tunisie.

Réglementation sauvage et prohibition de l’alcool donc, mais aussi de la foi et de la liberté de conscience, pris en otage par les commandements d’une justice qui se trompe de coupable.

Aucune loi n’étant claire, sa compréhension, son application puis son respect restants très laborieux, le vide législatif a définitivement établit demeure en Tunisie. Etat de droit avez-vous dit ? Etat de droit espériez-vous ?

La loi nous donne le droit de jeûner ou de ne pas jeûner. La loi de Dieu et celle des Hommes, du moins dans les pays de ceux où la constitution sépare l’Etat avec la religion. Il est vrai que tout cela reste théorique, et que la réalité en est toute autre.

Ramadan dans la religion musulmane, carême dans la religion catholique ou encore Yom Kippour dans la religion juive, sont les trois pratiques de jeûne dans ces religions monothéistes respectives. Toutefois, indubitablement, c’est le jeûne musulman qui reste le plus effectué. Est-ce pour cela qu’il reste le plus intransigeant pour ceux qui ne le font pas ?

L’on n’imagine mal le gouvernement français, pour ne citer que notre plus vieil « ami », ordonner à ses sbires de fermer brasseries et restaurants parce que certains français font carême. Néanmoins, il est exact que la France en a fini depuis bien longtemps avec la réelle donc concrète séparation de l’Etat avec l’Eglise.

Pourtant, l’on ne le répétera jamais assez : la liberté de conscience (donc de foi et de sa mise en pratique) qui, sur les pages de la Constitution tunisienne est un droit, est même un principe et une valeur fondamentale en Islam.

Imposer un rythme et une attitude à des coreligionnaires d’une même communauté musulmane est un fait pendable qui ne fait qu’applaudir le bouleversement des comportements sociaux et le repli culturel du Tunisien. A chaque ramadan, si l’achalandage des marchés est en peine de modestie, celui des âmes est en manque de sincérité et d’homogénéité intérieure. Comme cette donnée très répandue qu’est la dissimulation. En effet, de nombreux Tunisiens déclarent jeûner mais ne le font pas en réalité. Ils se cachent pour se désaltérer, manger ou bien fumer. Un jeûne mensonger en quelque sorte. C’est d’ailleurs le pire exemple qu’il m’est était donné de rencontrer, en flagrant délit de non jeûne.

Ajoutés à cela une pression sociale extraordinairement renflouée et des espaces publics de plus en plus asphyxiants, nous aboutissons sur une faillite morale plurielle. Obliger. Interdire. Culpabiliser. Violenter. Ce sont autant d’attitudes qui encouragent le Tunisien à être fragmenté, à se disperser, à ne pas être entier, à faire les choses non par choix, mais par peur, par habitude ou par résignation, ou pire, par contraintes et astreintes, dans l’assujettissent le plus absolu.

Être un bon musulman, un bon pratiquant, pour ceux qui le désirent et qui en prennent l’engagement, ne s’effectue pas périodiquement dans l’année, et ne s’achète point à crédit ou au rabais. Devant cette abondance d’hypocrisie hypertrophiée pendant ramadan, de nombreux Tunisiens ont pris l’habitude de « fuir » leur pays pendant ce mois. Et s’ils n’ont pas les moyens de le faire, ils le fuient autrement, en s’exilant littéralement chez eux de son premier à son dernier jour.

La rupture identitaire et la recherche de ses marques sont deux des constantes que subissent les Tunisiens à chaque ramadan. Exacerbées au plus haut point, ces manifestations augmentent par là même nos inégalités sociales et le sentiment d’injustice qui y règne. Les distances se ravivent, les relations sociales se détériorent, et la crise de nerfs devient une station à laquelle nous pouvons tous nous arrêter.

Plus que quelques jours, et c’est la fin. En attendant l’éternel recommencement, béni par les uns et répudié par les autres, je vous laisse cogiter sur une coïncidence sémantique: le ramdam* du ramadan continuera à faire son ramdam encore pendant tous les ramadans.

*  Ramdam [ramdam] n.m. de ramadan (à cause de la vie nocturne bruyante pendant le ramadan). Tapage, vacarme, boucan, raffut : faire du ramdam.

Hkeya-logoChronique à paraître une fois par semaine, « Hkeya » se propose de discourir d’un événement national et/ou international servant de « prétexte » pour soulever des questionnements autour d’une réalité socio, politico ou médiatico-culturelle.

Précisément, il ne s’agit pas ici de couvrir une actualité de manière « classique », mais de soulever des interrogations actuelles tout en invitant tout un chacun à la réflexion et à la discussion.

Sans tomber dans le billet d’humeur narcissique et unilatérale, « Hkeya » veut attrouper et convoquer des histoires pour faire avancer le débat citoyen.