Récemment, depuis que le pouvoir politique a révélé au grand jour son intention de faire voter un projet de loi sur la réconciliation économique et financière, la polémique est défrayée. La réémergence de la thématique de la justice transitionnelle, longtemps cafouillée sous l’effet d’un brouhaha incessant causé par la thématique du terrorisme, est de ce fait marquée par un clivage profond entre les formations au pouvoir d’un côté et celles de l’opposition et d’une grande frange de la société civile de l’autre. Il est vrai que le processus de justice transitionnelle, dont la demande sociale a été formulée depuis l’écroulement de l’ancien régime un certain 14 janvier 2011, n’a pas abouti à grand-chose. Evoluant dans un tâtonnement incertain, désarçonnée par un contexte de transition politique en ébullition et systématiquement intégrée dans les choix stratégiques des acteurs politiques et sociaux, la justice de transition n’a pas eu la part du lion de la volonté politique – si volonté politique il y a ! – ni des débats qui jalonnent nos médias. A l’instar de certaines affaires que l’on voile par les draps magiques de l’occultation, il s’agit d’une question épineuse caractéristique de la plupart des expériences de transition démocratique : La justice transitionnelle, s’inscrivant dans une temporalité intermédiaire entre un passé tumultueux et un futur incertain et évoluant dans un contexte obnubilé par l’épais brouillard d’une incertitude globale, est un processus par lequel on essaie de répondre à une demande sociale de catharsis et de lutter contre l’oubli. Il s’agit de procédures judiciaires et non-judiciaires qui ont pour angle de visée l’établissement de la vérité, la rétribution des crimes commis et la mise en œuvre d’une stratégie mémorielle permettant de guérir une fracture sociale ancrée et de garantir la non-répétition des actes qui en sont l’origine. L’expérience tunisienne en termes de justice transitionnelle nous montre l’écart colossal entre ce qui devrait être et ce qui est. Elle nous enseigne que tout processus en la matière ne peut être isolé du contexte politique dans lequel il évolue, et par conséquent ne peut être indépendant du jeu politique des acteurs. Il s’agit d’une affaire qui est au cœur des luttes sociales et politiques entre les vestiges d’un passé qui se refuse à s’éteindre et un devenir en gestation déterminé à en finir avec les spectres de l’ancien. Au-delà du clivage qui existe entre les forces politiques représentées au parlement, et qui s’évertuent à se positionner par rapport au projet de loi susmentionné, il conviendrait de prendre les distances que les politiques ne sont pas aptes à prendre et d’engager une réflexion exhaustive sur la question en vue de démêler, au sein de cette inflation verbale qui occupe l’espace public, les tenants et les aboutissants de la question.
La demande sociale de catharsis à l’épreuve d’une offre politique récalcitrante
Mouhasba mouhasba la solh wa la mousawma.
Résonnant dans les rues de plusieurs régions du pays, clamé haut et fort par des milliers de manifestants emportés par l’ivresse révolutionnaire et les passions chevaleresques de l’après 14 janvier, ce slogan traduit une volonté de réhabilitation de la mémoire des victimes de l’ancien régime, y compris celles qui ont payé le prix fort lors de la mobilisation protestataire qui s’est déclenchée à partir du 17 décembre 2010. Une demande sociale de catharsis fut alors formulée, et c’est ainsi que fut posée la question de la justice transitionnelle en écho à une prolifération de récits divers qui tendent à construire une mémoire longtemps exclue par les sévices d’un ordre évanescent. Quelques initiatives citoyennes ont émergé afin d’élaborer une sorte de stratégie mémorielle et d’exercer une pression sur le nouveau personnel politique – pas tout à fait nouveau à vrai dire – en vue de répondre à une demande de plus en plus insistante. Le pouvoir politique auquel a été confiée la tâche de mener les rênes de l’Etat jusqu’à l’organisation d’élections – celles du 23 octobre 2011 – confirmait ce que l’on dit souvent sur la tendance de l’Etat à l’oubli en période de transition : Les interconnexions puissantes entre les « nouveaux » dirigeants et le passé autoritaire et les liens de copinage entre politiques et milieux d’affaires constituent des éléments qui peuvent nous éclairer sur l’oubli imposé en douce par l’Etat. Ainsi, hormis quelques actes de commémoration qui sont loin de constituer ne serait-ce qu’un semblant de stratégie mémorielle, le pouvoir installé à l’époque semble avoir trouvé dans l’incertitude du contexte transitoire un refuge lui permettant d’organiser une sorte de diversion à l’égard de la justice transitionnelle, et ce en dépit des luttes qui ont été menées pour rappeler l’importance de l’enjeu.
La justice transitionnelle au cœur des choix stratégiques des acteurs de la transition
La résurgence sporadique de la thématique de la justice transitionnelle tout au long de la période de transition amorcée depuis 2011 semble être du fait combiné des aléas de cette transition d’une part et des agendas politiques des acteurs d’autre part. Les péripéties labyrinthiques du contexte politique et social, allant des revendications économiques et sociales cumulées pendant de longues années à un contexte sécuritaire des plus précaires jusqu’à un environnement géopolitique métamorphosé sous l’impulsion de la vague dévastatrice du « printemps arabe », ont réussi à faire oublier la lutte nécessaire contre l’oubli. Tout au long de la transition, et même depuis la phase électorale du 23 octobre ayant enfanté une nouvelle configuration gouvernementale, la tendance du pouvoir politique à l’oubli ne fait que s’affirmer. Les déboires politiques des nouveaux gouvernants, leur incapacité à gérer une situation sociale en ébullition et leur incompétence en matière de lutte contre le terrorisme n’a pu que faire reculer la demande sociale de catharsis au profit de nouvelles demandes liées au contexte particulier de l’époque. Il serait intéressant de noter qu’une stratégie mémorielle n’a pas été mise en œuvre à l’époque, et que la mémoire, loin d’être intégrée dans un véritable processus de justice transitionnelle en vue de rédiger un récit collectif, fut instrumentalisée à dessein pour légitimer le règne de la « troika » dont le parti principal n’est autre qu’Ennahda, ce parti politique islamiste qui ne cessait de chanter les louanges de ses militants qui ont croisé le fer avec l’ancien régime au risque de perdre ce qu’ils possèdent de plus précieux. Il en va de même pour le parti Nida Tounès : Celui-ci s’est érigé en projet de parti au pouvoir en formulant des réponses aux demandes politiques engendrées par les contexte politique bien particulier, tout en s’appuyant sur la figure de son chef charismatique, Béji Caid Essebsi, qui ne cessait de puiser dans la mémoire bourguibienne la force de son attrait. N’ayant rien promis en ce qui concerne la justice transitionnelle, c’est ce-dernier même qui, quelques jours après l’attentat de Sousse, s’est jeté sur l’occasion pour remettre la question à l’ordre du jour en insistant sur la nécessité de la réconciliation – économique et financière – en profitant de la torpeur collective.
La justice transitionnelle à l’épreuve du… copinage ?
Dès l’avènement de la révolution, la polémique s’est toujours défrayée autour de la question de la réintégration des dirigeants de l’ancien régime au sein de la vie politique. Malgré la dissolution du RCD par la justice, le pullulement de plusieurs partis politiques « destouriens » dirigés par des figures de proue du pouvoir déchu semble témoigner d’un climat qui favorise l’impunité. Il en va de soi que la demande sociale de catharsis qui a été formulée à l’époque ne pouvait se voir satisfaite avec les figures de l’ancien comme dirigeants politiques, ce qui s’est clairement manifesté lors des élections du 23 octobre 2011 quand les électeurs ont largement boudé les partis placés sous la conduite desdits « destouriens ».
Le parti Nida Tounès, se constituant sur un modèle de parti attrape-tout voulant capter tous les électeurs en produisant un discours qui essaie tant bien que mal de transcender tous les clivages sociaux, semble être, dès sa naissance, une formation politique très hétérogène composée par de multiples sensibilités politiques. L’existence problématique en son sein de nombreuses personnes ayant rempli des fonctions au sein de l’ancien régime, les liens puissants qu’il entretient avec des hommes d’affaires impliqués dans les tissus de copinage qui ont été élaborés sous Ben Ali, peut donner les moyens de s’interroger sur le devenir de la justice transitionnelle avec Nida Tounès au pouvoir. En tout cas, le projet de loi qui est mis au devant de la scène ces derniers jours semble favoriser une réponse plutôt négative…
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