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« Et toi ? Seras-tu à Tunis ou à Djerba ? »… C’est la question à la mode depuis la mi-octobre, dans les rangs de ce qu’il est convenu d’appeler « les bases militantes » de Nidaa Tounes, référence aux deux réunions préparatoires du congrès constitutif du parti : respectivement celle du bureau exécutif, sous contrôle du secrétaire général Mohsen Marzouk, et celle, rivale, du vice-président Hafedh Caïd Essebsi. Pourquoi tant de remue-ménage ? Sans cesse reporté, le premier congrès du parti précocement majoritaire aiguise les appétits de ceux qui voudraient en déterminer l’issue à l’avance. Le chef du clan qui en sortira vainqueur deviendra, pense-t-il, le nouvel homme fort du pays.

Comme pour conjurer le sort, chaque camp se cherchait visiblement une légitimité : à Gammarth, l’organisation a déployé côte à côte deux portraits géants d’Habib Bourguiba et de Béji Caïd Essebsi, tandis qu’à Djerba on avait opté pour une « Conférence du martyr Lotfi Naguedh » en guise de titre. Au nom des symboles, c’est aussi un certain culte de la personnalité qui est insidieusement réhabilité.

A Djerba, le camp du fils prodigue a produit ce qu’il a baptisé la feuille de route du congrès constitutif du parti. Elle contient plusieurs propositions dont l’instauration d’une commission d’organisation du congrès, composée de six membres élus ou nommés par les structures du parti, à condition qu’ils ne se présentent pas aux élections du congrès.

Il s’agit d’une copie revue et corrigée de la décision émise un jour plus tôt à l’issue de la réunion du bureau exécutif à Gammarth, dont le but était notamment de griller la politesse à la réunion déclarée « clandestine » de Djerba, même si quelques voix ont tenté de jouer l’apaisement en avançant que les deux réunions pourraient être complémentaires, la seconde étant « consacrée aux propositions des militants ».

Concrètement, les deux meetings étaient surtout l’occasion de s’observer mutuellement et de constater les loyautés des uns et des autres, en vue de se positionner. A ce jeu-là, le constat est amer pour Mohsen Marzouk, de facto affaibli, de plus en plus isolé : quasiment toute l’équipe gouvernementale des ministres Nidaa ainsi que l’ensemble du staff présidentiel conduit par Ridha Belhaj a en effet répondu présent à Djerba. Tout ce beau monde semble donc s’être rangé aux côtés d’Essebsi junior.

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Comment en est-on arrivé là..?

Juin 2015, une campagne de teasing minimaliste autour du chiffre « 3 » sur fond rouge est lancée par le parti au palmier pour fêter ce qu’il présente comme ses trois ans d’âge. En réalité, « beta 3 » eût été plus approprié, car sur le plan organisationnel, Nidaa Tounes n’en est toujours qu’à ses balbutiements. Sans congrès, il navigue à vue, à tel point qu’il était devenu impossible dès l’été dernier de tenir un meeting sans que cela ne tourne systématiquement aux rixes et aux batailles de chiffonniers. Ce qui conduit Mohsen Marzouk à conclure à la nécessité de la tenue d’un congrès « avant la fin de l’année ».

Or, politiquement, qu’il ait été le parti du pseudo sauvetage du mode de vie tunisien ou le parti mandaté pour porter Béji Caïd Essebsi au pouvoir présidentiel, l’essentiel de l’histoire de Nidaa Tounes est peut-être paradoxalement déjà derrière lui. D’où la vague impression qui s’en dégage d’un parti mort-né.

Arrivé à ses fins avant de savoir qui il est vraiment, cet ovni peine d’ailleurs toujours à déterminer son ADN politique : sans assise idéologique, il oscille entre conservatisme et modernisme. « Le projet initial sur lequel on avait bâti le parti avec Béji Caïd Essebsi était celui d’un idéal moderniste. Ce projet, certains l’ont révisé. Ils parlent désormais non plus de Bourguiba comme référentiel commun, mais de Abdelaziz Thâalbi », regrette Bochra Bel Haj Hmida… Faussement naïve l’ex présidente de l’ATFD ?

Chafik Jarraya, “the elephant in the room

Il n’y avait certes point de Mohsen Marzouk ni de Lazhar Akremi à Djerba, pas plus qu’il n’y avait de Hafedh Caïd Essebsi à Gammarth, cependant l’ombre la plus pesante aux deux rassemblements n’était pas celle d’un politicien mais d’un homme d’affaires, Chafik Jarraya.

Si le népotisme ayant permis l’ascension du fils Essebsi est symptomatique du tiers-mondisme dans lequel se débat le parti, son noyautage par Jarraya est quant à lui révélateur de l’affairisme qui y règne. Comment cet émule de Kamel Letaief a-t-il pu aussi aisément devenir incontournable dans les coulisses de Nidaa ? Pour le comprendre, un flashback dans la genèse du parti est nécessaire.

En 2012, lorsque « l’Appel de la nation » devient Nidaa Tounes, la formation revendique alors trois principaux courants : les destouriens (RCDistes inclus), la gauche (modernistes et syndicaux), ainsi que des indépendants. Vraisemblablement dans le souci de se donner une devanture acceptable, le consensus est d’emblée de mettre en avant la tendance gauche et affiliés (qui comprend d’anciens marxistes comme Marzouk et d’anciens défenseurs des droits de l’homme dont Taieb Baccouche). Elle agira telle une caution vertueuse auprès de l’opinion publique.

Ce sont néanmoins les destouriens, forts des réseaux traditionnels réactivés de l’ex RCD, qui feront la différence aux élections de 2014, et réclament logiquement un retour sur investissement. Aux élections du bureau politique convoquées en mars 2015 par le clan Hafedh Caïd Essebsi, homme des coordinations et donc des destouriens, les résultats du vote interne rétablissent rapidement une image plus conforme à la réalité du parti : douze destouriens, trois syndicalistes, trois gauche et deux indépendants.

Aujourd’hui Nidaa Tounes est donc rattrapé par une imposture initiale, le péché originel du déni de domination des destouriens. Prompt à protéger ses intérêts à l’image de la plupart des grands entrepreneurs, Chafik Jarraya a beau être réputé proche de Fajr Libya et de la mouvance islamiste radicale en Tunisie, il adhère à Nidaa Tounes et se rapproche dès 2014 du camp Hafedh Caïd Essebsi – Nabil Karoui.

Reste un mystère régulièrement objet de spéculations des observateurs de la scène politique tunisienne : jusqu’à quel point Jarraya maintient-il une loyauté envers les milieux islamistes radicaux ? Mégalomane et impulsif dans ses prises de parole publiques, l’homme se permet le luxe d’afficher certaines convictions par panache, comme lorsqu’il organise des missions avec journalistes embarqués en Libye.

Djerba qui l’emporte sur Tunis, c’est aussi quoi qu’il en soit une victoire du conservatisme intégral, fiscal et sociétal. Un indice est venu illustrer cette dynamique cette semaine, avec la visite d’une délégation des jeunes d’Ennahdha, rasés de près et sur leur 31, au Palais de Carthage, reçus par un Béji Caïd Essebsi tout sourire.

En attendant que la fumée blanche sorte du conclave Nidaa, le président de la République continue à arbitrer les différends de son parti politique, au mépris de l’article 76 de la Constitution qui le lui interdit.