al-Irada-marzouki

Le 20 décembre 2015 restera dans les annales de la politique tunisienne comme la date charnière d’une reconfiguration de l’échiquier politique. Le hasard du calendrier a en effet voulu que le même jour, à la scission devenue effective de Nidaa Tounes répondait la naissance, ou plutôt la résurrection, d’une famille politique qui revendique le leadership de l’opposition, autour de la personnalité de Moncef Marzouki.

Dimanche, à Hammamet le dissident Mohsen Marzouk lit un cinglant communiqué qui prend acte de la « rupture totale » avec Nidaa Tounes devenu parti filial où l’exécutif à deux têtes n’a duré qu’un temps, et se donne 20 jours pour la constitution d’un nouveau parti.

Al-Irada, le rebranding et les erreurs du passé

Au même moment à Tunis, Palais des Congrès, le show du baptême du feu d’« al-Irada » (littéralement « la volonté ») démarrait, suivi du discours-manifeste de Moncef Marzouki, clou du spectacle du congrès constitutif où seront égrenés les noms des membres du comité politique, plus haute instance dirigeante du nouveau parti.

Dans cette liste d’une soixantaine de noms, des fidèles compagnons de route de l’ancien président Marzouki, d’ex dirigeants du CPR destiné donc à se fondre dans al-Irada, mais aussi quelques ex cadres d’Ettakatol tels que l’ancien élu de l’ANC Jamel Touir et l’ex ministre de l’Environnement Mémia El Benna, et enfin des activistes et universitaires connus pour leur radicalité dans la défense de la ligne pro révolution, à l’image de Lamine Bouazizi. Et comme souvent dans ces cas-là, certains noms sont loin de faire l’unanimité quant à la pertinence de leurs profils et leur cursus.

Tout a visiblement été fait pour se séparer de quelques figures synonymes de l’échec du CPR, du moins étroitement associés chez l’opinion publique à l’ère de la troïka. Une tendance illustrée par ailleurs par les excuses réitérées de Moncef Marzouki pour sa responsabilité assumée dans « certains choix politiques » sous sa présidence. On peut supposer que l’une d’elles consiste en le rapprochement très prononcé avec Ennahdha avant la volteface pragmatique des islamistes qui ont préféré gouverner avec Nidaa Tounes.

Avec un logo représentant notamment un livre et des ailes, l’identité du nouveau-né qui ne brille pas par sa créativité abandonne l’idée du précurseur « Harak du peuple des citoyens », version « bêta » jugée populiste par de nombreux observateurs, pour se recentrer sur l’idée du volontarisme tourné vers le long terme, « la Tunisie de 2065 » dixit Marzouki, mais aussi celle de l’ici et maintenant. « Il n’est pas excessif d’affirmer que nous avons été comme tous les Tunisiens surpris par un rendement qui a dépassé tous les pronostics quant à l’ampleur de son échec », commente Moncef Marzouki à propos du bilan d’une année de pouvoir de Nidaa Tounes et du gouvernement Essid.

Car si le « Harak » était né dans la foulée de la défaite au second tour des présidentielles de 2014, al-Irada entend quant à lui capitaliser sur la série noire des bévues de l’équipe gouvernementale. Pour l’ancien président de la République, la coalition au pouvoir n’a aucune stratégie claire face au terrorisme, sans compter les nombreuses gaffes de sa politique étrangère. Il a fustigé ses velléités d’amnistie de la corruption et de la fraude fiscale. Il n’a pas manqué de souligner qu’au bout de quelques mois, le gouvernement est sans ministre de la Justice et avec un parti majoritaire décimé par les querelles de clans. En clair, une bérézina qui aiguise les appétits de revanche.

Quel créneau idéologique al-Irada entend-il occuper ?

Si les détracteurs de Nidaa Tounes lui reprochent d’être un parti bâti sur l’unique idée de l’anti-islam politique, al-Irada se propose d’être sans complexe l’alternative à ce qu’il a qualifié dimanche de « restauration » et de « normalisation de la corruption ». Le succédané du CPR a bien une coloration idéologique, contrairement à la commode formule centriste de l’« enracinement dans la modération, et la modération dans la rupture », prônée hier par Marzouki.

Mélange de gauche sociale et de conservatisme sociétal, le parti attire autant les jeunes déçus d’Ennahdha que des militants ancrés dans la gauche antilibérale mais que l’essentialisme éradicateur d’une partie de la gauche tunisienne agace. Dans un clip vidéo ciblant la jeunesse, le nouveau parti ose égratigner la figure paternaliste du « combattant suprême » Bourguiba.

Électoralement parlant, le bébé de Marzouki peut aspirer à la même manne de voix issue de la polarisation persistante Nord/Sud révélée par les élections présidentielle de 2014, avec une partie sud qui s’est identifie plus volontiers en un Marzouki en qui elle voit le garant d’une rupture , qu’en l’aristocrate arrogant Béji Caïd Essebsi.

Pour autant, face au marasme politique né de la désillusion post-révolution, les déboires de Nidaa Tounes ne semblent pas être suffisants pour pouvoir pronostiquer une ballade de santé pour le nouveau parti d’opposition, loin s’en faut.

Une certaine usure du capital sympathie de Marzouki et des siens, érodé par l’exercice du pouvoir jusque 2014, conjuguée à 60 ans de règne de l’ex RCD, continueront probablement pour longtemps de perpétuer la vérité selon laquelle il reste difficile en Tunisie d’exister en politique en dehors du diptyque Ennahdha / Destouriens et affiliés.

En attendant de voir ce que donnera la main tendue de Marzouki hier au quartette au pouvoir en vue de « revenir à la table d’un réel dialogue politique », gageons que les rivalités au sein d’une famille politique qui compte en son sein l’ambitieux couple Abbou et son « Tayyar » ne sont pas pour faciliter une tâche déjà ardue à al-Irada, qui pour percer aura besoin de bien plus que de l’exaltation de la simple volonté.