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Contrairement à une idée répandue, la fraude existe aussi dans le milieu universitaire le plus haut gradé, certes en faible quantité. D’après Jean-Noël Darde, Maître de Conférences en sciences de l’information et de la communication à Paris-VIII, Le plagiat, par exemple, existe chez les étudiants et les enseignants-chercheurs… et est toléré à l’université quand il ne bénéficie pas de complicités en haut niveau1. Voici un exemple de chez nous, qui illustre bien ces propos :

En février 2010, l’une des équipes de recherche de la Faculté des Sciences de Tunis (FST) a soumis à une revue internationale, des résultats originaux, pour publication. Moins de trois mois plus tard, les mêmes résultats ont été soumis intégralement à une autre revue par la même équipe qui a pris auparavant la précaution de modifier le titre, la rédaction du texte et du résumé, et la succession des noms des deux premiers jeunes auteurs.

Après près d’un mois et demi de la date de soumission, la deuxième revue a accepté l’article et l’a publié après avoir effectué, comme à l’accoutumée, la procédure nécessaire qui précède toute publication scientifique. Cette procédure comprend la correction des épreuves par les auteurs et la signature par le directeur de l’équipe d’un document de “transfert de copyright” certifiant que les résultats sont originaux et n’ont fait l’objet d’aucune autre soumission ou de publication.

En mars 2011, la première revue a fait également paraître le texte qui lui a été soumis. Bien entendu, elle a pris le soin d’effectuer la procédure habituelle antérieure à toute parution. Depuis cette date, la double publication a circulé pendant 3 ans et 4 mois dans la littérature scientifique sans que personne ne lève le petit doigt, jusqu’au mois de juillet 2014, date à laquelle un lecteur de l’une des revues a averti cette dernière de la présence des mêmes résultats dans les deux publications. Cette révélation a dû provoquer un remue-ménage chez cette revue qui, après vérification, a publié une mise au point vigoureuse dénonçant cette fraude «commise par un trio de chimistes tunisiens» et déclarant la rétraction de l’article.2 Quelque temps plus tard l’autre revue a fait pareil sans pointer du doigt le trio de tunisiens.

La manigance à laquelle s’est livrée l’équipe tunisienne constitue un auto-plagiat qui fait partie entre autres du concept général de ‘la fraude en science’. Cette dernière comprend évidemment le plagiat proprement dit qui consiste à s’emparer des résultats d’autrui et à les publier en son propre nom. L’un et l’autre sont condamnables par la communauté scientifique internationale, car ils témoignent d’une tromperie incompatible avec l’honnêteté scientifique et la confiance que la communauté nationale a créditée aux scientifiques en subventionnant leur recherche. Cette condamnation est justifiée aussi par l’inquiétude quant au comportement des jeunes qui ont participé à la fraude, lorsqu’ils auront une responsabilité scientifique.

La fraude en science a été le plus souvent suivie de punition, parfois même d’une double punition. C’est ainsi qu’à la suite d’un plagiat commis dans sa thèse près de 33 ans auparavant, la ministre fédérale allemande de l’Éducation, Annette Schavan, a été démise de sa fonction en 2013 par les autorités politiques et déchue de son titre de Docteur par les autorités académiques.3 Une infinité d’autres cas de punition sont rapportés sur la toile. Des congrès internationaux ont même été tenus et plusieurs ouvrages sont parus sur l’éthique scientifique. Le plus récent est celui de Michelle Bergadaà, Professeur à l’Université de Genève4, qui travaille depuis plus de 10 ans sur le sujet et coordonne un réseau d’universités inquiètes de la propagation de ce fléau.

En ce qui nous concerne, le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique a sorti en 2008 un décret contre le plagiat en général, dont certaines dispositions sont applicables à l’auto-plagiat5, c’est ce qui lui a permis, par exemple, de sanctionner l’an dernier un candidat au poste de maître-assistant dont l’auto-plagiat a été signalé par la Commission de recrutement. Mais la lutte contre la fraude n’est pas le souci de tout le monde. A la faculté des Sciences de Tunis par exemple, le conseil scientifique a donné récemment un avis favorable à la candidature du directeur de l’équipe fraudeuse pour accéder au grade de professeur émérite et ceci malgré l’information préalable parvenue à ce sujet au doyen et à la plupart des membres du conseil et malgré la clause d’éthique qui figure dans les textes de l’Université El Manar relatifs à l’accession à ce grade honorifique. Certains membres du conseil ont justifié leur prise de position par le fait que l’une des revues a récemment fait paraitre une publication dans laquelle l’intéressé est signataire ; ce qui revient à dire que notre institution doit passer l’éponge sous prétexte que cette revue semble avoir pardonné. Mais les décisions de l’institution ne doivent pas dépendre de la politique des revues vis-à-vis des fraudes, car les enjeux sont différents. Il s’agit chez nous d’une action qui touche à l’avenir de la recherche et de l’honnêteté scientifique chez les jeunes. En avançant ce genre d’argument, on oublie l’ampleur des dégâts causés à l’institution à l’échelle internationale, au point que d’autres équipes honnêtes se sont vu récemment refuser des propositions d’articles de la part de certaines revues parmi celles qui avaient l’habitude de publier leurs travaux sans difficulté depuis quelques décennies. La perte de confiance de certains éditeurs à l’égard de la recherche tunisienne est vraisemblablement à l’origine de ce refus. Et puis, les jeunes qui apprennent la promotion du directeur de l’équipe fraudeuse n’auront-ils pas tendance à suivre l’exemple de ce dernier, voire à le surpasser ? Enfin, accepter en connaissance de cause la promotion d’un fraudeur en science revient à bafouer l’éthique et cautionner la fraude.

Force est de conclure qu’une forte majorité des membres du conseil de la plus grande institution scientifique du Pays, parmi eux des responsables syndicaux, ont une piètre idée de l’honnêteté scientifique et de l’intégrité morale et ne sont pas conscients des conséquences d’une telle tromperie sur l’avenir de la recherche scientifique.

NB : Les dates citées ci-dessus peuvent être vérifiées par tout un chacun en consultant les versions rétractées par les 2 revues, rapportées ci-bas dans la note n°2.

Notes

1. Jean-Noël Darde, Chasseur de plagiaires : article de Véronique Soulé dans Libration du 13 juillet 2013.

2. Voir le lien : Retraction Watch.

3. Une ministre allemande déchue de son doctorat, article paru dans le journal Libération du 6 févier 2013.

4. Michelle Bergadaà, Le Plagiat Académique, 2015, Edition L’Harmattan, France.

5. Journal Officiel de la République Tunisienne, du vendredi 23 Joumada II, 1429-27 Juin 2008, 151ème année, N°52, pages 1956-58. Décret n° 2008-2422 du 23 Juin 2008 relatif au plagiat dans le domaine de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique.