La Banque Franco-Tunisienne (BFT) est le symbole parfait du clientélisme, pierre de touche de notre économie politique corrompue et défaillante. Tout commence en 1989 avec la nationalisation de la BFT par la spoliation de l’actionnaire majoritaire, la société ABCI Investments au profit de la STB. Depuis, l’ABCI poursuit l’État pour spoliation. Pendant ces trente années de conflits, la BFT a été gérée par l’État et ses hauts commis de manière opaque. Elle a ainsi été menée à une quasi faillite dont la raison était de satisfaire aux exigences de Ben Ali et de ses proches.

Aujourd’hui la BFT est une bombe à retardement qui risque de faire chanceler l’ensemble du secteur bancaire et dont personne ne sait plus comment se débarrasser. Problème : le minuteur se rapproche dangereusement de zéro. Et les responsables politiques et financiers de ce fiasco veulent étouffer l’affaire à n’importe quel prix.

Une machine à prêter sans garantie

Cette situation est l’héritage direct du système dictatorial. En effet, après sa nationalisation en 1989, la BFT a été considérée (à l’instar d’autres banques) comme la tirelire personnelle de Ben Ali et de ses favoris. Toute demande de crédit bancaire est évaluée à l’aune de critères objectifs de garanties contre le risque de ne pas recouvrer sa créance. Le système dictatorial bloquait cette évaluation objective, condition nécessaire au bon fonctionnement et à la bonne santé du secteur bancaire.

Durant de nombreuses années, les banques publiques ont suivies des consignes émanant des lieux du pouvoir afin d’accepter les demandes de crédits de certaines personnes. Et, cela, quelques soient les capacités réelles de recouvrement de ces crédits. L’absence totale d’analyse du risque et des examens des garanties de ces crédits entrainaient un risque de non-recouvrement. Arrivé à un certain seuil, ce risque devient fatalement un risque systémique qui peut entrainer la chute de l’ensemble du secteur bancaire.

Ce dysfonctionnement a gravement affecté les investissements de la BFT. L’estimation de la valeur des crédits toxiques non-recouvrables dans le porte-feuille de cette banque pour la période 1989-2011 s’élève à environs deux cent soixante dix milles euros (270 000 €) (source Maghreb Confidentiel N°1095 DU 23/01/2014).

Aujourd’hui, l’ensemble des banques publiques ont franchi le seuil de danger systémique. D’après Maghreb Confidentiel (N°1116 DU 26/06/2014), leur sauvetage (sans lequel toute l’économie du pays sombrerait dans une crise sans précédent) nécessite l’apport d’au-moins un milliard sept cent millions de dollars (1.700 M$). Or, l’aide des bailleurs de fonds internationaux est conditionnée par un audit des banques publiques. Sauf qu’un tel audit risquerait de révéler des vérités bien dérangeantes pour les apprentis sorciers de l’économie qui, par peur, veulerie, inconscience ou encore appât du gain, nous ont mené là où nous sommes aujourd’hui.

Une solution à tout prix

En 2011, la société ABCI Investments a fait valoir ses droits devant le Centre International pour le Règlement des Différends Relatifs aux Investissements (CIRDI) afin de se voir restituer sa position d’actionnaire, propriétaire du bloc majoritaire de contrôle de 50% des actions du capital de la BFT ainsi qu’une restitution de plus d’un milliard de dollar à titre de dommages et intérêts et compensations après la nationalisation de la BFT en 1989.

Depuis que le CIRDI a statué, en 2011, de sa légitimité à examiner cette réclamation et le lancement de la procédure d’arbitrage, l’État a refusé toutes les portes de sorties qui s’offraient à lui. Il ne lui reste plus beaucoup de possibilité alors que l’arbitre va rendre sa décision et annoncer le montant exact de la restitution cette année.

Face à la quasi certitude de perdre face à l’ABCI, du fait, d’une part, de sa non acceptation des solutions amiables proposées par l’arbitre et, d’autre part, de ses tentatives de court-circuiter le processus en cours, l’État cherche désespérément une issue de secours.

Des rumeurs persistantes courent actuellement selon lesquelles l’État encourage la reprise de la BFT par la Poste tunisienne. En effet, la Poste, sous l’impulsion de son nouveau directeur général Moez Chakchouk, cherche à renforcer son positionnement dans le secteur bancaire (forte de l’implantation de son réseau qui propose déjà des services financiers sur l’ensemble du territoire et dont le bilan est fortement positif). Pourquoi une telle rumeur a été lancée sur la place publique ?

La raison est simple. Cela crée un rideau de fumée qui masque la solution choisie par l’État : la liquidation urgente de la BFT avant que le CIRDI ne rende son arbitrage. Des informations circulent en effet selon lesquelles le gouvernement de Habib Essid aurait relancé le processus de liquidation de la BFT. Selon Maghreb Confidentiel, Le directeur général de la BFT, Sami Jebali, aurait reçu, à la fin de l’année 2015, l’ordre de ne plus accorder de crédits et de cesser les opérations de récupération de créances.

Cette solution signifie que les passifs toxiques de la BFT vont se répercuter directement sur la STB, or cette banque publique est elle-même au bord de la faillite. Qui plus est cela signifierait que ce déficit touchera directement la Banque Centrale de Tunisie (BCT) qui est l’actionnaire majoritaire de la STB. Un document confidentiel de la Banque Mondiale évalue le coût de la liquidation de la BFT pour l’État à près de trois cents millions de dinars (incluant soixante-dix millions au titre de l’indemnisation des petits déposants et cent cinquante millions de dinars au titre des crédits garantis par l’État que les trois banques publiques avaient consentis à la BFT). La note suppute sans s’avancer avec certitude une perte sur créance, pour la BCT de quatre vingt millions de dinars.

L’arbitre, la victime et les mauvais joueurs

Le CIRDI a proposé dans un premier temps qu’un accord soit trouvé entre l’ABCI et l’État. Or cela nécessitait qu’un audit soit mené sur la BFT. Si, dans un premier temps, entre 2012 et 2013, l’État a accepté de mener une négociation qui aurait entrainé un accord qui aurait couté beaucoup moins cher qu’un milliard de dollars et qui aurait pu ne pas se faire en devise. Une rétractation spectaculaire et entrainant un scandale a rapidement eut lieu.

Mondher Sfar, ancien conseiller du ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, chargé, lorsqu’il était en poste en 2012, de la négociation de cet accord avec l’ABCI, a publié une lettre ouverte dans laquelle il expliqué que : « L’ABCI a simplement demandé l’établissement des faits en mandant des experts: un expert choisi par l’Etat, un autre par l’ABCI et un troisième d’un commun accord ». Seulement, selon lui :

Un certain nombre de hauts fonctionnaires qui traitent des dossiers économiques ont travaillé sous l’ancien régime et continuent à assumer de hautes fonctions et traitent les mêmes dossiers qu’ils traitaient sous l’ancien régime. Certains étaient de hauts cadres détachés dans des établissements bancaires et qui gèrent actuellement le sort de ces mêmes établissements au sein de la présidence du gouvernement. Il y a manifestement là conflit d’intérêts.

Car, en effet, qui souhaiterait véritablement se voir rappeler qu’il a contribué, alors qu’il assumait de hautes fonctions dans l’administration, au détricotage de l’économie tunisienne et à la collaboration à l’enrichissement des mafias. Qui sait d’ailleurs ce que révéleraient véritablement ces audits sur les financiers de l’État et leur relation avec la dictature dont ils ont toujours prétendus n’être que des victimes. L’acharnement à vouloir éviter tant les audits externes indépendants que la publication de leur résultat laisse planer de nombreux doutes.

Le cas de Mounir Klibi est d’ailleurs un bon exemple. Alors directeur des affaires juridiques de la BCT, il a été inculpé le 17 janvier 2014 par le juge d’instruction Ahmed Yahyaoui. Accusé de mauvaise gestion durant ses vingt deux ans à la BFT (passé du poste de directeur du contentieux, à celui de directeur adjoint avant de devenir directeur général). Après l’avoir quitté il siégeait dans les comités mis en place pour gérer le contentieux avec l’ABCI qui réclamait, rappelons-le, entre autres choses, un audit poussé des comptes. Malgré sa comparution devant le tribunal correctionnel, selon des sources bien informées, il a assisté à de nombreuses réunions interministérielles concernant le sauvetage des banques publiques tunisiennes. Des sources bien informées disent d’ailleurs qu’il est chargé du cas de la BFT depuis son poste de directeur du contentieux des affaires juridiques de la BCT.

Alors que l’État demande aux bailleurs de fonds internationaux une aide de un milliard sept cent mille dollars pour assainir les banques publiques. Il est à noter que l’audit de la STB (pré-requis de toute aide internationale) n’inclut pas la BFT, sur demande expresse de la banque publique. L’audit de la BNA a annulé la mission de son auditeur français F&G d’une manière qui a étonné les observateurs. Ces éléments ne sont pas de nature à rassurer ni sur la santé du secteur que l’on sait fragile, ni sur les intentions de ceux qui sont aux commandes. Ceux-là ne semblent préoccuper que de sauver leurs carrières et leur honneur qu’ils ont pourtant déjà allègrement vendu.