Sans doute la production cinématographique tunisienne n’avait-elle plus depuis la fin des années soixante-dix, épousé à ce degré la nature du pouvoir. De façon si harmonieuse et évidente, presque invisible et indicible, il existe dans certains films récents un air de, ne disons pas pensée, du moins discours institutionnel. Si les premiers temps de l’histoire officielle du cinéma tunisien ont été des temps d’édifications socialistes (esthétiques à travers les films nationalistes de Khelifi et institutionnelles à travers le volontarisme tiers-mondiste de Cheriaa), la tendance allait s’infléchir au cours d’une décennie charnière et mouvementée.

Le délitement politico-économique mutant pour sa survie à la tête de l’Etat en tyrannie sénile trouve au cinéma un pendant contestataire, timide mais réel, avec notamment la troupe du Nouveau théâtre et une nouvelle génération de réalisateurs et de producteurs menés par Nouri Bouzid et Ahmed Bahaeddine Attia. La noce en 1978 entérina le divorce entre films et pouvoir.1

Car le cinéma en lui-même, inexistant, monopolisé au niveau de la production et la distribution par l’Etat, allait s’effriter à la faveur de la liquidation de la SATPEC et du coup d’Etat benalien. La privatisation du secteur, l’embourgeoisement des réalisateurs, l’autarcie des anciens fonctionnaires de la SATPEC devenus producteurs par la force des choses et l’inflexion du pouvoir en Etat policier médiocrate et corrompu allaient créer une production édulcorée et une tendance certaine dés la fin des années 90 : le populisme.

Consensuels et télévisuels, de VHS Kahloucha à Making-of en passant par Le prince ou La télé arrive, les films tunisiens se faisaient et se vivaient désormais sur le mode régressif et dans le désintérêt de plus en plus grandissant du public. Les rares films novateurs rompant avec la monotonie ambiante comme Khorma de Jilani Saâdi ou No man’s love de Nidhal Chatta se sont confrontés à une grande réticence de la part de la corporation et une relative résistance de la part d’un public de plus en plus habitué au formatage télévisuel et à l’autocensure auxquels se sont assujettis bon nombre de cinéastes.

La singularité et les propositions inédites furent l’apanage des courts-métrages et des documentaires. Le long-métrage de fiction, subventionné par un ministère de la Culture qui monopolise à l’intérieur du pays les aides allouées au cinéma, est devenu l’expression du cinéma officiel. En 2009, la petite en taille et en pensée corporation allant même jusqu’à vendre le peu d’honneur qui lui restait sous la forme d’un projet de réforme. Pour résumer, transformer le secteur en cinéma d’Etat destiné à redessiner les contours de l’image du régime vacillant.

Quelques années après la révolution, deux premiers films d’envergure (productions confortables, carrières festivalières respectables, distributions tunisiennes importantes, succès critiques et publiques) signent l’assujettissement du cinéma au pouvoir en place : formellement, idéologiquement et éthiquement. Assujettissement entamé dès 2011 par Histoires tunisiennes, continué par Milles feuilles et dans une moindre mesure Bastardo, dont le triomphe aura lieu avec Les frontières du ciel et A peine j’ouvre les yeux.

A travers les réflexions qui suivent, il ne s’agit pas de réduire l’irrigation actuelle des films tunisiens à un déterminisme de classe (bourgeois faisant des films bourgeois et prolétaires faisant des films prolétaires). Ni encore moins de dresser et de catégoriser d’éventuels bons ou mauvais films selon qu’ils soient l’émanation d’une classe ou d’une autre. Il s’agit plutôt d’étudier des constantes formelles ainsi que le discours politique qu’elles charrient en creux.

Aussi, de noter quand il y a lieu, les formes et les discours qui sortent du rang et font acte de création et de résistance face aux triomphes de la domination (filmique ou sociopolitique). Réalisateurs, producteurs et officiels se gargarisent ces dernières années de la liberté d’expression retrouvée.2 Mais que nous disent réellement les films de la Tunisie ? Que nous montrent-ils du monde ? Et avec quels moyens procèdent-ils pour ce faire ?

Le peuple qui effraie

Dès la première image de son film, Leyla Bouzid l’inscrit dans une prétention politique qui ira se confirmant au fur et à mesure de l’avancée fictionnelle : elle incruste la date des événements qui vont suivre. Nous sommes en 2010, dernière des 23 années du Novembrisme au pouvoir. L’histoire est celle de Farah, adolescente qui chante dans un groupe de musique aux textes « engagés » nous assène-t-on à longueur de pellicule. Car si on ne s’évertuait pas à nous le dire et redire (les membres du groupe s’interrogent par exemple à plusieurs reprises sur leur sécurité), l’on ne se douterait pas une seconde que ces textes soient subversifs ou transgressifs. Soit, passons.

La messe est dite quand sans aucune raison valable narrativement ni dramatiquement, l’on se retrouve à Gafsa, foyer de la révolte du bassin minier. Le père de Farah se dirige vers son lieu de travail et est accueilli par une horde d’ouvriers en colère, pelles et pioches à l’appui, qui éructent contre le bon monsieur et passent à deux doigts de le lyncher s’il ne s’était pas réfugié dans sa voiture et n’avait pris jambes à son cou. Ça sera la première de trois séquences essentielles où les personnages petit-bourgeois seront confrontés au peuple. Nous ne reverrons ni Gafsa, ni sa population, durant le reste du métrage.

Après le père manquant de se faire agresser par ces ouvriers sauvages qu’il était, en bon colon, venu aider au cours de la seule minute de film que la réalisatrice daigne consacrer aux mineurs de Gafsa (minute qui n’ajoute rien au récit au demeurant), la mère dans une station de louages puis dans un « bar d’hommes » est à son tour confrontée à ces figures du peuple qui effraie. Le peuple ne manque plus laissant l’espace à sa réinvention3. Le peuple est violent, opportuniste, lubrique. Il est la plaie dans le corps social. Systématiquement, sa présence est anxiogène et il joue le rôle de l’antagoniste du héros ou de l’héroïne (bourgeois il va sans dire). Le péril peuple joue à plein poumon dans A peine j’ouvre les yeux, comme dans la fantasmagorie bourgeoise et comme dans l’imagerie médiatique.

Une chanson est chantée dans un bar populaire et c’est le chahut et le mécontentement parce qu’elle « parle du pays » [sic]. Pour la même raison, la même chanson chantée dans un bar bourgeois provoque l’adhésion et créée l’engouement. Cette vision du monde totalement moulée par l’intelligentsia du pouvoir travaille de même la pièce Violence(s) d’une Jalila Baccar enfermée dans ses certitudes aigris et d’un Fadhel Jaïbi devenu fonctionnaire d’Etat.

Sa première création à la tête du Théâtre National s’inscrit d’emblée dans un traitement psychologique d’un objet politique. Elle déracine totalement les phénomènes de leurs origines socio-économiques et historiques pour n’en faire qu’une tare ontologique et pathologique de la frange la plus précarisée, marginalisée et diabolisée de la société. Violence(s) serait la face intello et A peine j’ouvre les yeux la face pop d’une même médaille : la condamnation essentialiste du peuple.

Révisionismes

Les séquences de l’enlèvement de Farah dans la station de louages puis de la maltraitance par deux policiers sont non seulement invraisemblables mais encore plus grave, elles sont révisionnistes. Invraisemblables tout d’abord à cause probablement de l’ignorance manifeste des auteures du film4 quant aux agissements de la police sous Ben Ali. Les enlèvements ne se faisaient jamais dans des lieux publics type station de transports en commun. Ils se faisaient systématiquement dans les lieux de vie ou de travail des personnes visées (dans ou devant leurs maisons ou bureaux, etc.). Mais peut-être fallait-il la présence anxiogène du peuple pour situer cet événement. Il est vrai qu’idéologiquement, cet espace de chaos sied plus qu’un enlèvement dans le calme et tranquille quartier résidentiel où vit l’héroïne.

Révisionistes car aucun artiste ne s’est fait réellement malmené par le régime de Ben Ali. Ce mythe fondateur d’une élite artistique qui a très bien cohabité avec le régime atteint ici son comble. Un groupe débutant d’adolescents qui chantent des métaphores et des hyperboles dans des bars devant quelques dizaines de personnes nous sont présentés comme des menaces extrêmes pour l’Etat. A tel point qu’ils sont suivis, espionnés, enlevés, martyrisés.

C’est le mouvement double du révisionnisme à la solde du pouvoir. Se poser comme victime tout en excluant tout autre groupe de ce processus révisionniste sous les semblants sournois et fallacieux du « devoir de mémoire ». Se faire martyr à posteriori exactement de la même manière que les flics sont érigés en martyrs par terrorisme intellectuel et propagande officielle.

N’en déplaise à Leyla Bouzid, les chansonniers n’étaient pas harcelés5. Cette tendance à la sur-dramatisation conforte l’idée d’une élite artistique totalement en décalage avec les réalités du pays, incapable de regarder quoi que se soit en face. D’autre part, elle participe à l’édification d’une histoire officielle allant comme un gant à l’usurpation contrerévolutionnaire des événements insurrectionnels de 2008, 2010 et 2011.

Des centaines de morts, des milliers de blessés, d’emprisonnés et de torturés durant plusieurs épisodes contestataires s’étalant des années avant et après celle choisie par la réalisatrice pour situer son film. Une écrasante majorité de ces personnes appartiennent aux classes défavorisées, aux régions pauvres et aux quartiers populaires. Or, la prétention politique du film nous dit que c’est une gamine qui chante et dont le seul horizon politique est de boire, de baiser et de danser dans les bars, qui est la victime de la dictature policière. Au revoir et merci.

Ce révisionnisme trouve son point d’ancrage théorique dans l’évacuation systématique, de la part du pouvoir de la même manière que le film, des injustices sociales et régionales, des violences de classe, de la manipulation médiatique, etc. Il ne conçoit de liberté que celle de jouir des plaisirs que procure le corps et stigmatise pendant qu’il y est ceux qui se faisaient réellement opprimer et tuer.

En somme, le film lénifie la liberté et ne déploie sa force de conviction que pour porter aux nues la seule liberté envisagée par la démocratie bourgeoise (euphémisme pour dire : la dictature de la finance mondiale), à savoir celle définie par le Capital, celle dictée par le pouvoir sénile de Bourguiba, médiocrate de Ben Ali et la démocratie contrerévolutionnaire qui s’en est suivie. A savoir : consommer et jouir à satiété. Se faire vomir. Puis recommencer. Ad libitum.

Un pays de carton-pâte

Les frontières du ciel, réalisé par Farés Naânaâ6, n’a aucune prétention politique. Il suit son cahier des charges lacrymal : drame familial psychologisant monté de façon alternée entre pré et post trauma de couple à la faveur d’une perte d’enfant. Le programme est respecté à la lettre et l’histoire réécrite dans des ateliers avec des experts est appliquée comme une ordonnance. Plus on est de sages, plus on se soumet. Le scénario est la potion sacrée contre les maladies de l’âme bourgeoise dans ce pseudo-cinéma, neurasthénique en l’état.

C’est un sillon scénaristique éculé en Tunisie que ce postulat de trauma à dépasser. Depuis les années 80 spécialement, à la faveur de la focalisation sur l’individu et non le groupe, nombre de films ont exposé cette équation à résoudre. En l’occurrence, l’objet scénario se vit aussi comme un uniforme pour la pensée. Tout le processus de la production lui faisant suite est régi par l’application collective, comme dans une thérapie de groupe, d’une seule et unique idée pour atteindre un seul et unique objectif. Non pas la représentation de l’inconnu mais la réduction de l’acte de création à une seule inconnu : à quel point le film sera son scénario. Ainsi, faire d’un corps vivant (le film et sa fabrication) un irrémédiable objet mort (le papier sur lequel est écrite l’histoire).

Dans ce film mort dés les premières minutes comme la fille du couple qui se débat avec son souvenir, le peuple n’effraie pas car il est esseulé. Il n’est plus une entité indistincte, une force sauvage qui menace l’intégrité physique et morale du bourgeois. Il est une classe en voie de disparition dans l’univers feutré du film. Il est une prostituée que l’on sodomise et un chauffeur de taxi intégriste qui tabasse le personnage principal profitant de l’état d’ébriété avancé de ce dernier. Car le peuple est aussi, bien évidemment, dépravé et lâche. Ou alors il est vieux, décrépi et mourant.

A l’intérieur de cette représentation fantasmatique des strates sociales, le peuple est une idée ancienne vouée à disparaitre : dans son corps, dans sa mémoire et dans ses luttes. Ainsi, Sami, ne surmontant pas le deuil de sa petite fille, va dans une ville du sud à la rencontre de son père biologique qu’il n’a jamais connu, sur son lit de mort. Comme Leyla Bouzid, le réalisateur des Frontières… nous gratifie d’une petite visite à l’intérieur du pays. Ce tourisme cinématographique bien-pensant s’il était sur le mode du révisionnisme dans A peine j’ouvre les yeux, l’est sur celui de l’édification dans Les frontières du ciel. Après avoir détruit l’image du peuple, ils lui en construisent une à leur image : soumis, dociles et aliénés.

Tous les décors du film de Naânaâ participent à cette construction sur les ruines du peuple anéanti. Emblématiques à la fois d’un rapport perverti aux réalités immédiates du pays et de leurs complexités organiques ainsi que d’un horizon esthétique de soap-operas ramadanesques. Les intérieurs qui règnent en maîtres dans ce drame se regardant le nombril évoquent tous le carton-pâte nouveau riche, le design de mauvais-goût et la déco arriviste. Ce même rapport à l’espace (esthétisant par la lumière, les couleurs et l’étalonnage) s’exprime dans la petite ville du sud de la même manière que dans les grandes villas des quartiers chics de la capitale.

C’est un monolithe blanc de pays fantasmé, lisse et uniforme, qui est à l’œuvre dans un déni de réalité évident : le délire de propreté, d’ordre et de pureté de la classe dominante. Même quand elle rend visite à l’altérité, c’est pour voir sa virginité éthérée dans un miroir. Alors le film glisse d’objet ethnographique à objet ethnocentré. De son idéologie, il est la carte postale qui prend les mêmes teintes que celles données par le colon au regard qu’il pose sur son empire de sang.

C’est à un véritable anthropomorphisme de classe que s’adonne Naânaâ. Il filme un monde réduit à n’être plus qu’un ersatz de son traitement télévisuel. Ce réalisateur plus qu’aucun autre intègre parfaitement les modes de représentations Novembristes. Il les intègre aussi le mieux. Contrairement à Nada Mezni Hafaiedh dans Histoires tunisiennes qui était jusqu’à lors le sommet du genre mais sur une gamme d’accumulation de clichés sans aucune chair. Or, en déployant ce deuil duel différemment vécu par le père et la mère, le film de Naânaâ emprunte des rails plus mélodramatiques. Atteignant par ailleurs les cimes de l’idyllisme mis en œuvre par la dictature subie pour contrebalancer sa violence intrinsèque et qui trouve à posteriori dans Les frontières du ciel sa parfaite illustration cinématographique. Illustration allant à merveille à la dictature votée du moment.

Formes rétrograde

Si certains films s’échinent à chercher des formes résistantes, comme Bidoun 2 de Jilani Saâdi, la majeur partie remâchent des formes rétrogrades. Ceux de Bouzid et Naânaâ en sont les manifestes contrerévolutionnaires. Sous les apparats d’un naturalisme de pacotille, ce cinéma du pouvoir cache mal ses fondements théoriques et ses intérêts idéologiques. Naturalisme accentué par un filmage à l’épaule dans la pure lignée de l’académisme ultra contemporain, hérité de certains topos pervertis du postmodernisme le plus éculé et du « world cinema » festivalier. Celui par exemple du Lars Von Trier de la trilogie « Cœur d’or » (Breaking the waves, Les idiots, Dancer in the dark).7

Mais là où le cinéaste danois mettait en scène l’écrasement du faible par le fort, les deux réalisateurs tunisiens nous racontent la grandeur de ce fort et la petitesse de ce faible. Sami enterre son père puis dès qu’il a quitté la petite ville, s’arrête sur le bas-côté de la route pour passer un coup de fil à son épouse bien-aimée de laquelle il était séparé les derniers temps. Le deuil de l’enfant se fait par l’enterrement du père. C’est la belle idée du film. Le vacillement qu’elle suppose ne dure cependant qu’un instant. Et le deuil du peuple lui, ne dure que quelques kilomètres en voiture. Les sirènes du mode de vie bourgeois appellent constamment et on y revient évidemment comme on reviendrait à un état de nature en dehors duquel l’on ne pourrait pas exister, rien ne pourrait être imaginé, encore moins inventé.

Dans la Sicile des années 60, plus précisément dans la ville de Noto, Antonioni filme Vitti entre un groupe d’hommes qui la fixent du regard. Collaborant pour la première fois sur L’avventurra, il l’a met dès le début en prise avec son regard à lui mais aussi avec les regards des hommes, desquels il est un parmi d’autres. Sandro se détourne de Claudia et monte les escaliers que l’on voit à travers la porte ouverte de l’hôtel. Claudia fait quelques pas dans la rue et se retrouve rapidement entourée de plusieurs hommes qui la dévisagent et qui échangent à son propos regards et paroles. Elle déambule entre eux, les regardent à son tour, passe à quelques centimètres, les frôlant de son être tout entier. Les sidérant de sa présence comme probablement sidérant le metteur-en-scène et l’homme qui deviendra son compagnon.

Dans un bar du centre de Tunis, le personnage joué par Ghalia Ben Ali dans A peine j’ouvre les yeux, se retrouve dans pratiquement la même situation que celui de Monica Vitti 50 ans auparavant. Eperdue à cause de la disparition de sa fille, elle se dirige vers la table du petit ami de cette dernière. Le silence gagne en trainée de poudre le brouhaha originel du lieu et tous les regards suivent cette mère courage dans son chemin de croix à travers ce « bar d’hommes ». Si Antonioni suit de près Claudia, la filmant de dos qui déambule entre les hommes de Noto8, Bouzid coupe à plusieurs reprises sur les visages lubriques de la plèbe.

Cinéma discursif, art illustratif

Car si le cinéma est un art sonore et visuel qui montre un morceau de réalité à travers un morceau de regard, il est un art illustratif, discursif, porte-voix de la pensée dominante aux mains du pouvoir bourgeois. Ici le montage éventre le plan pour énoncer : je vous dis que la plèbe est frustrée, je vous somme de comprendre qu’elle est l’incarnation viscérale de la lubricité9. Tous les moyens sont bons pour discourir sur la perversité première du peuple : narration, filmage et enfin montage.

Tous les moyens sont aussi bons pour dénaturer l’essence monstrative du film et vider l’image de sa singularité. Dans les rues de Sicile, Antonioni nous montre un rapport ancestral, nous donne à voir la complexité d’un sentiment. Il ne fait pas de la frustration l’apanage d’une classe, la plus faible, par un montage idéologique. Mais par sa mise-en-scène nous évoque l’ « Eros malade ». D’ailleurs encore plus palpable chez les bourgeois malgré le côté feutré de leurs apparences et comportements, que chez ces siciliens subjugués par cette femme.

Un cinéaste ne dit rien, n’assène rien. Il montre et ce qu’il montre est toujours l’enfant de comment il le montre. Le cinéma n’est pas ce qui est enregistré mécaniquement devant la caméra, c’est l’agencement de la multitude de choix mis en œuvre pour l’enregistrer. D’où l’importance de gestes comme celui de Saâdi, trop rares au milieu de cette cacophonie d’abjections.

Dans Bidoun 2 aussi une séquence de jeune femme sous les feux des regards occupe une place centrale du film. Aïda rencontre fortuitement Abdou. Elle vit dans un immeuble désaffecté, il vit dans une voiture désaffectée. Ce partage de désaffection créera une affection entre eux. Affection qui sera mise à mal par Abdou. De façon inopinée, il laisse Aïda au bord de la route. L’abord contenant tout le cinéma de Saâdi fait de dérives, de fuites et d’excavations. En déambulant seule dans la nuit de la ville, la jeune femme tombe sur une cérémonie de mariage avec musique à fond les haut-parleurs et sucreries à volonté. Elle se change et s’incruste dans la fête.

La robe d’Aïda, son air, sa danse… Tout en elle rompt avec la pudibonderie de la fête. Elle est donc observée à la fois par ses coéquipières de danse et par toute la salle devant laquelle elle exulte effrontément. Sans doute le casting de Sarah Hannachi a été déterminé en partie par le côté brutal du personnage charrié dans l’énergie tellurique du corps de l’actrice. Comme Antonioni, Saâdi ne coupe pas sur les visages des observateurs. C’est un cinéma qui ne discourt pas, encore moins pour accuser les franges les plus opprimées de la société, mais un cinéma qui montre en cherchant constamment une manière avec laquelle on n’a pas encore montré.

Le corps et le politique

Cette même pudibonderie de la cérémonie de mariage face au corps libre d’Aïda se retrouve dans les points de vue de Bouzid et Naânaâ quand ils filment les corps de leurs personnages. La problématique du corps en tant qu’enjeu de pouvoir est essentielle dans la filmographie de Jilani Saâdi depuis son premier film Khorma. Si cet enjeu est intime, un deuxième enjeu de pouvoir connexe au corps, celui du territoire, complète l’interrogation politique sous-jacente du cinéaste. Car les corps ont toujours une inscription dans le territoire. Celui d’Anissa Daoud victime d’une tournante dans La tendresse du loup comme celui de Sarah Hannachi complice d’un viol dans Bidoun 2.

Mais entendons-nous bien. Si le corps d’Aïda est libre ce n’est pas parce qu’elle danse dans une petite robe moulante devant le parterre d’invités. Ceci est le postulat de la bourgeoisie aliénée aux dogmes du divertissement frénétique et de la femme-objet sous les oripeaux de la modernité. Son corps est libre parce qu’il décloisonne les espaces, brise les frontières de classes, perverti la morale ambiante et crache à la figure de la bien-pensance. Elle aide Abdou à violer la femme mariée dont il est obsédé. Aucun projet de mythification ici, son corps est libre dans la violence qu’il subit et qu’il fait subir. C’est un corps politique au devenir utopique.

Il n’est pas anodin de rappeler que Saâdi est le premier à avoir choisi le numérique pour des raisons esthétiques. Tout le propos au moment de réaliser Tendresse du loup était capté par ce nouvel outil. La réappropriation du territoire passait par la mise à mal du corps. Utilisant une GoPro pour Bidoun 2, un autre possible est filmé : pénétrer la matière. L’eau, la terre, la pierre. La pénétration du territoire passe par la mise à mort du corps.

Abdou essayant dans un premier temps de se tuer par noyade, puis de se débarrasser de ce corps lourd et inanimé de l’ « homme aux lunettes » (cinéaste écrasé par ses personnages) en l’enterrant vivant. Sans doute Abdou pressent-il que la roche le dévorera ainsi qu’Aïda quand elle l’invite à aller plus loin dans les profondeurs de la grotte qu’ils visitent. D’où son refus d’aller plus loin. Le film se terminera quelques minutes après ce refus.

Il y a 10 ans exactement, deux autres films sortaient en salles en plus du deuxième film de Saâdi : Elle et lui d’Elyes Baccar et Junun du même Fadhel Jaïbi qui n’était pas encore fonctionnaire d’Etat. Profitant du numérique et des possibilités nouvelles qu’il offrait, le premier mouvement de ces trois réalisateurs a été de s’approcher au plus près des corps, la caméra à fleur de peau et d’interroger le politique à travers cette promiscuité avec la chair.10 Aujourd’hui, le corps se donne en triste spectacle d’aliénation et est totalement déchargé de sa profondeur révolutionnaire.

Le corps n’est défini dans A peine j’ouvre les yeux et Les frontières du ciel qu’à travers sa propension à boire, baiser, danser et chanter. En dehors de ces quatre tâches primordiales, le corps ne possède aucune autre expression possible, aucun devenir, si ce n’est la morale bourgeoise : se dégrader comme le corps de Sami ou être puni comme le corps de Farah, à trop vouloir boire et baiser. Notons par ailleurs la ressemblance frappante entre les deux scènes de sexe des deux films. Filmés pratiquement de la même manière, avec plans rapprochés sur les parties politiquement correctes des corps des acteurs. S’attardant sur les dos d’Anissa Daoud et Baya Medhaffar.11

Bien que traitant des problématiques du corps féminin dans tous ses films, Leyla Bouzid semble encore buter sur un objet étrange duquel elle ne sait pas encore quoi faire. Restant dans les frontières du consensuel et des yeux fermés, elle va jusqu’à raccourcir un plan de son film où l’on voit un sexe masculin pour le faire tomber dans la cécité d’entre deux plans. Triste époque où les communicants dictent les opinions de sorte que l’on se retrouve à lire ou entendre des adjectifs comme « libre » et « audacieux » à propos d’un film docile et soumis aux diktats, qui n’a même pas le courage de son montage (ne parlons même pas d’avoir le courage de ses idées). Qui plus est, proposant un montage à certains spectateurs et un autre montage à d’autres, dans une similitude frappante avec le paternalisme du pouvoir qui sait à notre place ce qui est bon pour nous et ce qui ne l’est pas.

Inclusion / Exclusion

Serge Daney considère Rome ville ouverte et plus particulièrement la séquence de torture comme la matrice primitive de la modernité au cinéma. L’agencement des décors, le point de vue, l’utilisation de la profondeur de champs participent à la mise-en-scène complexe de la torture du résistant Manfredi par le chef de la gestapo. Le « secret derrière la porte » dont parle Daney à propos du début de la séquence où l’on découvre le dispositif de torture à travers la porte de la pièce, est articulé à la manière dont le cinéaste nous divulgue ce secret. C’est cette articulation organique qui fait sens.

Encore à propos de Rome ville ouverte et de cette séquence de torture, Daney écrit : « Pourquoi au cinéma montre-t-on toujours les victimes de face et les bourreaux de dos ? (…) Parce que si on filme les bourreaux de face, c’est contre le spectateur qu’ils tirent. »12 Leyla Bouzid suit ce même précepte. La réalisatrice filme un plan séquence où la caméra avance lentement vers le visage de Farah sans que l’on ne voie les visages des deux policiers qui l’agressent verbalement et physiquement.13

Leurs corps sont dans le cadre mais leurs visages restent cachés au regard. L’un est de face debout derrière Farah et donc son visage est hors-cadre. Tournant dos à la caméra, l’autre est assis devant elle et donc nous ne distinguons que son cou, son épaule et par instants sa joue. Rosselini finit sa séquence sur les officiers allemands après la mort de Manfredi sans qu’il ait donné les noms de ses camarades. Bouzid centre son regard sur la performance de son actrice. Mais comment ne pas voir dans cette inclusion du visage de la victime et cette exclusion des visages des bourreaux un artifice spectaculaire ?

Car de l’oppression et de la dictature nous ne verrons aucun visage ni aucun rouage. Tout au plus une atmosphère de peur que le film nous présente comme le produit de la lâcheté des personnages (le manager du groupe est un indic, délation, etc.) plutôt que celui de la matérialité de la chape de plomb. De l’arsenal policier, nous ne verrons qu’un amoureux transi à qui la mère offre son corps mais qui ne daigne prétendre qu’à une étreinte pudique. Et deux silhouettes qui maltraitent Farah, aussitôt traumatisée, dépressive, renonçant à tous les rêves et toutes les jouissances. Cette icône de « la liberté et de la jeunesse » était aussi en carton-pâte en fin de compte. Quant à l’hymne qu’est A peine j’ouvre les yeux, il chante la lâcheté, l’obéissance et la résignation.

Triomphes de la domination

Ce qui lie intrinsèquement Les frontières du ciel et A peine j’ouvre les yeux, c’est qu’ils sont au fond deux films sur la reconstruction de deux familles. La réconciliation familiale lors des séquences finales se fait dans l’un à travers une chanson fredonnée par la mère et la fille et dans l’autre à travers un coup de téléphone échangé entre le mari et l’épouse.

La famille sort vainqueur des tumultes, la patrie est sauve. La bourgeoisie peut souffler, le confort de son mode de vie est préservé et perdurera. Quant à la plèbe, sa sauvagerie naturelle est contenue par l’élite artistique, le pouvoir économico-politique et la matraque. Rien de nouveau sous le soleil de plomb du prétendument « cinéma tunisien » mis à part son assujettissement au pouvoir, à la pensée unique et la perpétuation des mythologies bourgeoises.

Ces deux films ne sont pas contrerévolutionnaires parce qu’ils s’attaqueraient frontalement à la révolution du 17 décembre, ils n’en ont sans doute ni l’intelligence ni le courage. En bons petits soldats des dominants, ils ne font que répéter ad vitam æternam le discours officiel et de distiller l’idée de l’impossibilité de l’avènement de toute révolution destinée à changer radicalement la tyrannie consumériste et financière dans laquelle nous vivons. En un mot, l’impossibilité de tout ailleurs. Alors que le cinéma par essence est une expérience de l’ailleurs.

A travers leurs récits mais encore et surtout leurs mises-en-scènes, ils confortent les classes dominantes dans leurs domination et proposent un monde voué à l’hégémonie des valeurs imposées par la bourgeoisie afin d’assoir sa suprématie sociale et culturelle. Dépolitisation, consensualisation, manufacturations de l’histoire officielle et intégration immanente de l’idéologie impérialiste sont les outils méthodiques de ces œuvres culturelles de la domination triomphante.

Les récents regains de vitalité des films tunisiens et d’intérêt qui leur est porté14 appellent à une réflexion dépassionnée, loin de l’unanimisme ambiant. Il est remarquable qu’à contrario des possibles ouverts par la révolution sociale bien qu’étouffés par l’oligarchie politico-financière, le cinéma (de même que les arts ou le théâtre) a cependant pris le parti de se cantonner au discours officiel et de participer activement à ses mythologisassions. Les assises idéologiques du discours n’étant pas à l’ordre du jour, elles ont été ingurgitées et digérés à priori. A ce stade, rien ne détonne, rien ne trouble, rien ne se convulse. Les réalisateurs appliquent la loi. Ils consacrent les vainqueurs.

Notes

[1] La critique à ce moment-là portait sur le social en tant que tel et non sur le politique à proprement parlé.

[2] Un papier du magazine américain Variety daté du 13 février nous ressert encore ce discours convenu et lénifiant.

[3] « Au moment où le maître, le colonisateur proclament « il n’y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. L’auteur de cinéma se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture ; colonisé par des histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur. L’auteur ne doit donc pas se faire l’ethnologue de son peuple, pas plus qu’inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée. » Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Editions de Minuit, 1985.

[4] La réalisatrice et Marie-Sophie Chambon.

[5] Pour rappel, Badiaa Bouhrizi en 2008 à Hammem Ghezaz, devant les notables de la ville, des flics en civils et des centaines de personnes, a mentionné la révolte du bassin minier, a nommé les victimes tuées par les balles de la police et a chanté à la mémoire de l’une d’elle. Ni le concert ni le festival n’ont été arrêté et Badiaa n’a jamais été enlevée. Bendirman dont les textes étaient plus directs et percutants que ceux de ce soi-disant groupe subversif, dont les titres étaient massivement diffusés sur Internet, n’a jamais connu d’intimidations mis à part une ou deux annulations de concerts. Plusieurs textes de Bendirman étaient l’œuvre de Ghassen Ammami, parolier du film de Leyla Bouzid.

[6] De même coécrit par le réalisateur et une seconde scénariste : Nadia Khammari.

[7] Kéchiche, adepte critique de ce que l’on pourrait appeler le « naturalisme à l’épaule » déborde ce cadre esthétique rigide pour toucher à une forme de cinéma corporel et pour déployer toute une esthétique de la parole en marche qui atteint sa plénitude avec La graine et le mulet mais qui tourne à vide depuis. Sans doute le choix le plus intelligent de Farés Naânaâ a été d’avoir fait appel à Sofiane El Fani à l’image. Lequel chef-opérateur avait déjà collaboré avec Kéchiche en tant que cadreur sur L’esquive et chef-opérateur sur La vie d’Adèle.

[8] L’anecdote veut que la première remarque qu’Antonioni fait à Vitti lors de leur rencontre soit qu’elle a une belle nuque et qu’elle pourrait faire du cinéma. Malicieusement elle lui répond : « Mais seulement de dos alors. »

[9] C’est à peu prés ce que dit, dans la tradition orientaliste la plus raciste, le chroniqueur courtisan Kamel Daoud à propos des événements survenus à Cologne le soir du nouvel an. Mais si Daoud racialise les frustrations sexuelles, Bouzid les « classialise ».

[10] Lire à ce sujet le chapitre Longs-métrages de fiction, in Cinéma en Tunisie (Arts Distribution, 2008).

[11] Pour découvrir une œuvre tunisienne récente où le corps et ses jouissances sont dépeints avec un tant soit peu de profondeur et de complexité, lire Bander noir / انتصاب أسود d’Aymen Daboussi. Ne trouvant aucun éditeur tunisien pendant des années, le livre a finalement été édité au Liban chez Jamal Publications.

[12] La rampe, Gallimard, 1983.

[13] Il serait indécent d’utiliser le terme torture pour qualifier ces actes qui sont pour être exacts de l’intimidation psychologique et des attouchements sexuels.

[14] Entrées phénoménales pour Les frontières du ciel, trentaine de prix pour A peine j’ouvre les yeux, mais aussi sortie en salles sur de nombreux territoires du Challat de Tunis et récente sélection en compétition à Berlin de Hédi… Soit dit en passant, tous ces quatre sont des premiers longs-métrages.