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« On en a marre des immolés et de leurs revendications ! Vous voulez mourir ? Jetez vous par les fenêtres ! buvez du poison ou noyez vous dans un fleuve ! » crie un médecin du Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous . « Les jeunes doivent arrêter de faire ce chantage suicidaire ! Celui qui veut mettre fin à sa vie, qu’il le fasse chez lui et pas sur la place publique ! » a osé une journaliste sur le plateau d’un talk show. « Si tu es un homme ! Fais comme Bouazizi et montre nous ton courage ! » a lancé un policier à un vendeur ambulant juste qui menaçait de s’immoler à Sousse.

En 2015, 105 personnes se sont immolées

Depuis janvier 2016, le Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous a accueilli 16 immolés qui ont des revendications sociales. D’après le Forum tunisien des droits économiques et sociaux ( FTDES ), en 2015, 302 personne se sont suicidées et 247 ont tenté de mettre fin à leur vie. 105 personnes se sont immolées dont 56 sont âgés de 16 à 35 ans. Dans un rapport publié, aujourd’hui, l’Observatoire social tunisien s’alarme de l’évolution du phénomène : entre 2014 et 2015 le nombre de suicide et de tentatives de suicide a augmenté de 170 %. Depuis janvier 2016, cette tendance se poursuit : 56 personnes se sont suicidées ou ont tenté de le faire, dont 22 par immolation.

Le sociologue Abdessatar Sahbani, auteur du rapport Suicide et tentatives de suicide en Tunisie 2015, explique que le suicide à caractère politique, connaît une croissance exponentielle. l’incompréhension voire la stigmatisation n’est pas de nature à limiter ce phénomène bien au contraire. Si les mouvements sociaux majeurs, depuis 2010, ont pris de l’ampleur à partir d’un « fait-divers », l’immolation de Mohamed Bouazizi en 2010 ou la précipitation de Ridha Yahyaoui en 2016, les suicides et tentatives de suicide ne sont que des catalyseurs et non l’essence même des mouvements sociaux.

À l’hôpital des grands brûlés de Ben Arous

À l’hôpital des grands brûlés à Ben Arous, un autre son de cloches. Dans les couloirs du bâtiment encore neuf, au quatrième étage, le chef de service, Aman Allah Messadi, nous accueille dans son bureau. « Hors de question que je vous laisse rencontrer les immolés ! » s’exclame t-il. Le docteur craint l’effet boule de neige ou ce qu’on appelle la « contagion ». Il s’agit d’une augmentation significative durant les deux à quatre semaines qui suivent la médiatisation des cas de suicides. Selon Fatma Charfi, présidente de la commission technique pour la lutte contre le suicide auprès du ministère de la Santé « les personnes souffrantes et fragiles qui ont accès à ce type d’information peuvent s’identifier au suicidé surtout si elles sont issues de la même catégorie sociale et ont les mêmes problèmes économiques et sociaux. Ainsi, elles peuvent passer à l’acte par mimétisme, surtout si le suicide a été décrit en terme positif comme le courage, un passage à la télévision de la famille ou une rencontre avec un haut responsable de l’État ».

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Pour Docteur Messadi, le suicide par immolation s’explique par « cette illusion de devenir héros, de trouver un travail et de sauver sa famille de la misère. Il faut leur dire que rien de tout ça n’est vrai. La personne qui le fait, se trouve après, dans une situation encore plus dramatique. L’indifférence s’installe progressivement parce que le phénomène devient du copier – coller. En plus le drame familial est indescriptible. La majorité se fait rejetée par les plus proches et instrumentalisée à des fins politiques par des personnes qui finissent par disparaître. A force de les voir affluer ici en espérant de voir un gouverneur ou un journaliste, nous les dénigrons complètement. S’ils pensent qu’ils vont avoir un meilleur traitement que n’importe quel autre victime de feu, ils se rendent compte rapidement ici que ce n’est pas du tout le cas ».

Dans son bureau, trois autres médecins se réunissent pour une petite pause. Les visages tendus, ils parlent de la nouvelle vague de suicides revendicatifs. « On ne prend plus de congés et les pauses se font rares à cause des suicidaires venus des régions. Ils prennent la place des vraies victimes d’accidents domestiques. Par exemple, il nous a fallu deux jours pour interner une famille avec des enfants victimes de grandes brûlures. Une seule personne immolée coûte près de 5 milles dinars par jours au contribuable et avec tout ça, ils ne sont pas contents et veulent en finir avec la vie. Qu’ils le fassent autrement et chez eux » s’écrie une des médecins de l’hôpital.

La théâtralisation, c’est sérieux !

Cette incitation au suicide « silencieux » résume bien l’état de replis sur soit que notre société est en train de vivre. Selon une psychologue, la réaction de déni ou l’accusation sont fréquents. « La première fois, les gens sont sous le choc. Ils ressentent une grande compassion surtout que l’acte de l’immolation comporte une grande souffrance. Après plusieurs immolations ou suicides, les gens commencent à construire une carapace. Car ce n’est pas possible d’arrêter de vivre à chaque immolation. Petit à petit, le public des médias devient agressif et appelle ces suicidaires à s’immoler loin de leurs yeux pour justement échapper à la souffrance et à la responsabilité collective de cet acte » explique-t-elle avant d’ajouter « le sentiment de honte et de culpabilité devient insupportable surtout devant l’absence de solutions ou de réponses claires aux revendications sociales. L’effet boule de neige fait peur aux gens qui donc évitent de parler de suicide pour limiter les dégâts. N’oublions pas que plusieurs études montrent que sur chaque tentative de suicide, 6 autres personnes tentent de se suicider. C’est l’effet Werther ».

De son coté Abessatar Sahbani, attire l’attention sur la différence entre le suicide et la théâtralisation du suicide.

A Kasserine et à Gafsa, par exemple, les jeunes chômeurs ont fait une sorte de mise en scène d’un suicide collectif. Ça ne veut pas dire qu’il faut prendre cette théâtralisation à la légère ou encore la stigmatiser. Ce qu’il faut réellement faire est de trouver des solutions réelles aux problèmes économiques et sociaux, explique le sociologue.

Loin des jugements, de la glorification ou du dénis, il est important qu’aujourd’hui nous considérons le suicide et surtout par immolation à sa juste valeur. Selon Fatma Charfi, un registre national donnerait, d’ici 2017, une visibilité statistique du phénomène et une stratégie nationale de lutte contre le suicide sera mise en place avec tous les intervenants (santé, éducation et administration). Néanmoins, la responsabilité de l’État face aux suicidés avant qu’ils passent à l’acte devient l’élément le moins évoqué par tous.