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Centrée vers elle-même, vers l’épanouissement de ses propres intérêts et sa propre jouissance, la bourgeoisie est inutile au peuple, il faut avoir le courage de l’affirmer et de l’expliciter. Il faut savoir démonter les rouages complexes d’un système fallacieux où le peuple est maintenu à sa place et la bourgeoisie à la sienne. Une révolution culturelle, une révolution des esprits, paraît plus que jamais nécessaire.

Christopher Furlong/Getty Images

Sur les étals du souk, sur les T-shirts, dans la musique populaire ou sur les murs décrépits, la figure de Che Guevara est omniprésente dans l’espace urbain tunisien. Emblême de toutes les révolutions, l’argentin guerrillero semble rester, quarante ans après sa mort, une référence morale pour le peuple de Tunisie. Or, qui aujourd’hui peut se considérer comme suivant les pas du Commendante ? Qui connaît son parcours de vie, ses idées, son projet de société ? Qui connaît les conditions d’une Révolution aboutie, telle qu’il l’a élaborée ?

Né dans la petite bourgeoisie, ce qui lui permet de brillantes études en médecine, le Che met très rapidement ses compétences au service des peuples, contre l’impérialisme américain, contre les magnats du sucre et de l’élevage, contre le système féodal des grands propriétaires terriens. Ses privilèges de naissance, Guevara n’en a cure. Ce qui compte, c’est la lutte contre l’oppresseur et ses multiples masques. En cela, il représente ce que la bourgeoisie peut produire de meilleur : des individus compétents, intellectuellement solides, parfois pionniers au service de la libération et de l’autogestion des peuples. Des intellectuels politiquement conscients qui, au lieu de s’enrichir sur l’oppression populaire en se targuant d’être l’élite, n’hésitent pas à questionner leurs privilèges et les institutions où s’opèrent la domination, qu’elles soient politiques, sociales ou culturelles.

Malheureusement, au temps du Che, le « bourgeois éclairé » était, et continue d’être, rare comme le souffre rouge. La classe bourgeoise est, la plupart du temps, un sous-groupe vivant en vase clos, incapable de questionner ses privilèges. Qui plus est, historiquement, la bourgeoisie est l’adversaire de la libération des peuples. Ou plutôt : la libération des peuples n’a d’intérêt qu’en ce qu’elle peut rapporter à la bourgeoisie. En effet, c’est la bourgeoisie nationale qui, à la décolonisation, a pris les rênes du pouvoir afin de maintenir l’exploitation des ressources et perpétuer ses propres privilèges, largement gagnées en collaborant avec le pouvoir colonial. Le peuple tunisien, pensons-nous, gagnera a mieux connaître les penseurs de la décolonisation africaine, Frantz Fanon en tête, pour mieux parvenir à démasquer les vélléités anti-révolutionnaires de la bourgeoisie tunsienne.

Déjà, la bourgeoisie nationale n’est pas, sauf exceptions, créatrice de ressources nouvelles.

La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est toute entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Etre dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le système d’embargo installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé le choix. F. Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.

« Etre dans le circuit, la combine ». Comment ne pas voir, en Tunisie, à quel point cela est vrai. Dans d’autres pays postcoloniaux également, peut-on constater « l’émergence dans tous les pays nouvellement indépendants, à plus ou moins brève échéance, d’une nouvelle classe bourgeoise parasitaire improductive qui a remplacé la classe dominante européenne du temps de la colonisation (…) Cette bourgeoisie est stérile; elle ne sait rien faire d’autre que piller la rente et spéculer. Le système qu’elle a mis en place n’est pas basé sur la promotion des compétences et le mérite. Bien au contraire, il a besoin de l’allégeance aveugle et de la soumission sans conditions ».1

Selon Fanon, la bourgeoisie peut être créatrice d’idées nouvelles, un laboratoire d’idées pour le peuple, une moteur tirant le pays vers l’avant. Mais pour cela elle doit se mettre au service du peuple. Dès lors qu’elle bascule dans l’accumulation du capital, l’accaparement des ressources, qu’elle renie donc sa fonction pionnière, elle devient néfaste et indésirable.

Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales écrit Frantz Fanon. Nous verrons malheureusement que, assez souvent, la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s’enfoncer, l’âme en paix, dans la voie horrible, parce qu’anti-nationale d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise. F. Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.

Les déconstructivistes, également, peuvent être une référence importante si l’on veut mieux comprendre les rapports de force cachés – habilement dissimulés – qui permettent la domination d’une classe sociale sur une masse puissante mais malheureusement peu consciente de sa puissance. Relisons Bourdieu et sa critique des institutions comme lieux de violence symbolique et persistante contre le peuple. Pour les sociologues de la déconstruction, le pouvoir de domination, afin de mieux s’exercer, a besoin de relais dans tous les secteurs. Pour cela, il s’agit d’exercer constamment une « violence symbolique », un « soft power » dirait-on aujourd’hui, afin de réaffirmer qui est dominant et qui est dominé. Dans l’éducation, c’est l’école qui perpétue la différenciation entre le dominant et le dominé : l’école ne libère pas l’oppressé mais maintient l’exploitant et l’exploité à leurs places respectives, celle de leurs parents par ailleurs. L’appareil judiciaire, également, est autant instituée pour rendre justice que pour condamner celui qui conteste sa position d’opprimé. Comment autrement comprendre que le pauvre qui vole soit condamné ? Aussi, l’institution culturelle, portée par le bourgeoisie et par l’Etat qui la maintient, a pour rôle très exactement de créer une distinction factice entre ce qui relève d’une science « noble », c’est à dire produite par et pour les riches … et la culture « populaire », souvent un peu niaise, produite par et pour le peuple : rap, graffiti, musique de variété, TV réalité, etc. Parfois cette distinction est plus dissimulée : l’institution culturelle peut pousser la dissimulation jusqu’à se targuer de représenter le peuple. Elle pourra même abriter, par exemple, une exposition temporaire sur les graffeurs de la Révolution. Il ne faut pourtant pas se laisser duper. Il ne faut pas perdre de vue qu’en tant que base avancée du pouvoir bourgeois, la vocation d’une institution culturelle n’est pas de laisser éclore la culture populaire mais de la circonscrire pour mieux la maîtriser, la contrôler.

Beit el-Hikma, CC-BY-SA-3.0, Wikimedia.

L’exemple des institutions culturelles tunsiennes: Beit el-Hikma

D’abord, notez la gêne, voire la levée de boucliers lorsqu’on se permet de s’attaquer aux institutions bourgeoises : serions-nous les ennemis de l’intellect, de la pensée éclairée, des figures nationales prestigieuses, comme Djaït, Talbi ou Arkoun ? Serions-nous au service d’un agenda anti-démocratique, voire islamiste ? Et puis qui sommes-nous pour critiquer ? Pour qui se prend-on ? Quelle arrogance !, etc.

En effet, il n’est pas aisé de critiquer la classe dominante et les institutions qui leur permettent leur assise sociale sans qu’elle ne contre-attaque, taxant d’obscurantistes ceux qui osent leur tenir tête. Aussi brillants que peuvent être les intervenants des institutions culturelles il n’en demeure pas moins qu’ils sont, inconsciemment sans doute, au service de la perpétuation de la domination de leur classe.

Pour incarner nos propos, prenons un exemple bien tunisien, celui de la prestigieuse Beit el-Hikma.

D’un point de vue historique et géographique, Beit al-Hikma est tout un symbole. Non pas de la Sagesse des forums d’échange andalous comme son nom se targue de l’être, mais de l’oppression populaire. Le lieu d’accueuil de Beit el-Hikma, le palais Zarrouk, fut construit vers 1860 en reconnaissance au général Ahmad Zarrouk, qui venait de mater dans le sang la révolution d’Ali Ben Ghedhahem, chef de la tribu des Mejer de la région de Kasserine. Cette révolte, légitime et populaire, s’était déclenchée contre le pouvoir beylical qui venait d’imposer un doublement des impôts. Le peuple, affamé, se révolte. Ali Ben Ghedhahem, véritable héros de la révolution populaire, est arrêté, incarcéré et torturé à mort. Il est donc très étonnant, à ce sujet, que le palais Zarrouk et l’Institution qui l’abrite fièrement puisse envisager d’être tournée vers le peuple alors qu’elle a pris résidence sur le symbole-même de de l’oppression d’une révolution partie de Kasserine et du sang versé. C’est un peu comme si le Sacré Coeur de Paris, symbole de la répression contre la Commune, se targuait d’être le symbole de la démocratie, de la démocratisation des sciences et de l’élévation intellectuelle peuple, sans réaliser que cela pose un petit problème historique.

Pourtant, en effet, le programme de Beit al-Hikma peut donner l’impression que cette institution est tournée vers la culture populaire : en effet, une grande part est donnée à la science, la philosophie et la langue arabe où à l’interprétation coranique. Cependant, et c’est là qu’il est primordial d’aiguiser sa connaissance des perversités d’un système d’oppression : une institution culturelle ne nie pas un héritage populaire – ce serait trop facile de la démasquer – mais se l’accapare. En produisant un discours sophistiqué et inaccessible au peuple, l’institution bourgeoise s’approprie la culture nationale pour mieux se placer comme intermédiaire entre l’Etat et le peuple, entre le peuple et sa propre culture. Tout comme le colon faisait sien le patrimoine du pays colonisé (le terme de « patrimonialisation » forcée est utilisé en ce sens), la bourgeoisie qui en a pris les privilèges a besoin de s’accaparer la culture populaire, avec son langage propre, parfois même avec sa langue propre (ici, le français), pour mieux la contrôler et donc mieux asseoir sa domination.

Lorsqu’ils sont admis en ce lieu, les académiciens et autres membres honorifiques, pensons-nous, qu’ils soient issus de la bourgeoisie ou « acceptés » gracieusement parmi eux, doivent absolument devenir conscients du rapport de force et des tensions qui s’y opèrent : ils pénètrent en un lieu où se pratique et se perpétue une violence symbolique à l’égard des masses maintenues dans leur condition. Ils contribuent au détournement et à l’accaparement du savoir populaire, qu’ils « recodifient en langue bourgeoise ». Une prise de conscience est nécessaire. Le moment des petits-fours avec vue sur la mer, est le moment de la jouissance d’une bourgeoisie fière, arrogante, dominante. C’est le moment gênant de l’entre-soi, c’est le malaise d’une révolution qui n’a pas réussi à inverser le rapport de force entre dominants et dominés. Le nier, le refouler, c’est participer à une véritable contre-révolution, douce, cachée, mais dont la violence est pourtant bien réelle.

Il ne sera pas, évidemment, impossible pour le bourgeois non conscient d’être redevable au peuple pour ses privilèges, de rendre au peuple ce qui est sien, à savoir les ressources, la culture, la spiritualité qui est sienne. Cette bourgeoisie nationale, inconsciente du mal qu’elle prolonge (rarement l’oppresseur se considère comme tel), ne pourra que trouver ces idées insultantes, grotesques, fallacieuses. Ce n’est que par la revendication populaire que le renversement est possible, en exigeant que les responsables institutionnels soient élus, par référendum, ou nommés en vertus des services rendus au peuple. Il faut savoir dire « ça suffit » à la bourgeoisie qui vit en vase-clos, qui se perpétue en nommant ses pairs aux postes-clé des institutions, sans consultation populaire. Il faut, surtout, cesser une bonne fois pour toutes de porter une admiration à leur encontre, à leurs manières, à leur sophistication.

Non, donc, la bourgeoisie n’est pas une sorte de « haut du panier » du peuple, tirant le pays vers l’avant. La bourgeoisie nationale d’un pays postcolonial ne l’a jamais été. Ceux qu’on appelle parfois « société civile » ou « technocrates » ont d’autres intérêts que celui du peuple tunisien : maintenir un status quo autour de leurs privilèges et leur mode de vie, leurs revenus et leurs valeurs libérales occidentales.

Non, la bourgeoisie ne doit pas faire rêver les tunisiens. Certes, parfois, cette classe sociale n’est pas innaccessible, on peut, par persévérance et en actionnant le réseau des connaissances, être admis dans le cercle fermé. Mais cela ne doit plus être symbole de réussite que de « devenir » bourgeois, mais au contraire susciter méfiance, voire une forme de dédain. C’est à ce prix que le renversement sera possible.

Oui, une société peut vivre sans bourgeoisie patronisante et auto-centrée. En se réappropriant les ressources intellectuelles, le peuple peut exiger, par exemple, que les institutions soient constituées par référendum, en décentralisant et qu’elle fonctionnent sur la base de programmes (thème cher à Fanon) élaborés par et pour le peuple.

Certes, il ne faut pas instituer une sorte de « délit de bourgeoisie » où, en raison de sa provenance aisée, certains postes seraient refusés. Il faut plutôt oeuvrer au principe d’égalité, où le bourgeois et le candidat du peuple doivent, non pas faire valoir ou changer leur statut social, mais montrer en quoi leur candidature est orientée vers le peuple. Retrouver la fierté de représenter le peuple, en somme. Tunisiens, comment peut-on supporter l’arrogance d’un Beit el-Hikma, pire, comment peut-on regarder avec admiration une institution où les membres sont soit cooptés, soit nommés par amitié ou sentimentalisme ? N’est-ce pas une honte pour une nation que se targue d’avoir fait une « Révolution » que d’accepter cela ? En quoi cette institution représente-elle un tant soit peu le peuple ? En quoi le savoir, la « sagesse » qui y est brassée comme du vent parfumé au jasmin, sont-ils orientés vers l’amélioration réel et concret (et non par les mots) du sort de la population Tunisienne ?

Note

1. « La Nouvelle bourgeoisie parasitaire ou le règne des Baggarines », le Quotidien d’Algérie, 09/05/2013.