L’expérimentation du devenir socio-historique ne cesse de se reproduire dans ce petit laboratoire de l’universel qu’est la Tunisie. La résistance des dominés, en tant qu’action pratique qui puise dans un ethos d’insoumission incorporé, ne cesse de fournir les preuves que l’histoire continue de se dérouler. Et au mépris de la bien-pensance prédominante et de l’idée qu’elle se fait, produit et reproduit de l’histoire, celle-ci est loin d’être un long fleuve tranquille qui suit sereinement son cheminement linéaire. Elle ressemble trop, en réalité, à l’infrastructure routière de la Tunisie : Elle est sinueuse et abrupte, avec son formidable lot de ruptures et de continuités, et de ruptures dans la continuité et de reproductions continuelles des ruptures.
Dites-vous que cette histoire que je raconte de l’Histoire n’est qu’histoires en l’air. Dites que l’histoire est un vrai casse-tête si ça vous chante, mais elle est ainsi faite, ou plutôt c’est ce qui conditionne le sens même de sa marche. Car ce sont les luttes mêmes qui se déroulent sous nos yeux, dans la mesure où les subalternes qui les mènent ne sont pas encore prêts à jeter l’éponge et à cautionner le règne absolu d’une domination qui se veut incontestée et incontestable, et donc à faire en sorte que s’opère la transformation dont parlait Bourdieu des champs dominants en appareils de répression systématique, qui fait que l’Histoire continue à suivre son cours. Au tout début il a été question de “ce petit laboratoire de l’universel qu’est la Tunisie”, car il s’agit bien de réfléchir sur les mouvements sociaux qui se jouent en son sein, pas en tant qu’entité territoriale isolée, mais en tant qu’infime parcelle d’un champ de luttes beaucoup plus vaste qui englobe le monde entier. Car s’il y a une chose sur laquelle il faut convenir, c’est bien celle de prendre acte que Kerkennah, Kasserine, Paris, Bagdad, le Caire et j’en passe, ont quelque chose de commun. Sans verser dans un internationalisme à la veine marxiste vieux jeu, il faut plutôt prendre conscience de l’universalité des luttes qui foisonnent violemment dans l’espace-monde, en tant que produit dérivé du système-monde, sinon en tant que réaction en chaîne provoquée par le règne inique du système-monde. Et parallèlement, il semblerait qu’une universalité des pratiques répressives et régressives du côté des oppresseurs se dévoile très rapidement au gré de l’intensification de la guerre que livre les classes subalternes à leurs dominants : Toutes choses étant égales par ailleurs, il faut dire qu’il n’y a rien de fondamentalement différent entre un flic français tabassant un lycéen à coups de matraque et ses homologues tunisiens qui déferlent sur une île paisible pour y casser du chômeur.
Pareillement, il n’y a rien de fondamentalement différent, dans l’ordre du discours, entre la criminalisation, voire la djihadisation des mouvements sociaux en Tunisie par les chiens de garde médiatiques locaux et les interjections d’horreur et de réprobation des BFM français. Et c’est un bon vieux camarade de route aux méninges hypertrophiées et au verbe haut, répondant au nom de Frédéric Lordon, qui disait il y a quelques jours à République :
On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil. Vient fatalement un moment où les têtes se redressent et redécouvrent pour leur propre compte l’immémorialité de l’insoumission et de l’affranchissement.
Il aurait tout aussi bien pu parler de la Tunisie en disant par exemple «On ne tient pas éternellement une société avec Nessma TV, de la flicaille et du foot». Quant à « l’immémorialité de l’insoumission et de l’affranchissement », on ne saurait finir d’énumérer toutes les séquences événementielles en Tunisie qui ressemblent très clairement aux séquences historiques des luttes actuelles. 1864, 1906, 1978, 1984, 2008, 2010, 2011, 2016… Si on pouvait se soustraire un peu à l’arbitraire de la nomination numérique des années, on serait aisément tenté de dire que toutes ces dates n’ont en réalité qu’une seule et unique dénomination possible : La résistance des opprimés. C’est que l’histoire des luttes, bien que mobile du point de vue de la temporalité des structures objectives de domination et des structures cognitives d’incorporation subjective de la domination objectivement exercée, reste au fond porteuse d’une même substance qui fait que la reproduction de l’oppression reproduit la soumission en tant que disposition capable de basculer à tout moment à une insoumission franche et totale.
Et on voit très bien les pesanteurs de la mémoire des luttes antérieures, de ses vétérans et de ses figures de proue, dans la stratégie mémorielle des acteurs mobilisés : Les figures d’une “Gafsa rebelle”, d’une “Kasserine victime” et d’une “Kerkennah ayant enfanté le père du syndicalisme tunisien”, s’inscrivent dans une histoire subjectivée par les classes dominées mobilisées, donc une histoire à laquelle ils donnent un sens plus ou moins invariable. Ce qui donne un sens aux propos que tenait notre illustre camarade français sur « l’immémorialité de l’insoumission », c’est-à-dire une immémorialité perçue et ressentie dans le cadre d’un travail social de construction d’une mémoire collective spécifique à un groupe social ou territorial.
«Ahom ahom, l’Fraichîch ahom !», ce cri menaçant qu’exhalaient les gorges des jeunes Kasserinois qui poursuivaient les flics lors du dernier soulèvement de Kasserine de janvier 2016, relève d’une stratégie mémorielle inconsciente qui invoque la figure immémorielle des ancêtres insoumis. Les acteurs des mouvements sociaux, sans forcément en avoir la conscience, fournissent les preuves empiriques de cette insoumission immémorielle. Déjà faut-il parler d’insoumission, de révolte, de mouvements sociaux, de soulèvement, ou terme qui risquerait fort de terrifier les esprits chagrins des réactionnaires du monde de révolution ? Evitons le risque de parloter au sujet de la terminologie choisie quant à la qualification des luttes en cours, car ça risque de n’aboutir qu’à des balbutiements sans conséquence réelle au niveau de l’intelligibilité de la chose. Contentons-nous de nous entendre sur le fait que le spectre de la révolution hante les mouvements sociaux qui se déroulent sous nos yeux, dans la mesure où leurs protagonistes se perçoivent comme en train de faire une révolution et leurs antagonistes en train d’y faire face. Pour ce qui est de la Tunisie, on ne cesse d’appeler à une seconde révolution chez les uns et d’anticiper les “méfaits” éventuels d’une telle perspective chez les autres. Une chose est pourtant bien sûre : Les deux groupes se gourrent quant au sens qu’il faudrait donner au terme “Révolution” pour bien l’appréhender, car ils se partagent tous les deux une conception de la révolution qui la cantonne dans une temporalité bien délimitée : “La révolution tunisienne a eu lieu entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011.” Le soucis c’est que, si une telle représentation sied bien aux intérêts des groupes sociaux dominants, de leurs cerbères, laquais, bouffons et fidèles serviteurs, elle nuit dangereusement à ceux auxquels on confie la charge de la révolution en tant que processus de transformation sociale.
Qu’on ne s’y méprenne plus : La révolution est un processus long et fougueux, un peu comme l’Histoire. Ou disons plutôt que c’est une longue chaîne de processus aboutissant les uns aux autres, prenant forme en des séquences historiques dans lesquelles la lutte des classes prend une ampleur paroxystique. Et c’est déjà une preuve bien suffisante quant à l’aspect processuel de la révolution que de constater la résurgence des mêmes luttes sociales aujourd’hui même, en 2016…
Mais soufflons quelques mots entre nous, camarades de gauche qui entendons et prétendons avoir une vision de gauche sur le monde-fait-choses et d’y réfléchir comme y réfléchissent les gens de gauche qui aspirent à la réalisation d’un projet politique de gauche, et discutons révolution, étant donné que celle-ci ne peut être revendiquée par un autre camp politique que celui de la gauche. Posons-nous les bonnes questions : Peut-on vouloir, dans les conditions actuelles des rapports de force induits par la structure actuelle de la domination politique, économique et symbolique, faire la révolution ? Si oui, est-on capable de mener à bien ce projet de transformation sociale ? Et qui est ce “on” ? La révolution étant essentiellement, du point de vue de notre perception qu’on veut de gauche du moins, un projet politique universel, est-on en mesure de construire les ponts nécessaires à l’élargissement des possibilités du devenir historique escompté ?
S’il est bien trop difficile de répondre à ces questions, sinon qu’au prix d’une longue série d’expérimentations historiques et d’un grand travail de débat politique (le vrai débat politique citoyen, pas ce débat-simulacre insipide qui trône dans les plateaux télé), il est tout de même légitime à l’heure actuelle de poser ces questions, sinon d’envisager de les poser. Pourquoi cette circonspection en apparence excessive dans l’énonciation de cette question des questions à poser ? Parce que les luttes sociales menées au sein des mouvements sociaux actuels qui se multiplient dans le monde, demeurant révélatrices quant au ras-le-cul général qu’éprouvent les subalternes à l’égard de la nouvelle variante extrêmement laide du capitalisme mondial qu’est le néolibéralisme, ne se sont pas encore cristallisées en une force d’affirmation. Pour la plupart, elles restent inscrites dans un cadre revendicatif, c’est-à-dire cantonnées dans une dimension purement protestataire qui n’a pas encore formule une hypothèse de rupture radicale avec l’ordre dominant. Alors tachons peut-être à commencer par nous poser cette question : Sommes-nous vraiment en train de faire quelque chose ?
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