L’actualité de cette semaine ne m’inspire pas. Pas du tout. Le babillage public qu’on appelle prétentieusement « débat national » me laisse aussi froid que la banquise. Aussi, je saisi l’occasion pour entamer, avec vous, une étude sur les animaux : un bestiaire de l’animal politique et administratif tunisien. Je dis tunisien mais je veux simplement dire que l’on trouve abondamment sur le territoire de l’actuel Etat tunisien (j’allais écrire – pour rire – de la Tunisie « trois fois millénaire »…).

Aujourd’hui, je vais vous parler du rampeur, une espèce pullulante d’acarien, caractérisé comme son nom l’indique par sa faculté de ramper devant l’autorité. Loin d’être spécifiquement tunisien, cet animal ne cesse d’exister partout ailleurs depuis la nuit des temps. S’il est en effet capable de se reproduire et de survivre dans n’importe quelle condition, l’éco-système dans lequel il s’épanouit est constitué des sphères politiques et bureaucratiques dont il semble être organiquement constitutif.

A l’instar de nombreuses espèces vivantes, cet animal est assez trompeur. Dans certaines situations, il peut sembler un être humain comme un autre ; on peut même lui croire de la dignité. Cependant, à peine se trouve-t-il en face d’un représentant du Pouvoir qu’il se métamorphose ou, plutôt, qu’il retrouve sa véritable identité, en l’occurrence celle de l’être rampant. Le rampeur a une façon propre à lui de se procurer son alimentation qui lui fournit d’ailleurs l’un de ses noms populaires : le lécheur (la7ass, subst. tal7iss) ou le lèche-bottes.

Si, pour des raisons morphologiques, il n’est pas en mesure de s’aplatir au niveau requis, alors le rampeur devient un demi-rampeur, obligé pour se nourrir de s’élever jusqu’à la partie charnue qui sépare le bas du dos du haut des cuisses du représentant de l’ordre auquel il a jugé bon d’exprimer son allégeance. On reconnaît également cet animal à la vélocité avec laquelle il se déplace. Je dirais avec le poète qu’il est « toujours en avance sur ses excréments » (René Char). Dans la grande famille des rampeurs, je me dois d’évoquer aussi cette espèce inférieure communément appelée « serpillière » – parfois « paillasson » -, une sale race je dois dire qui, outre sa propension naturelle à vivre au ras du sol, n’aime rien tant que de se faire marcher dessus par les puissants.

Mais qu’on ne se trompe pas. En dehors de cette dernière et pitoyable espèce, le rampeur, tout méprisable qu’il soit, entretient avec son milieu une relation symbiotique qui peut lui être tout à fait profitable. Plus encore, s’il est habile, l’obséquiosité qu’il manifeste à l’égard de l’autorité lui permet d’acquérir à son tour une infinité de pouvoirs. Voici ce qu’en disait déjà le baron d’Holbach, moins de deux ans après une autre révolution :

De tous les arts, le plus difficile est celui de ramper (…). La nature a mis dans le cœur de tous les hommes un amour-propre, un orgueil, une fierté qui sont, de toutes les dispositions, les plus pénible à vaincre. L’âme se révolte contre tout ce qui tend à la déprimer ; elle réagit avec vigueur toutes les fois qu’on la blesse dans cet endroit sensible ; et si de bonne heure on ne contracte l’habitude de combattre, de comprimer, d’écraser ce puissant ressort, il devient impossible de le maîtriser. C’est à quoi le courtisan s’exerce (…). C’est par ces efforts héroïques, ces combats, ces victoires qu’un habile courtisan se distingue et parvient à ce point d’insensibilité qui le mène au crédit, aux honneurs, à ces grandeurs qui font l’objet de l’envie de ses pareils et celui de l’admiration publique. Paul Henri Thiry d’Holbach, Essai sur l’art de ramper à l’usage des courtisans, décembre 1790

Dans le même sens, on trouve cette remarque fort intéressante  au chapitre « parasitisme » de l’encyclopédie en ligne Wikipedia : « De nombreux parasites peuvent modifier le comportement de leur hôte, à l’avantage du parasite, phénomène maintenant classé parmi les interactions durables. » On peut en dire autant du rampeur dans sa relation au pouvoir, ce qui lui permet d’ailleurs de se targuer de réalisme et d’efficacité face aux rêveurs révolutionnaires qui choisissent de vivre debout.

De fait, extrêmement répandu chez nous sous le règne de Ben Ali, le rampeur a semblé en voie d’extinction aux premiers temps de la révolution. Cependant, dès que celle-ci a manifesté des signes d’essoufflement, on a pu le voir se multiplier à nouveau à une vitesse extrême. Plus étonnant encore (enfin, pas tant que ça …), faisant fi de toute fierté, certains des plus vaillants opposants au régime de Ben Ali ne se déplacent désormais qu’à plat ventre lorsqu’ils se trouvent en présence des nouveaux dignitaires de l’Etat. On peut donc conclure cette rapide présentation du rampeur par une hypothèse forte : le climat révolutionnaire – trop chaud, sans doute – ne convient guère à cet être vil, tandis que la grisaille automnale qui accompagne le rétablissement de l’autorité et de l’ordre, favorise considérablement sa reproduction.

Une prochaine fois, je vous parlerai de cet autre animal qui a la particularité d’avoir les dents qui rayent le parquet quoique nous n’ayons pas de parquets en Tunisie.

Sadri Khiari rampeur 2