Parfois accompagnés d’adultes, le plus souvent seuls, les enfants mendiants sont de plus en plus nombreux à Kasserine. Non seulement dans la ville mais aussi dans les villages alentours. Sur la grande avenue du centre-ville, devant les cafés populaires et les fast-foods, ils sont par groupes de trois à quatre. À quelques mètres du seul et unique supermarché, ils se relayent devant la porte principale et sollicitent les clients gênés de voir l’enfance confisquée par la misère, «100 millimes pour acheter du pain ! Que Dieu vous garde ! ».

« J’ai 5 ans et je mendie tous les jours ! »

« Je m’appelle Melika. J’ai 5 ans. Je mendie pour acheter des médicaments à ma sœur malade. C’est ma mère qui m’a demandé de le faire. Des jouets à la maison ? Non, j’en ai pas. L’école ? Oui je suis en sixième année… » Melika a probablement inventé la maladie de sa sœur et n’est certainement pas en sixième année. Pour échapper aux curieux, les enfants de la rue utilisent des ruses. De fausses identités, de fausses adresses et parfois un faux vécu. On ne sait jamais s’ils disent vrais ou récitent un scénario appris par cœur.

Ici, les enfants mendiants ne font jamais confiance aux « étrangers ». Ils ont constamment peur de se faire arrêter par la police. Malgré leur jeune âge, ils prennent leur activité au sérieux, un vrai travail qui a ses codes et ses secrets. Même devant une caméra, ils ne revendiquent rien. Ils ont les pieds sur terre et se contentent de quelques millimes jetés par les passants. Ils se déplacent en groupe et se protègent les uns les autres. Echangent des signes visuels et des sifflements si un étranger les approche et deviennent agressifs si jamais celui-ci se fait curieux.

Aymen Abbassi, président de l’association 23 décembre pour la protection des enfants compte parmi les rares militants de la région à s’intéresser aux enfants de la rue. « Le nombre d’enfants mendiant est en augmentation constate-t-il, ce phénomène est principalement dû la pauvreté des familles, l’abondant scolaire très élevé à Kasserine et l’absence d’un encadrement fort de l’État. » Et d’affirmer que « la quasi-totalité des actions faites au profit de l’enfance dans la région est entièrement financée par des bailleurs de fonds étrangers ».

État absent et peu de moyens consacrés à l’enfance

À Kasserine, deux centres peuvent prendre en charge les enfants de la rue. Le premier est le centre de soutien aux familles nécessiteuses. Basé à Cité El Zouhour, le quartier le plus pauvre du gouvernorat, sa capacité d’accueil limitée ne satisfait plus la demande croissante. Le deuxième est le centre d’intégration des enfants et des adolescents. Situé au centre-ville, le centre est fermé depuis 2012, officiellement pour réaménagement. Le Centre intégré de la jeunesse et de l’enfance ( CIJE) à Kasserine accueillait près de 103 enfants répartis sur huit unités. En 2012, le ministère a ordonné la démolition du vieux bâtiment. Depuis, les enfants sont affectés aux CIJE du Kef, Sidi Bouzid, Sfax et même Ben Arous. Les travaux de construction d’un nouveau centre n’ont pas encore commencé mais sont prévus, d’après le site officiel du ministère de la Femme,  pour septembre prochain.

« Les enfants arrêtés parfois par la police sont enfermés dans les geôles avec des adultes. Nous comptons aussi un grand nombre d’enfants toxicomanes, d’autres alcooliques » constate le président de l’association 23 décembre. « Même le milieu scolaire est devenu très propice à la violence et perméable aux drogues ajoute-t-il, les seules structures culturelles actives dans le domaine de l’enfance sont privées et ne sont pas préparées à recevoir des enfants en danger ; l’État est complètement absent ».

Thameur, 11 ans, est un élève de 3ème année primaire. Avec sa sœur Israa, 5 ans, et son frère Makrem, 10 ans, ils passent la journée dans la rue à mendier. « Je n’ai pas de père. Je vis avec ma mère et deux autres frères handicapés, âgés de 17 et 18 ans » raconte Thameur. « Je suis obligé de mendier pour subvenir aux besoins de ma famille. À la maison, il y a rarement de la nourriture : avant d’aller à l’école, nous passons des heures à mendier de quoi manger » continue-t-il, avant d’avouer que ce qui le gène le plus, ce sont les regards des camarades de classe : « Ils se moquent tout le temps de mon pantalon troué, j’espère pouvoir en acheter un autre … » Son frère Mehrez compte parmi les élèves les plus brillants de l’école, « avec 17 de moyenne au premier trimestre 2016 ». Pendant ses heures de mendicité, il garde son tablier et ses cahiers près de lui. À ses côtés, sa sœur est intimidée par notre présence. Elle garde le silence tout au long de la rencontre puis murmure « moi, je veux une poupée qui chante ».

Ezzine Najlaoui, délégué de l’enfance à Kasserine, reconnaît les moyens faibles de l’État et pointe le manque de coordination entre les ministères. « Je pense que le phénomène des enfants de la rue, à Kasserine et en Tunisie, ne pourra être résolu qu’avec une stratégie globale. Malheureusement, chaque ministère agit seul et en totale rupture avec la réalité et les spécificités de chaque région » dénonce-t-il. « Malgré les nombreux dispositifs législatifs et les mécanismes de protection de l’enfance, la pratique reste limitée et déformée par la mentalité encore peu imprégnée par la culture des droits de l’homme et surtout des droits de l’enfant. D’ailleurs, vous n’avez qu’à comparer les budgets alloués à la militarisation de la région et ceux consacrés au développement, à la culture et à l’éducation » conclue le délégué qui ne dispose même pas de voiture pour aller au secours des enfants en danger.