Mardi 17 mai, l’Instance Supérieure Indépendante des Elections (ISIE) a organisé une table ronde. A l’ordre du jour : la restitution de la nouvelle feuille de route des élections municipales et annonce de la date butoir du 26 mars 2017. Enjeu majeur pour la transition démocratique tunisienne, ces élections marqueront un tournant historique porteur de changements radicaux dans la gestion des communes. Elles permettront à tous de voir le reflet direct des grandes évolutions enregistrées depuis la révolution sur la vie quotidienne des citoyens au niveau local. Pourtant, les chaînes dominantes ne semblent pas lui consacrer autant d’importance que les faits divers.
Les Municipales, loin d’être une priorité
Sur Watania 1, le Journal de 20h a préféré ouvrir sur : « Hammam Leghzaz-Nabeul : décès d’une jeune fille après un incendie… Les chemins étroits des constructions anarchiques entravent l’intervention de la Protection Civile ». C’est dans un mépris total de la règle fondamentale de la hiérarchisation de l’information, consistant à placer l’information la plus importante au début, que la rédaction du Journal de 20h a procédé. Viendra ensuite un compte rendu de la table ronde de l’ISIE et ses annonces, suivie par une animation graphique explicative. Cette actualité semble être encore moins importante pour la rédaction de Nessma. Traitée en quatrième titre des News de la chaîne privée, elle est précédée par deux faits divers et une information. L’enlèvement d’un enfant et sa décapitation passent en premier, l’incendie de Hammam Leghzaz en deuxième et la pénurie d’huile végétale subventionnée en troisième. Et encore… El Hiwar Ettounsi fait pire. Dans la partie consacrée au débat qui représente 75% de sa durée totale, l’émission 24/7 a préféré s’intéresser au fait divers de l’infanticide de Mellassine et surtout les tractations politiques de la coalition au pouvoir. Le même fait divers passe en premier dans son journal « 24 heures ». Durant 20 minutes, cinq titres ont devancé celui du planning des élections municipales. Le 20h d’Attessia Tv place le fait divers sur l’homicide de Mellassine en troisième position après la table ronde de l’ISIE et le dernier rapport de l’Institut National des Statistiques. Les faits divers commencent à s’installer comme une composante essentielle des journaux télévisés tunisiens.
« Des faits qui font diversion »
Quand il s’agit de réflexion sur les faits divers, une référence s’impose : « Sur la télévision », essai du sociologue Pierre Bourdieu, paru en 1996. Il analyse les effets du recours au fait divers (p. 18) : « La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques ». Dans le même essai, Bourdieu évoque les motifs de l’intérêt de la télévision pour le fait divers (p. 59) : « Poussées par la concurrence pour les parts de marché, les télévisions recourent de plus en plus aux vieilles ficelles des journaux à sensation, donnant la première place, quand ce n’est pas toute la place aux faits divers ou aux nouvelles sportives ». Bourdieu résume sa réflexion sur la question en un jeu de mots : « Les faits divers, ce sont des faits qui font diversion ».
D’un point de vue légal, le cahier des charges des chaînes privées, élaboré par la Haute Autorité Indépendante de l’Information et de la Communication (HAICA), les engage dans son article 24 à « ne pas exploiter la détresse des personnes comme matière à sensation dans les émissions ». Mais le cadre légal relatif à la régulation a souvent été bafoué. Le régulateur est souvent ciblé par des campagnes de dénigrement. Et ce n’est pas l’autorité politique hostile à la régulation qui l’aidera à remédier au problème.
Bourdieu à bien dénoncé le rôle pernicieux, voir d’abêtissement et de “débilisation” des masses par les médias, mais il est dommage de ne pas utiliser sa grille d’analyse pour dénoncer le rôle fasciste de nos medias, au moins pour éduquer les masses? Est-ce trop compromettant? Est-ce très dangereux? Nos médias et nos journalistes nese vantent-ils pas de la liberté des médias et de la”liberté d’expression”?