Il est bientôt midi, et le va-et-vient incessant ne donne pas une minute de répit à Saïd, à la caisse de son épicerie, à La Fayette (Tunis). Il y a cette femme qui, tout droit sortie de sa cuisine, vient acheter de la tomate concentrée : « vite s’il-te-plait, le repas est sur le feu, je dois remonter ». Il y a ce jeune homme, qui travaille dans le coin, et qui préfère pour son repas se contenter d’un sandwich harissa/fromage que va lui préparer Mehdi, un employé de l’épicerie, en quelques secondes. Ou encore, ces dizaines et dizaines de visages qui se succèdent, venus acheter une, quatre, ou parfois dix baguettes.

Derrière le comptoir, Saïd est au taquet. « Bonjour Si Abdelaziz, comment ça va aujourd’hui ? », « Je note, 3 dinars et 450 millimes, tu me les rendras plus tard », « Mehdi, viens là, sers la dame », « Toi, qu’est-ce que tu as ? Un yaourt et une bouteille d’eau, au suivant ! ». Ses lunettes aux verres épais et sa moustache, lui donne un air austère. Ou la fatigue, peut-être. « Je travaille depuis l’âge de 11 ans, aujourd’hui j’en ai 58 », note-t-il alors qu’il tente d’attraper un paquet de biscuits sur l’étagère bleu ciel. « J’ouvre à 6h30, et ferme à 21h00 ». Le défilé se poursuit, mais il tempère : « il y a un pic de fréquentation entre 12h00 et 13h00, mais après, il y a beaucoup moins de monde ». Son regard s’échappe : le jeune apprenti marmonne quelque chose suite à une remarque d’une cliente. Saïd n’aime pas ça. « Travail en silence ! », lui rétorque-t-il. Une occasion de se plaindre de ses employés : « On ne peut plus faire confiance à personne, récemment j’ai viré un jeune garçon que je venais d’embaucher car il m’avait volé des cigarettes. Et puis, ils trainent, ne sont pas patients avec les clients, veulent travailler le moins possible. Non, non, ce n’est plus comme avant ». Saïd est bien pessimiste ce jour-là. Tout va mal. A commencer par sa caisse.
Supermarchés VS Epiceries
En effet, depuis la multiplication des centres commerciaux, les épiciers accusent une dégringolade de leurs recettes. Rien qu’à La Fayette, plus de cinq supermarchés y sont installés. « Les gens ne font plus les grandes courses chez nous, ils viennent ici quand il leur manque un ou deux produits », regrette Saïd dont le métier évolue au rythme des mutations du quartier et de la société. De moins en moins d’habitants et de plus en plus d’entreprises, alors forcément, les liens ne sont plus les mêmes.
Même constat à Alain Savary (Tunis) dont le quartier s’est littéralement transformé en quelques années : « il y a beaucoup de gens de passage, qu’on voit une fois et qu’on ne reverra plus, les employés des entreprises alentours… et c’est tout. Les familles ont disparu », observe Rachid qui tient une épicerie avec son frère depuis une vingtaine d’années. Il se souvient d’une époque où il pouvait encore embaucher des employés. Aujourd’hui ce n’est plus possible.
Pourtant, Rachid garde la tête haute et continue à accueillir sa nouvelle clientèle avec le sourire. Il aimerait pourtant que les gens se mobilisent et que l’Etat intervienne. « Si les gens achetaient moins dans les grandes surfaces, on n’en ouvrirait pas autant. L’Etat devrait réglementer le nombre de supermarché sur un périmètre déterminé, et encourager les petits commerçants en leur proposant des avantages fiscaux », note Rachid, dont le père était déjà épicier. Tout comme Saïd, les épiciers rencontrés sont originaires de Jerba, là où la culture du commerce se transmet de génération en génération. A La Fayette, l’épicerie ne désemplit pas, ce qui n’empêche pas Saïd de grogner : « Les charges augmentent, les impôts aussi, comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? ». Et de poursuivre : « Il y a de nombreux produits dont le prix est fixé par l’Etat, est-ce juste de devoir vendre le sucre au même prix que Carrefour ? ». Ainsi, les épiciers se retrouvent dans une bataille qui semble être perdue d’avance.
Acteur du lien social
Pourtant, tout le monde sait combien l’épicier joue un rôle central dans la vie quotidienne des tunisiens. Jamel, qui habite dans un immeuble voisin de l’épicerie de Saïd fait partie de ses clients fidèles : « nous achetons, comme tout le monde, dans les grandes surfaces, mais il y a des produits que j’achète exclusivement chez Saïd, pour le soutenir ». Il s’y rend, une à deux fois par jour, pour faire ses achats, mais aussi pour échanger. « On discute de tout et de rien, de l’actualité, du travail, de nos familles, de la vie du quartier… Il est comme un repère, les gens déménagent, changent de travail, mais lui est là, depuis 30 ans ».

En plus d’être une écoute pour les habitants, l’épicier est toujours là pour dépanner. « Dans mon cahier, je note les dettes des uns et des autres, ça peut monter jusqu’à 300 ou 400 dinars, mais je le fais qu’avec les habitués, les personnes en qui j’ai confiance », explique Saïd. Du coup, il s’organise avec ses fournisseurs, pour équilibrer sa trésorerie. Et bien sûr, il n’y a pas d’intérêts. Par ailleurs, son épicerie est devenue une véritable consigne : on y laisse ses clés, un document administratif qu’un cousin va venir récupérer, ou encore un sac, trop lourd, qu’on n’a pas envie de traîner toute la journée. Bref, tout ce qu’on ne pourrait pas faire dans un supermarché. « Dans les centres commerciaux, les gens consomment et s’ignorent. C’est le règne de l’individualisme, là où l’épicerie incarne des valeurs humaines », estime Jamel.
Il a de quoi s’inquiéter : 13 nouvelles grandes surfaces vont voir le jour dans les mois qui viennent à Ben Arous, Sousse, Sfax et Le Kef. « En y réfléchissant, je crois bien qu’à tous les points de vue, il est plus intéressant d’acheter chez les petits commerçants : à coup de communication et de marketing, les grandes surfaces nous amènent souvent à acheter au-delà de nos besoins, alors que chez l’épicier, si on y va pour acheter du fromage, de la lessive et du pain, on rentre aves ces trois produits, pas un de plus », poursuit-il. Chez Rachid, à Alain Savary, la fin de journée approche. Les derniers employés du quartier font quelques courses avant de rejoindre la station de métro. « Trois cigarettes et une bouteille d’eau s’il-te-plaît », lance un jeune homme. Rachid le sert aussitôt, puis ils échangent quelques banalités. Le jeune homme reviendra demain matin, pour les mêmes courses. Nos épiciers seraient-ils les derniers garde-fous contre une société de plus en plus atomisée ? Car indépendamment de son rôle marchand, ils continuent de cristalliser la Tunisie reliée et d’incarner la solidarité ordinaire.
le grand mange le petit ,
le lien social demeure l’angle le plus frappé par la modernité, dommage.
Oui, il faut parfois se méfier de la modernité.
Excellent article ! Celui sur les think thank était aussi très intéressant. Mais j’appellerais pas ça de “l’information positive” moi, c’est de l’information très critique et tant mieux.
Oui, vous avez raison. J’avais commencé à Nawaat avec uniquement des articles porteurs de solutions dans le cadre de la rubrique “Carnets d’Initiatives”, mais maintenant je m’ouvres à d’autres sujets.
Bravo! Madame, pour votre article, il reflète bien notre vie de tous les jours. Vous l’avez deviné, je suis épicier, mais en France, et je suis à peu de choses près confronté aux mêmes problèmes que mes amis épiciers Tunisiens. Je vous prie de recevoir mes cordiales salutations.
On peut regretter beaucoup de petits détails de la vie d’antan, celle de nos parents et de nos grands parends. Mais rien n’arrête le changement que certains appellent le progrès et d’autre la modernité. Pourtant personne ne propose d’analyse. On reste dans la description ou “information positive”et on savoure les regrets.Entre temps le rouleau compresseur du changement “négati” ou “en marche arrière”, avance inexorablement comme une fatalité? Ou sont les intellectuels conscient qui sont les phares de la société? Ou est le rôle d’éducateur du peuple des médias? Ou sont les autorités compétentes? Ou sont les technocrates? Ou sont les opposants nationalistes?…..etc..Depuis la révolution notre société s’est révélé être un véritable troupeau de “mouton de Panurge” que les capitalistes étrangers veulent nous transformer en “zombies de la consommation” pour qu’ils puissent se remplir davantage les poches.
Merci pour cette réflexion, mais je ne suis pas d’accord, il ne s’agit ni de regrets, ni de nostalgie, mais de résistance. Je ne suis pas sûr qu’on ait besoin, quoi ça ne ferait pas de mal, d’intellectuels/technocrates/autorités/médias qui proposent un autre modèle. Attendre d’eux un nouveau paradigme, c’est comme attendre Godot. Ce dont nous avons besoin, en revanche, ce sont des citoyens qui agissent à une échelle locale, et dans des domaines aussi différents que l’éducation, la culture, l’agriculture, etc, et qui proposent de nouveaux modèles. Il en existe, et c’est ce que je défend dans Carnets d’Initiatives. Vous me direz, ce sont des initiatives marginales, isolées… et bien justement : les changements radicaux de l’humanité ont commencé par l’invention de pratiques et de modèles isolés qui étaient le fait d’une minorité de personnes. Puis, un événement, un contexte particulier, a permis à ces innovations sociales, économiques ou spirituelles de se généraliser. Nous sommes le changement, disait Gandhi.
Au lieu de “regarder les choses parle bout de la lorgnette” ou essayer de “réinventer le fil à couper le beurre ou la roue”, pourquoi ne pas consulter les multiples expériences dans l’histoire des peuples qui sont la meilleure source de connaissances.On ne change pas aussi le réel (révolution) avec seulement de la résistance, mais par le combat. Et pour gagner un combat il faut une stratégie guerrière, c.à.d analyser la scène du combat clairement. Le problème de la disparition des épiceries relève d’un modèle de société dont ceux qui détiennent le pouvoir ignorent ses objectifs? Nous avons rejeté le modèle de société des islamistes. Mais nous sommes tombés dans le modèle de société occidental, celui de la société de consommation, qui est si facile à avaler.
presque un an après la publication de cet article, je viens y rajouter mon commentaire, mon point de vue.
Je ne pense pas que les Grandes ( ou moyennes ) surfaces, viendront détroner la petite épicerie du coin … surtout lorsqu’on note le niveau moyen de vie en Tunisie par rapport au salaire moyen du Tunisien … il ne faut pas non plus, projeter le modèle économique et de consommation concernant le grand Tunis sur le reste du pays.
Ca sera peut etre le cas, le jour où les grandes surface feront de la livraison gratuite sans quota chez les consommateurs avec un carnet de crédit mensuel … chose qu’on ne risque pas de voir … :)