Par Firas Mejri,
Une inquiétante étrangeté, un énième nouveau degré d’amertume et un sentiment aigu de décadence, ont visiblement manqué de frapper Moez Ben Gharbia, le directeur d’Attessia TV. Interrogé par l’AFP à propos de son émission Allo Jedda – où un journaliste (Makki Helal) et un imitateur (Migalo) font croire à un invité politique qu’il est en train de parler au téléphone avec Ben Ali – le patron de de la chaîne a expliqué que pour lui :
Ce n’est qu’une émission sans arrière-pensées politiques. Parmi les invités, il y a des gens qui sont pour Ben Ali, d’autres qui sont contre. Ce n’est que de la rigolade.
Cet argument, inhérent à l’idéologie nihiliste de la rigolade et stigmatisant toute critique comme « élitiste » était une défense prévisible pour une émission qui prépare le retour impuni de Ben Ali, comme l’ont d’ailleurs fait plusieurs avant elle (Al Hiwar Ettounsi de Sami Fehri ont été des précurseurs dans ce sens). En mimant, avec une complaisance burlesque insoutenable, l’hypothèse de la première intervention médiatique de Ben Ali, le programme est indiscutablement politique. Il est de ce fait une insulte à tous les morts, les blessés et les torturés de la dictature, abstraction faite des réactions de tel ou tel invités. Ceux-ci louent le dictateur pastiche, ou se disputent avec, dans une émission inclue dans une immense pièce de théâtre qui les maintient en vie quotidiennement, à savoir la sphère médiatico-politique en général.
Cela dit, l’acteur le plus singulier de cette représentation est bizarrement le journaliste Makki Helal, également présentateur d’un JT quotidien sur la chaine. Celui-ci utilise son statut de journaliste pour jouer un rôle. Il devient un acteur sensé mener à bien un piège, sans abandonner ses oripeaux d’interviewer. Il y a quelque chose d’ambigu dans la vision de cet homme, qui nous fixait pour nous asséner ses information « vraies », œuvrant désormais à piéger un invité « pour la rigolade ». Le téléspectateur projeté à la place du lapin est en droit de se demander si le journaliste faisait auparavant la même chose avec lui. Ce que nous dit l’émission, c’est que le journaliste, qu’on nous présentait avec sérieux comme un professionnel ancien de la BBC, est interchangeable avec un fantaisiste capable d’endosser tel ou tel rôle selon les besoins de la chaîne. Ceci est révélateur du fait que l’industrie de la télévision n’a pas de scrupule à exposer ses artifices mystificateurs en nous disant:
Nos journalistes ne font que jouer des rôles, nous n’avons que des farceurs polyvalents et polymorphes qui mentent pour se sustenter. Le présentateur du journal de 20h, à la voix virile, qui vous assénait cérémonieusement ses informations, et le rigolo qui s’acoquine avec un imitateur pour insulter des milliers de victimes de la dictature ; le journaliste censé être hanté son devoir de rapporter la vérité et l’acteur qui se paye la tête des députés et des hommes politiques dont il rapportait les nouvelles dans son journal, tout cela est la même chose : nous ne mettons en scène que des images sans âme. Dans notre monde de carton pâte à la Truman Show, tout se vaut, tout est insaisissable, toutes les structures, politiques, médiatiques, économiques, s’emboitent les unes dans les autres et s’interpénètrent pour faire marcher le travail à la chaine du spectacle quotidien.
Rien d’étonnant que ce spectacle débouche vers le stade terminal d’une émission humoristique exprimant une fascination fébrile pour Ben Ali. La légèreté de Moez Ben Gharbia n’empêchera pas le rire hideux et pétrifié de la mort de hanter l’émission. A l’arrière-plan, se réfléchit la photo d’un Ben Ali sur grand écran qui supervise cette farce comme elle supervisait les administrations du temps de la dictature. Au-delà de la simple rigolade, nous assistons au bégaiement pathologique d’une civilisation sénile déconnectée avec sa propre histoire.
C’est très facile de faire un procès d’intention, alors qu’il suffirait d’analyser le contenu d’une émission satirique.