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Dans la vie déjà, ils en bavent. Et dans l’image ? Peut-être davantage. Ici comme ailleurs, les prisonniers n’ont apparemment pas de chance. Sans forcer les portes de leurs geôles, le ministère de la Justice publie le jeudi 30 juin 2016 une photo qui fait scandale. L’image montre le ministre Omar Mansour, confortablement attablé avec ses fonctionnaires et ses hôtes dans la cour de la prison civile de Mahdia. En haut, on y voit les blocs de chair des détenus, repliés derrière les fenêtres de leurs cellules bandées. La question est pourtant  légitime : qu’y a-t-il de scandaleux dans ce bout de pellicule ? En prêtant aux vigies l’intelligence de leur curiosité, un faux scandale ne traîne-t-il pas quelque fumée ? Sans autre forme de précaution, la justice s’invite dans la lice d’une querelle des images, aux allures dérisoires et fallacieuses. Voyons voir.

Le scandale, c’est le cadre

Il semble naturel que, pour des vigies aux yeux scrutés sur le tout-venant des images, ce cliché se fasse l’exemple le plus lisible des manières dont les scandales se prêtent aujourd’hui de nouveau aux fictions politiques. Il y a à cela deux raisons. D’une part, on voudrait cette image accablante : cruelle et inhumaine, elle serait un tombeau pour l’œil. Tout se passe comme si le ministre et ses collaborateurs rompaient le jeûne, en toute indifférence aux détenus qui, mis à l’écart derrière les barreaux, les regardaient en silence. D’autre part, on préfère s’échiner à savoir ce que cette image trahit plutôt que de se demander ce qu’elle met en jeu. Le scandale porte à parler – même si le silence de la photo ne saurait suffire à en préserver la violence. Il convient pourtant de voir de plus près la scène, s’il faut savoir de quoi ce bout de pellicule est l’image.

Sur cette image mal aimée, il est pourtant possible de lire deux gestes : la communauté des détenus et des responsables de la Justice dans un même geste de mise à l’écart ; et le geste réciproque de leur séparation dans la communauté d’un même champ de visibilité. Celle-ci se confond avec la somme des malentendus auxquels elle a donné lieu. Le problème commence lorsqu’il arrive à cette image la même chose qu’aux personnages dont elle rapatrie les corps à l’intérieur du cadre : les deux sont victimes d’injustice. Dans sa tentative de mimer une bonne santé, l’institution carcérale ne saurait certes remédier, par la seule grâce du floutage visuel, à l’image sociale des détenus. Mais il suffit d’un cadrage mal pesé pour faire basculer d’un cran leur être. Le scandale, ce serait peut-être, dans les cadrages de ce genre, un peu moins de justesse en échange d’un peu plus d’injustice.

Mais le scandale est toujours en retard d’une image. Ici, il obéit moins à la force de frappe d’une visibilité supposée dure à soutenir, qu’à un iconoclasme spontané où il s’agit de faire rejoindre l’ordre du regard par les raisons de la parole consensuelle. Ce qui définit cet iconoclasme, c’est un syllogisme grimé d’une dénégation imparable : le spectacle est obscène ; la justice veut se mettre en spectacle ; ipso facto la justice est obscène. S’il n’a rien à se mettre sous la dent face à cette image, cet iconoclasme gagne ses lauriers de faculté critique en distillant une morale du visuel.

Mal interprétée, cette image serait donc scandaleuse. En vérité, ce que ce procès tient pour évidence ne va pas de soi. Il s’agit encore d’un procès en moralité dont les clauses sont aux distributions de blâmes. Cette morale divertit l’iconoclasme de lui-même : en hypertrophiant ce qui est représenté dans l’image, elle en fait un bout de réel sur lequel la justice se casse les dents. La morale suppose le tort a priori du point de vue. Mais en y rabibochant vérité et morale, en les enrôlant sous la bannière unique de l’indifférence politique, elle mesure le tort de l’image au scandale qu’elle suscite. C’est qu’il ne suffit pas de faire de cette image une preuve d’inhumanité. Il faut surtout y voir une icône de l’abjection dont il s’agit de napper le scandale d’une sauce morale pour en relever le goût. Au nom d’une nécessité d’hygiène critique, le scandale dessèche l’image. Du procès en vérité au procès en moralité, la conséquence est bonne.

Un regard de trop

Sans trahir ce qui, en cadrage serré, porte à baisser les yeux et la voix, il y a pourtant une possibilité de cette image qui la définit comme le lieu d’un autre point de vue. Sous le regard des pensionnaires de la prison, l’ennui est inégalement répartir entre le ministre et ses fonctionnaires. Ce qui s’y joue, dans le suspens de ce point de vue, c’est simplement ce qui passe entre les prisonniers et ce dont ils sont spectateurs : la possibilité de répliquer hors les murs la liberté d’une autre distribution des corps et des regards. La rançon de tout cela, car il y a rançon, c’est que cette distribution  n’est possible que si elle laisse jouer un regard de trop, s’offrant à notre jouissance ou à notre colère comme un secret qui ôte à l’image son évidence. Mais n’est-ce pas le regard même de ces prisonniers qui est de trop ici, déjouant les attributions et les hiérarchies qui organisent la scène ? N’y aurait-il pas là quelque chose comme la jouissance d’une revanche à voir le corps de la justice frappé d’impotence ?

Il est dès lors une hypothèse à formuler : ce regard de trop ne priverait-il pas le corps de la justice de son droit de regard ? Et s’il s’agissait là, le temps d’une prise de vue, de la façon dont la fiction exige son dû en politique ? Il a fallu que cette image soit retirée de la page facebook du ministère de la Justice pour que son effet fasse supporter la règle qui condamne la justice au chutier médiatique. Encore faut-il garder béate l’innocence de cette image pour que son obscénité soit, en revanche, autre chose que celle d’un faux scandale. Les mailles carcérales serrées dans lesquelles s’entassent les prisonniers sont une chose, et les parois de béton contre lesquels notre regard vient se briser en sont une autre. Ce qui navigue entre les deux, ce serait moins le signe d’un scandale que la possibilité d’une fiction – de celles, en tout cas, auxquelles convient parfaitement le mot « pornographie ». Ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Pasolini.

Sans doute, derrière la poudre aux yeux, cette photo nous rappelle-t-elle qu’une image n’est pas seulement abjecte ou innocente, mais que sa faiblesse ou ses torts peuvent toujours cacher une force. Sur ce bout de pellicule, le regard de trop de quelques prisonniers reste évidemment en attente d’une complicité secrète avec un autre œil. Mais s’il appelle à mettre le corps de la justice en fiction, c’est parce qu’il lui faut d’autres objections d’images, d’autres fictions de justice qui savent rendre plus puissant n’importe quel regard derrière les grilles d’une cellule. C’est de l’autre côté des murs, que les indésirables recommencent à nous regarder. L’autre justice ne devra donc pas être bien loin.