Zouari-couv


Qu’est-ce qui rend la disparition d’une mère aussi inquiétante que la dégradation de la couche d’ozone ? C’est une question qu’on aimerait poser sérieusement aux féministes – qu’elles soient romancières, journalistes, universitaires, ou mêmes starlettes du X. Que faire au chevet d’une mère hospitalisée, agonisant à petit feu ? Naturellement, répondent les unes, on sort les mouchoirs de poche. Que faire d’autre ? Se retenir un moment, rétorquent les autres, avant de verser des larmes salées. Fawzia Zouari a le vent dans les voiles. Romancière, universitaire et chroniqueuse à Jeune Afrique, elle opte pour une autre réponse. Le corps de ma mère, son dernier roman paru en mars 2016 (Paris, Joëlle Losfeld. Tunis, Déméter), rassemble dans le personnage de Yamna tout ce qui fait de la mère une boule à facettes idéologique. Il lui fallait, pour cela, conjuguer deux gestes : exorciser un passé qui passe mal, un passé noyauté de tabous familiaux et prélever ses figurants in extenso dans une Tunisie colonisée et indépendante.

Du vieux jeu

Avec l’obsession d’être dans le courant, le rejeton de Zouari fonctionne comme un pain sec racorni. La narratrice y épouse le débit ininterrompu qui irrigue la mémoire d’une mère malade d’Alzheimer. Encore faut-il que celle-ci soit, à plus de quatre-vingt dix ans, amoureuse d’un autre homme que son mari décédé, pour braver l’interdit. Le casting est d’ailleurs digne d’une tragédie familiale. Si la case du « mâle » ne manque pas sur l’échiquier de la mémoire de la mère, il y a surtout les femmes – la grand-mère, les sœurs ainées et analphabètes, les petites scolarisées. Sans oublier la domestique « héritière » des secrets familiaux de sa patronne. Reste Fawzia, la toute dernière de la fratrie, partie en France, et dont le travail de l’écriture va sauver de l’oubli la mémoire de Yamna. Voilà, grosso modo, qui lui suffit pour lever le voile sur le véritable visage de la matriarche.

Si Le corps de ma mère se veut dérangeant, parce qu’il déshabille la figure maternelle, il ne brûle pourtant pas les yeux. Ennuyeux, très ennuyeux au fond, le roman tombe simplement des mains. Et à lire ce récit, l’on ne peut que bayer aux corneilles. C’est du vieux jeu, à la Shéhérazade – quoique. Qu’on ne me taxe pas, toutefois, de misogynie. J’aime la tendresse de Mère Theresa, autant que l’élégance d’Anna Polina : deux grandes dames qui, comme Aziza Othmana et El Jazia Al Hilalia, croient dur comme fer que l’idée, écho du corps, ne peut être que sanguine. Sauf que l’écriture de Zouari préfère être maternellement laiteuse. C’est elle qui le dit – et l’écrit noir sur blanc.

Sans réelle inventivité, Le corps de ma mère s’entretient de liposuccions narratives comme d’implants capillaires. Zouari veut que seule la nudité de sa mère mourante, une fois ses cheveux découverts, défie la tradition. A mesure qu’il renfle ses limites, le roman se dessine à reculons, comme si Zouari passait d’une dalle funéraire à l’autre. C’est d’abord, la mort et le cortège de tabous qui l’escadre. Ensuite, c’est la religion, ses enseignements et ses interdits. Enfin, c’est le paradoxe du colonisé, celui de la résistance de l’intime à la langue étrangère. Sous le signe de ce qui cloche, c’est à la fois le corps d’une mère qui se contracte, son conte qui se jacte, et son exil qui se cataracte. Le corps de ma mère n’est que le tombeau de ces trois opérations.

Les ingrédients de la colonialité

Bien que les lambeaux de la fiction lui permettent d’extorquer à sa mère sans fard des bribes du passé, Zouari s’arrache très mal à la narratrice campée dans sa zone de confort. Elle, la « guerrière », y investit à mi-mots le pathos et la morale des guerres perdues d’avance. Si son récit exhale une odeur douteuse, il n’en regorge pas moins de clichés. Le corps de ma mère se concocte avec du folklore magique : servi par des sorcières et des djinns, il est mélangé dans la polygamie et les rivalités conjugales par des accoucheuses et couseuses d’hymens. Sans oublier les ingrédients de la colonialité, qui sont là pour émousser encore la sauce, le roman se mijote avec une bonne dose de haines et de conflits d’héritage, avant de glisser facilement dans la soupière ordinaire de l’exotisme, tenue par des vierges violées et des houris célestes. Sur le papier absorbant de la parole rapportée, Zouari ne fait pourtant que s’abriter à l’ombre d’une mémoire qu’il va falloir remplir pour le reste de sa vie – and so what ? Nous demander de « croire l’incroyable ».

Mais si l’on veut bien aller encore un peu plus loin, que resterait-il des intentions les moins finaudes ? Le corps de ma mère s’enfle à faire de l’histoire de Yamna l’arène où des mémoires s’affrontent, et des vérités s’exhument. Or dans les coulisses, Zouari joue avec les deux faces d’une même médaille idéologique : pour elle, féminisme et tradition font deux.

A cette médaille-là, toute rouillée, Zouari n’est sans doute pas la seule de sa génération, nécrosée par les affres de deux dictatures, à s’accrocher comme à une bouée de sauvetage. Ce parti pris, dans Le corps de ma mère, colle à une psychose coloniale qui se vomit à gros bouillons. De cette psychose, il semble que l’inconscient de la romancière – oui, elle en a – aime tant se gaver. Serait-ce pour cela que la critique, ravie, l’applaudit des deux mains ? Avec une complaisance décatie, elle retrouve dans le récit de Zouari le divorce, grossi à coups de banalités, entre tradition et modernité. Le corps de ma mère n’ajoute pourtant au tableau qu’un rien faisandé – si ce n’est son allégorie cousue de vignettes familiales. Le consensus idéologique, paré au mieux d’un « aplaventrisme » intellectuel, dispense Zouari d’écrire de vrais romans. Elle se contente d’un féminisme à rebours – encore que le rebours soit redondant.