Le Programme d’appui à la société civile (PASC) est l’initiative phare de la coopération européenne avec la Tunisie à destination de la société civile. Son budget s’élève à 7 millions d’euros pour la période 2012-2016. En plus des assistances techniques et des appuis financiers à des « projets pilotes », il comprend un projet mis en œuvre par European partnership for democracy. Décrit comme « une coquille vide » par ses détracteurs, dirigé par une figure de l’ancien régime, celui-ci est entaché de conflits d’intérêts, de démissions et de licenciements abusifs. Enquête.

Imed Abdeljaoued, Directeur du programme PASC Tunisie

Aux origines du PASC

Le PASC s’inscrit dans le cadre d’un programme plus vaste, le SPRING (Soutien au Partenariat, à la Réforme et à la Croissance inclusive), lancé en 2011 par l’Union européenne dans les pays Sud de son voisinage « en réponse aux événements du Printemps arabe ». Outre la « croissance durable et inclusive et le développement économique », le SPRING a pour ambition d’accompagner le processus de transition démocratique et de promouvoir la bonne gouvernance en Tunisie, au Maroc, en Egypte et en Jordanie.

Suite à la publication d’un rapport de diagnostic de la société civile tunisienne en mars 2012, l’Union européenne dresse les grandes lignes d’un Programme d’appui à la société civile (PASC), auquel est alloué un budget de 7 millions d’euros. Sa convention de financement est signée le 9 juillet 2012 entre la Commission européenne et le gouvernement.

Le PASC vise trois objectifs principaux : renforcer les capacités des organisations de la société civile et leur mise en réseau, encourager le dialogue et les initiatives communes entre la société civile et l’Etat, et réviser la réglementation concernant le travail de la société civile.

En septembre 2012, un appel à proposition est publié, avec à la clé une première enveloppe de 3,4 millions d’euros, pour « appuyer et accompagner la société civile tunisienne dans ses efforts de structuration et consolidation, afin qu’elle puisse contribuer de manière effective à la transition démocratique et à l’amélioration du contexte socioéconomique local ».

C’est l’organisation non gouvernementale European partnership for democracy (EPD), qui décroche la subvention, alliée à ses quatre partenaires locaux : l’Association tunisienne pour l’éveil démocratique (ATED), plus tard remplacée par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), l’Association tunisienne d’études et recherches en démocratie et affaires locales (ATERDAL), le Centre de formation et d’appui a la décentralisation (CFAD) et l’Ecole nationale d’administration de Tunis (ENA).

Basée à Bruxelles, European partnership for democracy intervient au Maroc, au Kirghizistan, au Ghana, en Moldavie, en Birmanie, en Egypte, en Georgie, au Zimbabwe, etc. pour y soutenir les « transitions démocratiques ». Familière des institutions et des programmes de l’Union européenne, EPD affirme son ambition de devenir l’acteur incontournable de « l’assistance à la démocratie » au niveau européen. Une fois sélectionnée, European Partnership for Democracy peut alors mettre en place le projet, qu’on appellera PASC-EPD pour faire la distinction avec le programme global PASC de l’Union européenne.

En 2013 se déroulent les recrutements pour l’Unité de gestion du programme (UGP). Après qu’une première personne ait renoncé pour raisons de santé, c’est Imed Abdeljaoued qui est nommé au poste de directeur. Cela peut surprendre, étant donné sa trajectoire.

La trajectoire trouble d’Imed Abdeljaoued, directeur du PASC-EPD à Tunis

Au début des années 2000, Imed Abdeljaoued est enseignant en économie à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis. Un de ses collègues de l’époque le décrit comme « un type ordinaire ». En 2005, il se retrouve propulsé au poste de directeur de l’Institut des hautes études commerciales de Carthage (IHEC), une des meilleures écoles de commerce de Tunisie. Il a alors parmi ses étudiants Halima Ben Ali, la fille du président. En parallèle, Imed Abdeljaoued s’investit également dans l’Association générale des insuffisants moteurs (AGIM), que présidait son frère, Mohamed Laaziz Abdeljaoued. A la mort de ce dernier en 2008, c’est lui qui en assure la présidence. Fin janvier 2011, il est contraint de quitter son poste de directeur de l’IHEC sous les huées des étudiants. Une vidéo réalisée par IHEC TV montre un cortège de plusieurs dizaines d’étudiants réclamant son départ aux cris de « dégage ! ». Il entame alors une traversée du désert de plusieurs mois.

En juillet 2011, il écrit une tribune intitulée Les hommes d’affaires, la liste de « la honte » et les « sans-culottes » ! pour se justifier d’avoir signé « l’appel des mille pour le parachèvement du projet national du président Ben Ali » en août 2010, exhortant ce dernier à se porter de nouveau candidat à l’élection présidentielle de 2014-2019.

« N’est-il pas exagéré de parler de liste de «la honte» pour ceux qui, vrai ou faux, de gré ou de force, ont appelé le déchu à se présenter en 2014 ?! […] Est-ce qu’on peut mesurer ce qu’on endure quand on est pris dans le tourbillon du pouvoir (de gré ou de force) ? Peut-on imaginer la sentence si on n’accepte pas de caresser dans le sens du poil ? A-t-on idée sur son devenir si on est ennemi du président ? De la mafia? », se lamente-t-il.

Imed Abdeljaoued admet, en termes généraux et impersonnels, avoir « accepté de caresser dans le sens du poil ». Mais il y a plus grave : des enseignants de l’IHEC lui reprochent d’avoir apposé, dans l’appel des mille, leur signature en plus de la sienne, à partir d’une liste d’émargement réalisée dans un cadre de travail. N’en ayant pas été informés au préalable, ils disent s’en être rendu compte après 2011, et cela a porté préjudice à ceux d’entre eux qui avaient alors des ambitions politiques.

Imed Abdeljaoued est prompt à retourner sa veste ; il semble aussi affectionner les positions victimaires vis-à-vis de son passé. Quelques mois après la révolution, il prend la plume pour dénoncer « l’insoutenable terrorisme exercé par Basma », l’association pour la promotion de l’emploi des handicapés présidée par Leïla Ben Ali, sur « des personnalités de tous bords » et notamment, l’AGIM, l’association qu’il préside toujours. S’exprimant à son propre sujet à la troisième personne du singulier, il concède avoir participé à des événements organisés par Basma malgré les griefs de cette dernière à son encontre.

Or, deux ans avant cette prise de parole téméraire, l’AGIM faisait partie des associations du secteur social qui publiaient une déclaration de soutien à « la concrétisation du projet civilisationnel du président de la République » et faisaient part de leur intention de s’engager à contribuer au succès des élections du 25 octobre 2009. Certains observateurs assurent même qu’il était en fait en très bons termes avec la femme du président.

Même ses ennemis lui reconnaissent certaines qualités : un tempérament de battant qui ne se laisse pas vaincre facilement, un certain flair, un sens du réseau, des capacités d’adaptation… Celles d’un homme ambitieux, qui a su se renouveler malgré la contrariété révolutionnaire. Et l’homme de l’ancien régime, qui signait fin 2010 une déclaration saluant le « rôle déterminant et avant-gardiste [du président Ben Ali] dans l’édification d’une démocratie éclairée assurant à notre pays la stabilité et le développement continu en symbiose avec une contribution populaire large et consensuelle », s’est transformé en chantre de la démocratie participative, des droits de l’homme, de la transparence et de la lutte contre la corruption à la sauce européenne. Certains atouts ont pu l’aider dans cette prouesse, notamment sa relation avec Hamadi Fehri, ancien enseignant à l’IHEC qui, début 2013, est nommé à la tête de l’ENA. Or l’ENA fait partie du secrétariat exécutif du PASC-EPD.

En janvier 2014, une filiale d’EPD est créée en Tunisie, avec pour représentant légal Imed Abdeljaoued, dirigée par Mohamed Attafi, le community manager du PASC-EPD et Nadia Bouguerba, assistante administrative du programme. Imed Abdeljaoued n’est donc pas seulement le directeur du PASC-EPD : il détient aussi les pouvoirs « d’ouverture et de gestion de compte bancaire », de « représentation auprès des autorités », de « mise en œuvre et de respect des règles internes de gestion établies par EPD », de « gestion de toutes les personnes engagées sur place par EPD », sauf contestation et révocation des contrats.

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Imed Abdeljaoued continue de s’assurer des appuis bien placés au ministère du Développement et de la Coopération internationale, au ministère des Finances et plus généralement dans les instances chargées de veiller au bon déroulement du PASC-EPD. Certains se retrouvent à la fois juges et parties. Par exemple, la personne chargée d’assurer une formation sur l’intégration régionale les 13 et 14 juin 2015 n’était autre que Mohieddine Kelila, directeur de la coopération multilatérale et régionale du ministère des Finances, faisant partie, à ce titre, du comité de suivi du programme.

Un management conflictuel

Il ne faut pas attendre longtemps pour que les premières tensions se fassent sentir. Les coordinateurs opérationnel et régionaux sont recrutés à l’automne 2013. Ils sont tous présents lors du lancement officiel du PASC, le 30 janvier 2014. Les premiers mois sont consacrés à la familiarisation avec l’équipe, à l’installation dans les bureaux régionaux de Tunis, Le Kef, Sousse, Gafsa, Tozeur et Médenine et au repérage des associations.

« C’était très flou au début, j’avais du mal à m’approprier le projet. Je demandais l’accès aux documents de référence, au cadre logique, mais on me répondait constamment qu’ils étaient « en phase de mise à jour ». On faisait beaucoup de déplacements à Tunis, pour des formations, des sessions de « team-building », on rédigeait des rapports », raconte une ancienne coordinatrice, avant de poursuivre :

Mais je n’avais pas l’impression que ce que je faisais avait un impact concret. A un certain moment j’ai senti que je gaspillais mon énergie, même si j’avais un salaire très confortable (environ 3000 DT).

« Quand je suis arrivée, j’ai ressenti qu’il y avait beaucoup de méfiance ; pas vraiment d’encadrement. Il n’y avait pas d’esprit d’équipe au sein de l’Unité de Gestion du Programme. Le directeur ne faisait rien, il était rarement là : quelques heures en fin de journée, et encore. Il n’y avait pas vraiment de vision », ajoute une de ses anciennes collègues.

Une défiance mutuelle s’instaure entre les membres de l’Unité de gestion du programme et les coordinateurs régionaux, qui n’ont pas l’impression de disposer d’une réelle marge de manœuvre. La plupart de ces nouvelles recrues ont été choisies pour leur connaissance de la société civile sur le terrain, souvent acquise lors d’une expérience militante. Leur culture politique, leur culture de travail sont très différentes de celles qui prévalent dans l’Unité de gestion du programme (UGP), notamment celles du directeur, Imed Abdeljaoued.

« Tout passait par l’oral. Ils n’envoyaient jamais d’e-mail, pour ne pas laisser de trace. Ainsi ils nous demandaient des tâches, puis nous reprochaient de les avoir effectuées, en niant nous les avoir demandées. Ils essayaient aussi de créer des tensions entre les gens : diviser pour mieux régner, le même genre de manœuvres qu’au RCD », témoigne un ancien coordinateur régional à propos de certains collègues de l’UGP. « En fait, il y avait un décalage entre ce qu’on devait transmettre aux associations et nos pratiques internes au sein du PASC », renchérit une autre. En mars 2014, la coordinatrice opérationnelle est licenciée. Celle qui lui succède commence par réaliser un diagnostic assorti de propositions, qui restent sans suite. La situation s’envenime.

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En juin 2014, lors d’une retraite d’équipe à Hammamet, le fossé se creuse entre la direction et les coordinateurs. Le 25 août 2014, 9 coordinateurs régionaux parmi les 10 rédigent une lettre collective argumentée à European Partnership for Democracy (EPD) pour réclamer le départ du directeur. EPD choisit son camp, celui d’Imed Abdeljaoued. Le 28 août, les coordinateurs envoient une lettre de démission collective.

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C’est la crise. Le directeur d’EPD Bruxelles de l’époque, Nicolas Rougy, se rend à Tunis le 2 septembre, « pour tenter de trouver une issue négociée dans le cadre du respect, du sens de la responsabilité et du dialogue, principales valeurs promues par le PASC », écrit-il. Un atelier de gestion de conflit est organisé, animé par une « experte » libanaise. Cette session se passe mal. L’ambiance est tendue. Certains coordinateurs acceptent difficilement l’intrusion de l’experte dans le conflit et encore moins ses remarques désobligeantes sur la société tunisienne : selon des témoignages concordants, elle serait allée jusqu’à justifier la « corruption du PASC » par le fait que « la société tunisienne, dans son ensemble, est corrompue ».

Aux coordinateurs qui dénoncent l’écart entre les discours et les pratiques, Imed Abdeljaoued rétorque : « vous faites partie du système » et qu’ils doivent s’estimer heureux de toucher un tel salaire pour les tâches qui leur sont demandées.

Le 9 septembre, EPD envoie une lettre aux trois coordinateurs considérés comme les meneurs annonçant la fin de leur contrat, mais aussi la décision d’engager des poursuites pour diffamation à leur encontre et la demande du remboursement de leurs salaires perçus depuis le début de la mission. Les six autres coordinateurs reçoivent une lettre qui les met en garde contre une rupture de contrat similaire, ainsi que des appels téléphoniques d’intimidation. Cinq coordinateurs sont finalement réintégrés au PASC-EPD. La coordinatrice opérationnelle décide, pour sa part, de démissionner. Il y aura ensuite d’autres démissions au cours des années suivantes.

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Le 12 novembre 2014, Laura Baeza, ambassadrice de l’Union européenne en Tunisie, écrit à Nicolas Rougy, le directeur d’EPD, lui reprochant de n’avoir pas suivi les recommandations du comité de suivi et lui signale que sa « qualification des motifs de licenciement pour faute pourrait être facilement contestée devant les tribunaux tunisiens étant donné la légèreté dont a fait preuve EPD dans ses communications écrites avec son personnel ».

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Décidément rétive aux médias, Laura Baeza met en garde contre « de possibles retentissements dans la presse qui pourraient découler de déclarations de certaines des personnes licenciées, faisant état des difficultés du projet ». Deux des coordinateurs licenciés ont effectivement porté plainte pour licenciement abusif. Deux ans après les faits, ils attendent encore un jugement.

Le PASC-EPD : quel impact ?

Sur son site internet, le PASC-EPD se targue d’avoir organisé 435 ateliers de concertation dans les 24 gouvernorats, 120 ateliers mixtes réunissant des représentants des organisations de la société civile et des acteurs publics, d’avoir impliqué 3500 associations, d’avoir créé et appuyé 36 réseaux associatifs. Une ribambelle de chiffres qui donnent le vertige, mais que certains observateurs assimilent à du saupoudrage, ce qui est courant quand l’approche quantitative est privilégiée au détriment du travail de fond.

Selon les anciens collaborateurs du PASC-EPD, l’essentiel du budget du programme est alloué aux salaires, très confortables, à la location des locaux, à la rémunération des divers consultants, experts et prestataires de services étrangers. Ainsi, une plateforme « Communauté de pratiques » qui se voulait devenir « le facebook de la société civile tunisienne » a été élaborée par une entreprise européenne, pour un budget estimé à 80 000 euros. La Tunisie ne manque pourtant pas de développeurs informatiques qui, à ce tarif, auraient probablement pu réaliser un travail plus développé, mieux adapté aux pratiques existantes, aux besoins locaux. D’ailleurs, l’engouement pour la plateforme n’a pas pris ; celle-ci est aujourd’hui inactive. Après ces dépenses généreuses, il reste peu de fonds pour la réalisation des activités ou pour d’éventuelles subventions pour les projets des associations locales.

Ce manque de moyens amène les coordinateurs à faire avec les moyens du bord. Une procédé commun parmi eux est d’insister pour que les activités des associations de leurs régions se déroulent dans leurs locaux en échange d’une pause café, afin d’y apposer le logo du PASC et de les comptabiliser dans leur bilan. Cela est facilité lorsqu’ils appartiennent aussi à d’autres associations, tout comme l’est aussi la création de partenariats et de réseaux, qui reposent alors en grande partie sur la personne du coordinateur.

Le PASC-EPD devait initialement prendre fin en juillet 2016. Sa durée a été rallongée de six mois. La subvention à EPD sera-t-elle reconduite après cela ? Rien n’est moins sûr. La délégation de l’Union européenne (UE) en Tunisie affirme que l’UE souhaite continuer à appuyer la société civile, mais qu’elle doit d’abord procéder à l’évaluation du PASC avant de savoir quelles formes prendra le futur soutien.

Le PASC n’est pas représentatif de tous les projets européens. Mais il cumule des travers qui sont relativement courants dans les projets de coopération : le recours à des consultants étrangers payés très chers malgré leur connaissance limitée du terrain, un certain laxisme vis-à-vis de l’évaluation qualitative, la prévalence de la communication sur le travail de fond, la compromission dans les jeux de pouvoir, etc. L’industrie est lucrative pour ceux qu’elle emploie, qui ont tout intérêt à ce qu’elle perdure. Tant pis, dans ces conditions, pour le « transfert de compétences », pour l’autonomisation, pour la « durabilité ». Pour ceux qui y croyaient, la pillule est amère. « J’ai perdu confiance en les structures européennes, et même dans le message divulgué », affirme un ancien coordinateur.