Plutôt crever que de parler encore du nouveau Premier ministre ! D’ailleurs, c’est bien simple, je n’ai pas écouté son discours devant le parlement. A dire vrai, j’avais l’intention de le faire. Mais en voyant sa tête de bébé mal cuit à la télévision, j’ai changé d’avis. Et puis entendre un manchot tenir des propos de grand boxeur, ça fait vraiment de la peine. Je vais donc vous parler – effleurer, devrais-je dire – d’une question qui me tient à cœur et que je ne pense pas sans rapport avec l’actualité, pour peu qu’on ne confonde pas celle-ci avec les manigances gouvernementales.

Je crois vous l’avoir déjà dit, je travaille actuellement à une bande dessinée sur la révolution. Dans le cadre de la recherche documentaire que cela implique, j’ai feuilleté ces derniers jours un livre écrit par un journaliste français, Pierre Puchot, et intitulé « La révolution confisquée ». Si par hasard, vous avez ce livre sous la main, allez à la page 211. Vous y trouverez ce commentaire inquiet d’un jeune Tunisien qui fait part au reporter des conclusions auxquelles l’ont amenées ses activités militantes au sein des « Bus citoyens » : « Prenez Mowgli, sortez-le du ‘Livre de la jungle’ et mettez-le devant une urne. Vous aurez la réaction des Tunisiens dimanche ». Dimanche, c’est le dimanche 23 octobre 2011, date des élections à l’assemblée constituante. Ainsi, après avoir sillonné le pays pour enseigner le be-a-ba de la citoyenneté, ce jeune Tunisien, désenchanté par l’expérience qu’il vient de vivre, compare sottement ses compatriotes à un enfant sauvage.

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Cette histoire a bientôt cinq ans. Peut-être même partagez-vous les sentiments de ce jeune homme qui, au demeurant, est sans doute un type tout ce qu’il y a d’appréciable. Pour ma part, je considère que les problèmes que soulèvent ses propos tels que les rapporte le journaliste ne sont pas secondaires. Depuis le début de la révolution, je suis terriblement agacé par la fleuraison d’un nombre incalculable d’initiatives et d’ONG, financées par nos « bienfaiteurs » étrangers, qui ont pour objectif de développer la « culture de la citoyenneté ». Je n’ignore pas les ambivalences de ce phénomène politique mais vu que de manière générale il est appréhendé de façon tout à fait unilatérale et avec sympathie, je fait ici le choix d’en souligner certaines dimensions généralement occultées. Le commentaire du jeune militant cité plus haut m’a incité à examiner de plus près, sans trop quand même me casser la tête, la philosophie du collectif des « bus citoyens » auquel je dois dire je n’avais jusque-là pas prêté plus d’attention que cela. Sur le net la documentation est abondante. On y trouve notamment, la « fiche-projet » qui donne un aperçu assez précis des intentions formulées par les initiateurs de ce collectif. On y lit ainsi qu’une des raisons qui justifie la démarche adoptée est « le manque de compréhension des valeurs de démocratie et de citoyenneté ». Il s’agira donc pour les « bus citoyens » de soutenir « l’éveil citoyen et l’apprentissage des valeurs démocratiques universelles de la société tunisienne ». Autrement dit, il existerait en Tunisie deux groupes d’individus, de toute évidence hiérarchisés. Les premiers sont éclairés, portent des valeurs universelles et sont donc ouverts au monde et au progrès. Les seconds sont caractérisés par un « manque » ; ils vivent dans l’obscurité, le passé et le localisme. Les premiers se devraient ainsi d’éduquer les seconds. S’il faut s’en tenir à la hiérarchisation sous-jacente à ces savoirs et à ces dispositions, j’aurais tendance en ce qui me concerne à inverser le jugement et la hiérarchie. Je dirais que les seconds sont porteurs de la révolution et les premiers de la transition démocratique.

Les « populations cibles », nous précise-t-on dans ce même document sont celles qui sont « les plus susceptibles d’être sujettes à la démagogie ». Le discours démagogique, si je ne me trompe, est un discours qui ne s’adresse pas à la raison mais caresse les gens dans le sens du poil. Et comme il est connu que les gens pauvres sont généralement plus poilus que les gens qui labes 3alihom, il va de soi qu’ils sont beaucoup plus réceptifs à la démagogie. Au lendemain d’un événement révolutionnaire comme celui que nous avons connu, on voit souvent accuser de démagogie ceux qui défendent les besoins des pauvres sans s’inquiéter des besoins des riches. Un supposé démagogue revendiquera ainsi le droit à la terre, à l’eau, à la santé, à l’éducation pour tous, à un logement et un revenu décents, un réputé non-démagogue, lui, opposera la nécessité d’être « réaliste », de se soucier du taux de croissance et de la compétitivité de l’industrie tunisienne. Dans le contexte des élections à l’assemblée constituante et très certainement dans l’esprit des « bus citoyens », caresser le peuple dans le sens du poil devait plutôt signifier faire référence à l’islam. Les « populations cibles » de la campagne de « citoyennisation » ont donc été définies comme les populations les plus sensibles à la démagogie, souffrant d’un « manque de compréhension des valeurs universelles » et, pour ces raisons mêmes, portées vers Ennahdha. Une telle approche n’est d’ailleurs pas spécifique à ce projet. D’autres projets, dans le domaine de la culture notamment, montreraient si l’on faisait l’analyse des motivations qui sont les leurs, qu’ils sont fondés sur l’idée que l’influence des courants islamiques est l’expression de l’absence d’ouverture au monde, de l’archaïsme culturel voire du « manque » de culture des populations défavorisées.

Je ne sais pas ce que vous en pensez mais je ne trouve pas non plus anodine la gradation des « formations » telle qu’elle est conçue dans ce projet, avec un « niveau de base » en arabe dialectal prévu pour les « tournées régionales » – on sait à quels groupes sociaux il est fait ainsi référence – et un « niveau avancé », en français, destinés « aux cadres, étudiants d’universités, associations socioprofessionnelles (avocats, magistrats, experts-comptables, ingénieurs, etc.) ». J’ajoute, mais vous direz que j’ai mauvais esprit, que dans la liste des membres du « comité de pilotage » figure un Européen représentant une organisation internationale qui soutien le projet. Sans doute, son rôle est-il d’éduquer les éducateurs…

Revenons aux militants interrogés par Pierre Puchot. L’une d’entre eux relate un échange, qui me semble parfaitement vraisemblable, avec une quadragénaire de Kelibia qu’elle escomptait « éduquer à la citoyenneté ». « Comment voulez-vous que je crois en quoi que ce soit ? lui assène cette femme. Les martyrs sont morts pour rien ! Et la justice ? Quand les crapules du ministère de l’Intérieur seront-elles jugées ? Et le Premier ministre Essebsi, qu’ils nous ont mis et qui est mouillé jusqu’au coup dans les magouilles et les sales affaires de Bourguiba ? » Le moins qu’on puisse dire est que la vivacité de cette réaction est l’expression d’une claire conscience politique qui n’a pas trouvé la forme qui lui corresponde dans les mécanismes et les procédures « citoyennes » ou « démocratiques » de représentation politique, telle qu’elle a été produite à travers le processus d’institutionnalisation de la révolution. L’idée d’un « manque de compréhension des valeurs de la citoyenneté » semble alors particulièrement pitoyable. Particulièrement prétentieuse paraît de même l’action qui est menée pour répandre ces valeurs, prétendument universelles, et pour en enseigner les rudiments procéduraux. La volonté de bien faire et l’ambition de rompre définitivement avec l’ère des dictatures bourguibiennes et benalistes qui guident sans doute la plupart des militants de la citoyenneté n’en restent pas moins problématiques lorsqu’elles se doublent de paternalisme et d’infantilisation des « populations cibles » et qu’elles identifient dans une forme tout à fait particulière de représentation, de participation politique et de « vivre ensemble », un modèle universel. Je sais bien qu’on me reprochera ce langage mais lorsque la horde des missionnaires de la petite bourgeoisie et des intellectuels démocratiques se jette à l’assaut du peuple révolutionnaire pour lui inculquer le catéchisme de la citoyenneté, cela n’est pas sans rappeler d’autres missions civilisatrices.

La philosophie implicite de « l’éducation citoyenne » ne se distingue guère en effet des discours sur la « maturité » du peuple, hérités de la colonisation. Dans la « fiche-projet » des Bus citoyens est formulée ainsi l’intention de « militer pour un vote responsable ou autonome », les mêmes termes qui servent à définir un adulte par opposition à un enfant. Pendant des décennies, nous avons entendu les gouvernants répéter que « le peuple n’était pas mûr pour la démocratie » et les opposants déclarer qu’au contraire le peuple était désormais mûr pour la démocratie. Au lendemain d’une révolution initiée et développée par les couches les plus déshéritées du peuple, il me paraît d’autant plus odieux de penser encore à travers le prisme de la maturité et de l’éducation à la citoyenneté. Si l’on considère qu’entre les formes dites universelles de la citoyenneté et le peuple tunisien il y a une distance que les « élites » se doivent de combler par la pédagogie alors il faut accepter l’idée que ces formes sont problématiques du point de vue même des principes démocratiques dont elles se réclament et qu’elles ne sont pas les formes à travers lesquelles le peuple veut.