Notre Premier ministre est un technocrate. On aime ça, on aime pas, le problème est ailleurs : comment peut-on demander à un technocrate de parler de ce qui est exactement le contraire de l’esprit technocratique, en l’occurrence de la culture ?  Comment demander à un représentant de la forme la plus délétère de la culture – la culture technocratique – d’ouvrir la plus importante manifestation culturelle de la capitale ? Demanderait-on à un lobbyiste de l’agriculture biotechnologique d’inaugurer un grand congrès de l’agriculture biologique et naturelle ? Je vous entends rire. Vous avez raison. Chez nous, même cela est possible. Béji Caïd Essebsi a bien ouvert le dernier congrès de la Ligue tunisienne des droits de l’homme !

Youssef Chahed, le technocrate, a donc ouvert la 27ème édition des Journées Cinématographiques de Carthage. On pourrait rétorquer que ce n’est pas en tant que technocrate que ce dernier a été invité à prendre la parole mais en tant que chef du gouvernement. C’est oublier que c’est dans une large mesure son profil de technocrate qui a valu à Youssef Chahed d’être désigné au poste qu’il occupe aujourd’hui. Du reste, dans ce type d’occasions, rien ne justifierait non plus de donner la parole à un représentant des sommets de l’Etat, ni le président de la République, ni le Premier ministre, ni même le ministre de la Culture. Ou alors à titre d’inculpés.

Dans son discours, très bref, Dieu merci, Youssef Chahed a développé naturellement une conception instrumentale de la culture. Dans sa manière de voir, la culture n’est pas importante en soi, pour soi, parce qu’elle est le lien social mais parce qu’elle doit servir à quelque chose, qu’elle doit être efficace, rentable, et que, réduite à l’état de « produit », elle se mesure, en termes de production et de productivité. Inutile d’évoquer le grand plan et la stratégie de promotion de la culture, comme vecteur de la création d’emplois et d’équilibre régional, qu’il promet pour dans quelques semaines alors que le budget du ministère de la Culture est de zéro virgule quelque chose.

Ce n’est d’ailleurs pas là-dessus que le Premier ministre a mis l’accent. En tant que chef d’un gouvernement sécuritaire, c’est une vision sécuritaire de la culture qu’il a proposée. A l’en croire, l’importance de la culture serait d’abord d’être un instrument de la lutte contre le « terrorisme  et l’extrémisme » dans la mesure où elle permettrait « l’ouverture des esprits et des mentalités ». Que le problème du jihadisme – comme tout phénomène politique et comme Youssef Chahed lui-même d’ailleurs – soit aussi une équation culturelle est presque une lapalissade. Et si elle ne l’est pas, alors il faut expliquer ce qu’on entend par cette notion de culture rédemptrice à laquelle fait référence le Premier ministre et ce que signifie cette ténébreuse « ouverture des esprits » qui lui semble être le remède à la violence jihadiste. Comme souvent, il faut craindre que la réponse à ces questions ne se trouve au nord de la Méditerranée. En France, par exemple, où se multiplient les programmes de lutte contre la « radicalisation » dont l’une des dimensions est la ré-éducation, à coup de Voltaire et autres types et typesses de son genre, des jeunes issus de l’immigration encore trop musulmans sans doute aux yeux de la République française et donc potentiellement terroristes.

Quelques mots pour finir. Youssef Chahed s’est fait chaleureusement applaudir pour cette phrase dont le caractère démagogique aurait du n’échapper à personne : « Le progrès des pays ne se juge pas seulement à l’aune du développement économique et social mais aussi à la promotion de culture ». Il aurait été bien plus juste, à mon avis, de dire ceci : « Les progrès d’un Premier ministre se juge à l’aune de sa capacité à penser culturellement l’économique et le social».