Une peinture obsessionnelle

Les clowns nous font rire. Habitués des masques ou empâtés de plâtre, on les imagine tout juste bons à torpiller les épigones du bon sens. Mais on oublie parfois qu’avec légèreté et gros nez rouge, ils prêtent leur grâce mélancolique à plus d’un visage, à plus d’un artiste. En peintre qui reprend son rythme au pas des funambules, Ibrahim Màtouss s’empare des clowns encore une fois, après Hriga en 2013 et Burning Day en 2015, pour dire les choses au premier ou deuxième degré. Balançant piste et décor comme on balance une bouée, le peintre brosse ses portraits avec un sens de l’iconoclasme que ne saurait désavouer l’apparente économie de sa démarche figurative.

D’un tableau à l’autre, le geste d’Ibrahim Màtouss ne met pas de majuscule à sa pratique du portrait. La tête d’un clown, ce n’est pas très difficile à reconnaître. Coiffé parfois d’une perruque aux cheveux un peu hirsutes, sourcils et lèvres marqués, sa signature cache souvent mal une petite larme au coin de l’œil. Mélancolie ou désespoir ? Le mot déplaît. Mais l’indécision est là. Les peintures de Màtouss le disent avec la ténacité du vide qui s’ouvre entre ses portraits et nous, mais aussi avec la retenue qui arrache au clown le visage d’une âme désolée. Contre la beauté attendrissante, c’est une peinture obsessionnelle que propose Metamorphosis. Mélancoliques mais avec bonhomie, les portraits clownesques de Màtouss disent, langue roulée-collée, ce que serait l’obsession d’un visage sous sa transfiguration. La crucifixion en série n’est pas loin.

Sobres et cruellement désenchantés, ces portraits n’omettent rien des intensités de l’affect. Ibrahim Màtouss, devant leur pathos apparent, ne sort pas son mouchoir. Sexe cloué, sa peinture dégaine l’esprit d’enfance. L’art, un joyeux foutoir ? Seulement en apparence. Sur fonds neutres, le peintre isole et duplique les visages fardés des clowns. Leurs yeux éraillés sont comme noircis au charbon. Màtouss traite ses figures comme s’il les passait au tamis expressionniste, à coups de traits libres et disloqués. Le maniérisme n’est pas son affaire. Gisant debout ou mal fagotés, les corps qu’il pyrographie sont ici sujets à métamorphoses – jusqu’au rictus qui tourne au dépit, jusqu’au visage qui s’efface pour devenir trou noir. Faut-il porter au crédit de ces figures ce que Baudelaire mettait au débit des saltimbanques : muets et immobiles, ils renoncent et abdiquent ?

La solitude, par d’autres moyens

Il est vrai que sans cette  métamorphose, il n’y aurait peut-être pas de peinture qui vaille. On objectera toutefois que cela est vrai de tout art. Sans doute. Mais pour la peinture, rien n’est moins évident. Le portrait chez Màtouss est comme la poursuite d’une ascèse ou d’une solitude par d’autres moyens. Les peintres savent qu’un clown ne vient pas seul ; encore faut-il qu’un regard l’accompagne. Du malheureux Gilles des bals masqués chez Antoine Watteau, au clown blanc du Soir bleu d’Edward Hopper, l’histoire de la peinture recueille les pierrots lunaires sous le regard étonné, parfois indifférent, de la foule. Spleenétiques, les augustes de Metamorphosis trimballent une solitude particulière dont bien peu d’artistes se payent le luxe. Ils viennent accompagnés de leur double, ou d’une chaise à la Van Gogh, en lieu et place de ces pistes sur lesquelles le funambule est roi.

Entre les clowns de Màtouss et les autres pierrots, la pantomime semble repasser en chaque tableau cette frontière traînée au noir qui fait miroiter deux visages, l’un plus accusé que l’autre, le même mais plus ou moins autre. Pas toujours en haute brosse, avec leurs bouches gouailleuse et leurs fossettes espiègles, ces clowns se rapprochent peut-être plus de celui des Feux de la rampe de Charlot, dont les yeux fendus en amande raccordaient bizarrement sa petite frimousse avec ses fesses encastrées dans une grosse caisse. Sans costumes étoilés, ils ont autant de charme que les clowns de Fellini et de Bergman, mais aussi moins de tristesse que les amuseurs de VictorSjöström. Loqueteux, ils ne déposent jamais leurs gros nez rouges au vestiaire. Et ce n’est pas la moindre de leurs qualités.

Sous l’ombre du portrait, Ibrahim Màtouss fait du clown son allié le plus sûr. Ce peintre qui se joue de l’anonymat réinvente sa grammaire plastique en troquant la toile tendue contre la chaire de bois. Mais est-ce bien le même Màtouss qui cherche les fulgurances graphiques dans la pyrogravure sur bois, là où le plasticien démaquille les visages et crucifie les corps en les précipitant à des vitesses opposées ? Aux polichinelles qui voudraient ramener leur fraise, il faut sans doute redire qu’il n’y a qu’un peintre chez Ibrahim Màtouss. Il faut surtout l’imaginer raconter en solo les mille et une métamorphoses du corps, avec Nietzsche pour guide et Ovide sous le coude.