Il y a quelques jours, certains médias tunisiens ont cru bon de relayer les protestations d’une dame qui aurait reçu des menaces de mort sur son compte facebook à la suite d’un « post » dans lequel elle déclarait son refus de porter un brassard noir et de se joindre aux initiatives organisées par son ordre professionnel en réaction à l’assassinat du martyr Mohamed Zouari par le Mossad. Quoique parfaitement anodine, cette information, si l’on considère que tout ce qui se produit à la surface du globe peut être qualifié d’information, mérite cependant qu’on s’y arrête, ne serait-ce qu’un instant.

Cette femme qui, selon ses termes, refuse d’ « être en colère » sur ordre, justifie sa position par l’appartenance de Mohamed Zouari à la galaxie des organisations dites islamistes. « Je ne peux soutenir, écrit-elle, ceux qui agissent dans l’ombre et qui s’attaquent à des pays souverains tels que l’Egypte et la Syrie, ceux qui tiennent des propos indécents à propos des femmes qui ne se voilent pas ‘3ahirat’ et nous narguent avec les 4 doigts de Rabaa en profil ». Refusant de voir en lui « un compatriote », elle reproche à Mohamed Zouari d’avoir appuyé la cause palestinienne dans le cadre d’une « vision globale d’un califat ». Elle conclut par ces mots particulièrement significatifs : « Mon pays c’est la Tunisie, mon soutien est à toute les causes justes, à l’humanité en paix ».

Si je cite longuement les arguments de cette dame, ce n’est évidemment pas pour leur pertinence – ils n’en ont pas – mais parce que j’y vois l’un des symptômes d’une grave dérive politique, sensible, de manière croissante hélas, dans certaines franges du camp moderniste et qui se manifeste par une relativisation de la cause palestinienne. Celle-ci se trouve ainsi réduite au statut de « cause juste » parmi d’autres qui autoriserait non pas à affirmer sa préférence pour telle orientation politique présente sur la scène palestinienne par rapport à d’autre – ce qui pourrait être légitime – mais à faire le tri entre les organisations palestiniennes que l’on soutient lorsqu’elles sont en butte à des attaques israéliennes et celles que l’on ne soutient pas. A la solidarité inconditionnelle avec toutes les expressions politiques que se donnent les Palestiniens lorsqu’elles s’opposent au colonialisme sioniste, se substitue progressivement une solidarité conditionnée par leurs « projets de société » respectifs, les stratégies qu’elles privilégient voire les enjeux supposés de tel ou tel Etat arabe.

Cette forme d’accommodement sinueux avec l’Etat colonial d’Israël – cette base militaro-politique occidentale dans le monde arabe – s’insinue chez nous depuis de nombreuses années, heureusement encore largement minoritaire. Dans les années précédant la révolution, étaient déjà perceptible les signes d’un certain détachement vis-à-vis de la cause palestinienne, une certaine lassitude dirais-je plutôt, conséquence sans doute du sentiment d’impuissance qui s’est emparé des peuples du monde arabe, écrasés par la succession de défaites qui a suivi la déroute de 1967, la complicité avouée ou masquée avec Israël de nos Etats et leur intégration sous une forme ou sous une autre à l’ordre impérial mondial. Je n’ai pas besoin de souligner ici à quel point la révolution arabe portait en elle de potentiel susceptible de remettre en cause la spirale des défaites et, avec la confiance retrouvée, d’ouvrir de nouvelles voies à la libération de la Palestine. La réaction contre-révolutionnaire en a décidé autrement.

Au nom de la « lutte contre l’islamisme », Hamas est devenue aux yeux de certains un ennemi équivalent voire plus dangereux qu’Israël. A la fierté d’appartenir à un monde arabe en révolution s’est substitué pour beaucoup l’orgueil d’appartenir à un « Etat-nation » illusoire. Plus grave, pour ne pas dire terriblement humiliant, s’immisce dans bien des cerveaux l’idée que le combat pour la libération de la Palestine, inscrit dans la décolonisation du monde arabe, serait un combat d’arrière-garde, mené par des forces « corrompues » ou « rétrogrades » voire, dans les termes mêmes de la propagande occidentalo-sioniste, une lutte motivée par l’intolérance religieuse, loin des « valeurs de la modernité ».

Certes, pas plus que nos gouvernants, personne n’ose se désolidariser complètement du peuple palestinien qui, jour après jour, subit les atrocités d’une colonisation génocidaire qui bouleverse la plupart de nos concitoyens. Mais, si jusqu’à la veille de la révolution les velléités « normalisatrices » s’exprimaient seulement au sein du pouvoir, désormais cette inclination, camouflée sous des arguties de toutes sortes, se manifeste plus largement au sein de nos « élites ». Beaucoup ne verraient plus d’un mauvais œil un accord, n’importe quel accord palestino-israélien, qui mettrait un terme au « conflit », ouvrirait la porte à la normalisation et, par ce biais, à une intégration plus poussée de notre pays à l’Occident moderne. Ces gens-là, je le dis comme je le pense, veulent se débarrasser de la Palestine.