Evoquer les droits des animaux dans un contexte où ceux des humains ne sont pas respectés n’est pas évident et ressemble une gageure. Fantaisiste au regard de la plupart des gens, pour qui le droit de l’animal n’existe tout simplement pas ! Selon d’autres, et de manière plus générale, l’animal est un « être inférieur » incapable de raisonnement, donc ne constituant pas un sujet de droit.

Des humains d’abord…

Bref, au mieux, nous avons des réponses générales du type : « le respect du droit de l’animal est garanti par notre culture » ! Or si de culture il s’agit, nous avons une conception hiérarchisée du monde vivant où l’homme se situe au sommet d’une pyramide hypothétique, puisqu’il est considéré comme la plus parfaite des créatures et l’héritier de Dieu sur terre, disposant de tout ce que peut offrir cette nature généreuse. Dans ce contexte, parler de l’animal est un non-sens, puisque les humains eux-mêmes sont catégorisés : tantôt divisés en croyants et mécréants, tantôt en « races » selon la couleur de leur peau, en ethnies ou autres formes « usuelles » de classification… Revenons aux humains. Dans notre culture et notre histoire, nous n’avons pas connu ce qui est aujourd’hui convenu de nommer massacre ou épuration ethnique, dans lesquels nous aurions été les victimes. Bref, c’est plutôt l’inverse que nous aurions à déplorer, puisque nous sommes descendants de ceux qui ont perpétré des massacres sur d’autres populations, telles celles originaires d’Afrique du Nord lors de la pénétration de l’Islam dans cette région du monde. Cela remonte à loin, il est vrai, mais les pratiques que nous observons ne nous touchent pratiquement pas, surtout quand ces atrocités touchent d’autres communautés (des non-musulmans). Les massacres perpétrés par les Turcs contre les Arméniens ou d’autres minorités ethniques ou religieuses (les Yézidis par exemple, ou encore les luttes des Grecs contre les Turcs, tels que relatés par les écrits de Nikos Kazantzakis2 par exemple)… Comme ces évènements se sont produits ailleurs, nous n’étions pas au courant des faits lorsqu’ils eurent lieu, et les idées de l’époque ne permettaient pas de se mobiliser contre de telles pratiques.

Encore que lorsque certains se lèvent contre toutes les formes d’esclavagisme et de traite des humains, nous nous sentons offensés, car nous ne nous considérons pas descendants des Arabes esclavagistes, même si nous revendiquons leur héritage historique. Les réactions violentes dans l’histoire immédiate (guerre israélo-arabe de 1967) qui ont provoqué un exode massif des juifs de Tunisie et de nombreux autres pays Arabes3 ne sont pas considérés par nos contemporains comme une agression contre des humains avec qui nous partageons tout sauf la religion. Globalement, nous sommes insensibles à ce qui touche ceux qui ne nous ressemblent pas, et nous n’acceptons pas les qualifications négatives de nos actes, considérant qu’ils sont légitimes et que nous sommes les victimes des autres, plutôt que des auteurs d’actes répréhensibles.

Revenons à l’histoire universelle et rappelons qu’à la suite de la seconde guerre mondiale, un colloque organisé par l’UNESCO s’est tenu à Paris en 1955, dont est issue une déclaration soulignant l’unicité de l’humanité et le non-sens des classifications des humains selon leur appartenance ethnique. La notion de « race »4 a été bannie de la littérature. Les écrits humanistes des anthropologues et ethnologues ont fait le reste pour appuyer l’unicité de l’humanité et critiquer toutes les positions qui tentent de différencier les humains sur la base de leur couleur de peau ou de tout autre critère ségrégationniste.

Chez nous, ce genre de discussion n’a pas droit de cité et la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 à Paris est considérée comme un luxe que toutes les dictatures feignent d’ignorer jusqu’à aujourd’hui. Chez nous, sont-ils nombreux à l’avoir lue et se l’imposent-ils comme règle de conduite ? Nous posons ce genre de question simplement parce que, d’après nos observations, nombreux sont ceux qui s’en réclament et ne la respectent pas, ayant des pratiques qualifiables pour le moins de discriminatoires ! Les discours régionalistes, les oppositions aux droits des minorités linguistiques ou à ceux des femmes ou encore des jeunes sont autant d’expressions de ces formes que l’on peut qualifier sans détour de racistes. Rappelons à ce propos le dernier acte raciste anti-noir contre des étudiants en Tunisie, et les nombreux mouvements de contestation contre cette forme de racisme dans certaines régions du pays. Que dire alors de l’animal dans ce contexte ?

De l’animal ensuite !

Dans le contexte de ce qui précède, disons que parler du droit des animaux a tout son sens, surtout que l’humanité nous a devancés sur ce sujet. En effet, le droit des animaux se base sur une donnée fondamentale en biologie, à savoir que le monde animal n’est pas hiérarchisé et que l’homme n’a rien de plus en tant qu’être biologique que le reste des animaux ! La vision religieuse selon laquelle l’homme est l’héritier du divin sur terre est dépassée depuis le développement des thèses sur l’évolution du monde vivant.

L’écart entre notre vision du monde et celle qu’adoptent les « autres » vient du fait que nous refusons la thèse de l’évolution du monde vivant, considérant que Darwin « a développé une théorie que la science moderne réfute ». Tel un stéréotype répété à souhait et n’ayant pas besoin de démonstration, on accuse la science de se positionner par rapport aux dogmes religieux. Une question pareille à celle posée plus haut est la suivante : combien parmi ceux qui s’opposent à la théorie de l’évolution ont lu l’œuvre maîtresse de Darwin, « De l’origine des espèces » ? Il s’ensuit tout simplement que les discussions sur ce terrain se situent à des niveaux complètement différents, à savoir celui de la science, par définition réfutable, et de la religion, immuable. Si, dans la chrétienté par exemple, on a parlé de créations successives lorsqu’on a découvert des fossiles datant de périodes géologiques différentes, les musulmans étaient absents de ces débats, car ils n’étaient pas présents dans la scène de la production scientifique à l’époque. Les thèses évolutionnistes sont rejetées en bloc, et même si certains ont tenté de substituer le résultat de cette évolution de « la persistance du plus apte » à « la persistance du plus beau »5, comme si la beauté avait un sens dans la nature ou certaines créatures « laides » étaient vouées à la disparition !

Pour revenir au sujet du droit des animaux, disons qu’une des conséquences des travaux scientifiques est que l’espèce humaine ne dispose pas du droit d’user et d’abuser des animaux. De nombreux mouvements de contestation des modes d’élevage moderne – porcheries, poulaillers, abattoirs, etc. – n’ont pas eu d’équivalent dans notre monde. Toutefois, les résultats de ces mouvements ne sont pas encore clairs, car de nouveaux problèmes ont surgi, conséquence des activités humaines, tels que la mortalité massive des abeilles que nous ne connaissons pas encore – jusqu’à quand ? – ou la survenue épisodique d’épidémies, telles que la grippe porcine ou la grippe aviaire. Ils ont posé le problème du bien-être animal, longtemps ignoré avec le développement des sociétés modernes et leurs élevages industriels. Nous restons dans ces cas là à la traîne, dépendants uniquement de ce qui se passe en Europe ou ailleurs. Et si des maladies de ce genre se produisaient ou naissaient chez nous, quelles seraient nos réactions ? Accepterions-nous comme fatale la mortalité de nos semblables suite à un dérèglement quelconque de notre environnement ?

La question du droit de l’animal ne s’est pas arrêtée à ce stade, et le milieu académique a franchi un cap en s’imposant des normes éthiques dans le traitement des animaux utilisés dans la recherche. D’ailleurs, la plupart des revues académiques imposent des normes éthiques explicites et auxquelles les différents auteurs doivent se conformer. De nombreuses universités disposent de Comités d’éthique pour statuer sur des sujets ayant trait au droit de l’animal ou d’autres questions de ce genre. Nous… nous sommes encore à la traîne, et ne disposons pas d’équivalent de ce genre de structure, même au niveau national ! Reste que chaque fois qu’un sujet brûlant émerge (tel que l’expérimentation sur les cellules souches, le clonage animal…), les médias se contentent de consulter des religieux, comme si le sujet les intéressait au premier plan, ou que ces derniers étaient au fait des débats qui secouent la communauté scientifique !

Le respect de la vie des animaux, et de la vie tout court, est une des questions sur lesquelles nous nous devons de nous interroger, au regard des pratiques banales de nombreux d’entre nous. Parmi ces pratiques, citons quelques exemples :

  • Certains animaux sont systématiquement tués une fois trouvés dans le milieu naturel, parfois bien loin de toute présence humaine, au prétexte qu’ils constituent un danger qu’il faudrait veiller à endiguer. C’est le cas notamment des serpents qui sont tués là où on les trouve !
  • Un grand nombre d’espèces sont chassées pour agrémenter les cages de certains. C’est le cas les oiseaux chanteurs dont des milliers d’individus sont chassés chaque année et vendus sur des marchés, au vu et su de tout le monde. A ce propos, on a réussi à décimer le chardonneret, un petit passereau qui était abondant il y a une trentaine d’années et dont l’avenir des quelques maigres populations survivant quelque part est des plus incertains. Certains petits oiseaux sont capturés lors de leur migration dans les oasis, et la pratique est banale au point que les gens s’étonnent quand on leur demande d’arrêter de s’adonner à de tels « jeux » !
  • Les espèces de gibier ne sont pas en reste, car on a pratiquement décimé de nombreuses populations de lièvres et de perdrix, pour ne citer que ces deux exemples. Les personnes incriminées dans ce cas sont les braconniers et une partie des chasseurs qui s’adonnent à la chasse en dehors des périodes réservées à cette activité et capturent bien plus que la loi n’autorise.
  • L’outarde houbara est l’emblème de l’espèce persécutée par ceux qui s’adonnent à sa chasse et la poursuivent dans ses refuges. Les chasseurs de certains pays du Golfe qui viennent la chasser avec la complicité de certaines autorités (lesquelles ?) contribuent à décimer ce qui reste. L’espèce a pratiquement disparu de nombreuses régions qu’elle a fréquentées par le passé.
  • Les gazelles des dunes et dorcas sont poursuivies par des motos équipées de radiateurs dans le sud tunisien, au Sahara, et ont pratiquement disparu de plusieurs zones où elles sont chassées.
  • D’autres espèces sont persécutées pour des raisons « traditionnelles » ; c’est le cas de la tortue mauresque et du caméléon. Ces deux espèces sont capturées et vendues vivantes ou desséchées – cas du caméléon, soit pour les « élever » – la tortue, ou les consommer, afin de traiter des maux que ne connaissent que ceux qui les consomment.
  • Certaines espèces sont chassées activement pour être vendues vivantes ou empaillées aux touristes. C’est essentiellement le cas du varan du désert, de nombreuses espèces de couleuvres ou de vipères. Une des dernières « trouvailles » consiste à faire bouillir des tortues vivantes pour leur enlever leurs carapaces, les vernir et les vendre à des touristes, nationaux ou étrangers.
  • Les rapaces, qui se raréfient un peu partout dans le monde, sont chassés pour être exposés et pris en photo, contre rémunération, dans des cités touristiques. De nombreuses espèces sont concernées par cette pratique, notamment la buse féroce, le faucon pèlerin, le milan noir, de nombreuses espèces d’aigles…
  • Les amphibiens ne sont pas épargnés, car des milliers d’individus sont capturés chaque année pour faire l’objet d’expérimentation dans les écoles et les universités…

Inutile de multiplier les exemples. Il ressort de ce qui précède que nombreuses de ces pratiques sont hors du temps, et que le respect de la vie animale est un des impératifs de la civilisation moderne. Nous ne pouvons pas vivre en dehors du temps et fermer l’œil sur des pratiques récusables à tous les niveaux.

Un certain nombre d’actions ou de pistes d’action pourraient se concrétiser, auxquelles tout militant pour le droit à la vie doit se conformer, à savoir :

  • La création d’un ou plusieurs centres de soins pour les animaux (non domestiques) blessés et retrouvés dans le milieu naturel, sachant qu’un centre pareil pourrait être géré par une ou plusieurs associations,
  • l’intégration dans les programmes d’enseignement du concept du respect de la vie et de la non-centralité de l’homme (en tant qu’espèce biologique) dans le monde vivant,
  • la lutte contre toutes les formes de massacre inutile d’êtres vivants. Ceci passe essentiellement par l’éducation des jeunes à ces normes, pour bannir des pratiques dont tout être humain aurait honte.

Nous rappelons qu’il est inutile de promulguer des lois qui n’émanent pas d’une évolution sociale. Nous le voyons dans les attitudes dominantes envers le milieu naturel6.

Il est temps pour que de nouveaux paradigmes soient intégrés dans notre société, pas seulement en raison du fait qu’elles ont été adoptés ailleurs (tels que celui de la modernité, cher à nombre de nos contemporains), mais simplement parce qu’ils sont justes et qu’ils sont le résultat d’une évolution saine de l’humanité. Défendre le droit de l’animal ne contredit en rien la défense du droit humain dans ses dimensions multiples. Dire que l’espèce humaine est une espèce biologique n’est pas réducteur7, mais replace l’homme dans ses dimensions naturelles. La grandeur de l’homme vient du fait que c’est la culture qui l’a façonné et a été la source de la multitude des civilisations humaines auxquelles nous appartenons… Nous sommes tout simplement appelés à nous réconcilier avec la nature et à ne pas contribuer à la disparition d’espèces dont nombreuses sont celles qui dépendent de nous. Défendons-les alors !

Notes

  1. Voir le Monde diplomatique de janvier 2017, Les Yézidis1, éternels boucs émissaires, page 12.
  2. Lire par exemple, La Liberté ou la Mort de cet auteur.
  3. Voir le numéro de Qantara n° 95 « Juifs du proche orient XIX-XXe siècle », avril 2015.
  4. Voir l’ouvrage de C. L. Strass, « Race et histoire » paru en 1952 et réédité en 1987, accessible sur internet.
  5. Essai du fameux Egyptien, Mustapha Mahmoud auquel les islamistes « éclairés » se réfèrent.
  6. Lire, entre autres, Michel Serres, Le Contrat naturel.
  7. Lire Jacques Ruffié, De la biologie à la culture, François Jacob, Le jeu des possibles, mais aussi les écrits d’Albert Jacquard, de Jacques Monod, d’Ernst Mayr…