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Les trois premières auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD), organisées en novembre, décembre 2016 et janvier 2017 se sont déroulées dans un contexte d’hostilité non camouflée des hautes sphères politiques et gouvernementales manifestée par le boycott visiblement concerté des trois présidences et des milieux politiques et économiques alliés ou proches du pouvoir.

Ahmed Ben Mustapha (Photo : Instance Vérité & Dignité)

Parallèlement, une campagne médiatique – orchestrée et relayée par des hommes politiques, des journalistes et des médias connus pour leur proximité avec les milieux oligarchiques, politiques, et économiques complices de l’ancien régime et susceptibles d’être publiquement mis en cause par les victimes – a de nouveau tenté de remettre en selle le débat supposé dépassé sur le bien fondé et l’opportunité de l’IVD ainsi que l’utilité de la justice transitionnelle.

Ce faisant, une propagande d’un autre âge – ciblant l’institution et la justice transitionnelle – a essayé de caricaturer les auditions publiques, présentées comme étant une réhabilitation d’une forme de « justice populaire » basée sur le lynchage médiatique public de personnes privées du droit élémentaire de répliquer et de se défendre.

Dès lors, tout a été déployé pour occulter la mission centrale de l’IVD en tant qu’institution constitutionnelle et en tant qu’étape obligée vers la réconciliation nationale et la préservation de la mémoire collective nationale sur les dérives des pouvoirs publics et les atteintes aux droits de l’homme depuis l’indépendance.

Il convient de rappeler, à ce propos, les efforts initiés au plus haut sommet de l’Etat dans une vaine tentative de vider le processus de la justice transitionnelle de toute substance par le biais du projet de loi controversé sur la « réconciliation économique ».

S’agissant du contenu et de la portée des témoignages, il est difficile de nier leur importance dans le contexte politique extrêmement critique que traverse la Tunisie. En effet,  il a été démontré, pour la première fois dans un pays arabe, qu’une instance constitutionnellement dotée des attributs de l’indépendance peut mener, tant bien que mal, sa mission, contre vents et marées et en dépit de l’absence de soutien des pouvoirs publics, voire contre leur volonté.

En effet, il ne faut pas perdre de vue que la diffusion de ces témoignages et l’intérêt incontestable qu’ils ont suscité au plan national et international porte un coup fatal aux tentatives effrénées déployées par la contre révolution de réhabiliter l’ancien régime dans l’inconscient collectif des Tunisiens et de leur faire oublier ses crimes, ainsi que la responsabilité qui lui incombe dans l’effondrement économique de la Tunisie.

Ma part de vérité sur les dérives de l’ancien régime

Personnellement, j’ai été convié à présenter mon témoignage en date du 18 décembre 2016 dans la catégorie représentative des personnes victimes de procès inéquitables orchestrés par l’ancien régime. Il s’agissait de démonter les procédés et les mécanismes à travers lesquels sont instrumentalisées par la présidence de la République les institutions politiques, administratives, judiciaires et médiatiques, dans le but de punir et de détruire un fonctionnaire public, en l’occurrence un ambassadeur, jugé peu coopératif dans l’accomplissement de basses besognes au profit des membres de l’ex famille présidentielle.

D’emblée, j’avais estimé que l’essentiel de mon témoignage ne devait pas se réduire à relater les péripéties de la grave injustice à laquelle je suis confronté ainsi que ma famille depuis 2006, avec la connivence des pouvoirs publics et des hautes instances étatiques. Mon souci majeur a été de mettre à profit cette expérience douloureuse et l’opportunité historique qui m’était offerte de témoigner en public, pour en tirer les enseignements et les conclusions susceptibles d’éclairer l’opinion publique sur les raisons profondes ayant rendu possibles de telles ignominies et de tels abus.

En effet, l’objectif central de ces auditions publiques devrait être, à mon sens, de démonter et de dénoncer les mécanismes du système de corruption, de noyautage et de détournement des institutions de l’Etat et des potentialités de la Tunisie au bénéfice de la famille présidentielle et de l’oligarchie dominante et privilégiée proche de l’ancien régime.

Le drame de la Tunisie est que cette caste oligarchique n’a jamais été destituée et qu’elle conserve un grand pouvoir d’influence dans les hautes sphères du pouvoir. À la faveur d’une conjoncture politique faite de complicité et de connivence des pouvoirs publics et des milieux affairistes proche de l’ancien régime, elle a réussi, après la révolution, à reconduire ce système à son profit, ce qui explique la mise en échec de tous les efforts entrepris dans la lutte contre la corruption, en particulier celle liée à la fuite des capitaux et à la récupération des avoirs volés.

C’est pourquoi j’ai consacré l’essentiel de mon témoignage à dévoiler les procédés utilisés par l’ancien régime, après sa mainmise sur le pouvoir, pour faire main basse sur la diplomatie tunisienne, l’affaiblir et la convertir en outil de propagande, tout en la dépouillant d’une partie essentielle de ses prérogatives économiques ainsi que de ses attributions liées à l’information et à la représentation.

De même, j’ai mis en exergue le recours aux immunités diplomatiques et à l’instrumentalisation des ambassades dans des opérations criminelles de détournement vers l’étranger, avec des complicités tunisiennes et étrangères, de fonds au profit des membres de l’ex famille présidentielle.

En outre j’ai dénoncé la corruption et la déprofessionnalisation de la diplomatie tunisienne, ainsi que les dérives de la politique étrangère dans le sens d’une insertion irréfléchie dans la mondialisation concrétisée par une ouverture économique et commerciale inconsidérée et déséquilibrée sur l’Union Européenne, au détriment des intérêts supérieurs de la Tunisie.

Reconduction des politiques et des procédés de gouvernement de l’ancien régime après la révolution

De même, il fallait démontrer que, même après la révolution, les nouvelles autorités n’ont pas respecté leurs engagements d’introduire les réformes nécessaires et de rompre avec les pratiques de la dictature pour que de telles injustices ne puissent plus se reproduire. En effet, le souci majeur de tous les gouvernants post révolution a été de se maintenir au pouvoir par tous les moyens, quitte à reconduire, à peu de choses près, les mêmes politiques et les mêmes procédés de gouvernement et de gestion des affaires publiques.

Et c’est ce qui explique l’absence de volonté politique – constatée sous tous les gouvernements post révolution – de mener à bien la politique de lutte contre la corruption, pourtant officiellement considérée comme étant à l’avant-garde des priorités gouvernementales.

En outre, les pouvoirs publics post révolution se sont particulièrement acharnés à garder le contrôle de l’appareil judiciaire et à empêcher la mise en place d’une autorité judiciaire indépendante conformément à la constitution.

Parallèlement, ils ont œuvré à geler les efforts initiés au début de la révolution dans le domaine de la lutte contre la corruption, ce qui s’est traduit par le gel des poursuites engagées contre les symboles de l’ancien régime ainsi que les membres de l’ex famille présidentielle.

D’où le blocage de tous mes recours administratifs et judiciaires à l’encontre des responsables de l’ancien régime et au sein de l’administration impliqués dans la destruction de ma carrière et de la tragédie infligée à toute ma famille, en dépit de la gravité des faits et des agissements avérés qui leur sont reprochés.

Scandale politico-judiciaire doublé d’un déni de justice

D’ailleurs, j’ai tenu dès le départ à situer cette affaire dans son contexte en soulignant l’instrumentalisation par la présidence de la République – par le biais de l’ex-ministre des affaires étrangères sous la dictature Abdelwahab Abdallah – de l’administration, de la justice et des médias à mon encontre au motif que je ne m’était pas déplacé en tant qu’ambassadeur afin de faire bénéficier l’ex famille présidentielle des privilèges et des immunités diplomatiques dans des opérations illicites de transferts massifs de devises vers Dubai.

En outre, j’ai expliqué comment la couverture et les immunités diplomatiques ont été mises à profit par l’ex ministre des affaires étrangères Abdelwahab Abdallah dans des opérations massives de fuite de capitaux au profit des membres de l’ex famille présidentielle.

De même, j’ai tenu à démontrer la connivence des autorités post révolution avec l’ancien régime du fait qu’elles ont empêché ma réhabilitation administrative en réaction à mes recours judiciaires sus mentionnés. Ce faisant, tout s’est passé comme si j’avais été sanctionné et pénalisé pour avoir dénoncé et traîné en justice les symboles de la dictature et leurs serviteurs zélés.

Et c’est dans ce cadre que se situe le retrait de ma candidature, pourtant acquise, au poste de représentant de la Ligue Arabe à Tunis, en guise de réponse à l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre de Abdelwahab Abdallah et Jalila Trabelsi ainsi que des fonctionnaires administratifs du ministère des Affaires étrangères impliqués dans cette injustice.   Par ailleurs, j’ai souligné les obstacles administratifs et judiciaires empêchant l’établissement des responsabilités dans cette affaire ainsi que les lenteurs injustifiées et inexplicables de l’instruction judiciaire, qui traîne depuis 2012 et 2013 tant sur le plan pénal qu’administratif. D’où le blocage des multiples démarches destinées à me réhabiliter et à me rétablir dans mes droits.

Mai j’ai tenu à ce que mon témoignage ne soit pas seulement le cri d’alarme d’une des victimes de la dictature, destiné à sensibiliser les autorités publiques afin que les mesures adéquates soient prises pour me rendre justice au niveau administratif et débloquer les procédures judiciaires initiées à l’encontre des personnes impliquées dans ce grave scandale administratif et judiciaire doublé d’un déni de justice.

Les dérives de la politique étrangère de l’ancien régime et leurs implications négatives sur les intérêts de la Tunisie

Beaucoup ont été surpris de constater que mon témoignage ne s’est pas limité à l’évocation des péripéties et des vérités cachées liées à cette tragédie. En effet, j’ai tenu à mettre à contribution cette opportunité historique pour mettre à nu les causes profondes ayant rendu possible de tels abus, qui ne se sont pas limités à des détournements massifs de fonds vers l’étranger au profit de l’ancien régime en ayant recours aux immunités diplomatiques.

En effet, il fallait mettre en évidence l’un des forfaits majeurs de la dictature, à savoir les graves préjudices occasionnés aux intérêts de la Tunisie du fait de la déprofessionnalisation de la diplomatie tunisienne et de la confiscation de ses attributions essentielles, touchant notamment à la coopération internationale ainsi que la perte de la souveraineté décisionnelle de la Tunisie dans la détermination de ses choix économiques et diplomatiques.

En outre, j’ai évoqué la mainmise de l’ex famille présidentielle sur les grands projets d’investissement initiés avec les Emirats Arabes Unis lors de ma période d’exercice en tant qu’ambassadeur ainsi que la corruption liée à ce dossier et ses retombées négatives sur la coopération et l’image de la Tunisie dans les pays du golfe.

Mais compte tenu de l’importance de ces problématiques, je me propose de les évoquer plus longuement dans la seconde partie de cet article dont la finalité profonde est de contribuer à préserver la mémoire nationale relative aux faces cachées de la dictature ainsi qu’à ses crimes politiques et économiques perpétrés à l’encontre du peuple tunisien et de ses intérêts fondamentaux.